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Quand la nourriture inquiète : l’apparition du syndrome de l’intestin irritable

Il faudrait voir leurs visages, ces gens qui, chaque matin, se demandent si manger du pain sera le déclencheur d’une journée de douleurs. Le syndrome de l’intestin irritable, longtemps fantasmé comme minime – « ce n’est qu’un ventre capricieux, rien de grave » – est soudain devenu un tsunami invisible qui emporte le quotidien. Le malaise s’immisce partout. Estomac noué, urgence de courir aux toilettes, absence coupable aux réunions, confidences gênées. Statistique brute : 5 à 10 % de la population mondiale, des millions d’histoires, la peur au ventre. Et le premier réflexe, sacralisation moderne : c’est le gluten, c’est le blé. On pointe, on bannit, on essaie de survivre.

On ne sait plus où donner de la tête. Pour les uns, l’exclusion du gluten sonne comme une délivrance – la routine respirable revient, le corps cesse de hurler. Pour d’autres, rien ne bouge, pire encore, la privation amplifie le ressenti du vide, de la frustration. Chacun s’accroche à un remède, ou à un coupable. Mais la vérité, cette grande absente, ne s’invite jamais franchement. Chaque bouchée devient soupçon, chaque menu une épreuve.

Il plane un climat d’angoisse. Le médecin hésite, le diététicien s’agace : comment trier, dans ce nuage de plaintes, la vraie intolérance, le syndrome fonctionnel, la cécité psychique face à un ventre trop bruyant ? Tout se mêle. Trop facile d’accuser le pain. Trop simple d’en faire le bourreau commun. Les questions s’accumulent, et personne ne semble prêt à abattre la carte des certitudes.

Des tests à la révolte : où commence le vrai dossier médical ?

Là où la maladie cœliaque est tranchée net, avec ses anticorps, sa biopsie, ses lésions intimes de l’intestin, le SII (syndrome de l’intestin irritable) traîne son cortège de doutes. Ici, aucun test sanguin, aucune preuve organique pour clore le débat. Tout se décide par exclusion, négociation, flair clinique. Les patients cœliaques ne transigent pas – le gluten les détruit, c’est visible, imparable. Mais les autres, la foule des SII, voguent au gré d’hypothèses, de larmes, de retours en arrière, d’espoirs vite déçus. On leur promet une vie meilleure sans blé ; parfois la promesse tient, parfois elle s’évapore, laissant place au scepticisme.

Comme souvent dans le domaine de la santé digestive, la frontière du réel se brouille. Un patient sur trois développe une forme d’orthorexie : la peur maladive de mal manger, l’envie impossible de tout contrôler. L’alimentation devient un terrain d’expérimentation, de panique parfois, de comportements presque superstitieux. Les médecins le savent : derrière chaque demande de test, il y a une peur de l’échec, voir de la condamnation sociale. Qui veut encore avouer qu’il mange du pain sans être jugé ?

Ce n’est plus la maladie qui fait souffrir, c’est le doute. La famille s’inquiète, le conjoint soupire, les collègues ironisent. On guette la prochaine annonce miracle, le prochain pain sans gluten, la barre magique végétale à digérer sans tourmenter l’intestin. Jusqu’à quand tiendra-t-on cette posture de suspicion alimentaire généralisée ?

Quand gluten et blé deviennent les suspects idéaux : retour sur un emballement collectif

C’est une obsession. La société diabétise et sanctifie à la fois le gluten et le blé. Les supermarchés regorgent d’allées « sans », le marketing flaire la moindre angoisse. La science, pourtant, temporise. Les études les plus récentes démontrent l’absence de différences notables, pour la majorité des personnes atteintes du SII, entre la consommation ou non de gluten, de blé, ou d’un placebo. Rien ne justifie la généralisation de l’exil alimentaire – une grande partie des patients qui jurent être « libérés » du gluten vivent en réalité un effet nocebo, une autocondamnation mentale agissant comme véritable générateur de troubles.

Mais la peur est plus contagieuse que la rigueur. Qui ne connaît pas un proche, un collègue, un influenceur vantant la « renaissance » une fois le « poison du blé » évacué de son assiette ? La défiance, ça se vend. Au point d’occulter toute subtilité : on confond la maladie cœliaque avec la simple gêne, le trouble avec la pathologie, on gomme la nuance. Résultat : on multiplie les restrictions, les régimes survendus, le sentiment d’isolement.

Or, derrière la condamnation du gluten, bien souvent, se cachent d’autres fauteurs de troubles : les FODMAP, ces glucides fermentescibles qui, eux, jouent pour beaucoup les rôles de déclencheur de douleurs digestives. Mais allez donc vendre une barre « pauvre en FODMAP » à la place d’une pub « sans gluten » : ça fait moins rêver.

Je prends une inspiration longue devant la complexité de ce bazar alimentaire. Parfois, j’ai honte d’avoir guetté, moi aussi, le logo « gluten free » sans savoir. J’ai souvent voulu, en croquant mon pain au levain, annuler mes inquiétudes par une bouchée bien réelle, solide, histoire de tromper le doute. Mais il revient, solide, plus costaud, chaque fois qu’une douleur me traverse, me rappelant que dans le corps, la science et l’esprit font rarement alliance. Avouons-le : on aimerait tant trouver LE coupable idéal… Mais l’intestin, lui, se joue de nos raccourcis.

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