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Introduction

Il avait promis de réunir l’Amérique. De la rendre grande à nouveau. De transcender les divisions partisanes pour restaurer la fierté nationale. Mais neuf mois après son retour triomphal à la Maison Blanche, Donald Trump a réussi l’exploit inverse: il a transformé les États-Unis en un champ de bataille idéologique où 64 pour cent des électeurs estiment que le pays est désormais trop divisé pour résoudre ses problèmes. C’est une augmentation stupéfiante par rapport aux 42 pour cent qui partageaient ce pessimisme en 2020, à l’apogée de la pandémie. En d’autres termes, les Américains se sentent plus fracturés sous Trump en 2025 qu’ils ne l’étaient pendant COVID, pendant les émeutes raciales, pendant le chaos sanitaire. Comment en est-on arrivé là? Comment un président élu démocratiquement peut-il systématiquement détruire le tissu social de son propre pays?

La réponse tient dans une stratégie délibérée de gouvernance par le chaos. Trump ne cherche pas à rassembler — il cherche à dominer. Il ne construit pas de consensus — il écrase la dissidence. Depuis janvier 2025, il a purgé plus de 300 000 fonctionnaires fédéraux dans ce qui constitue la plus grande liquidation de la fonction publique américaine de l’histoire moderne. Il a militarisé des villes comme Chicago et Los Angeles, envoyant des troupes de la Garde nationale tirer sur des civils non armés. Il a étiqueté ses opposants politiques comme « l’ennemi intérieur », provoquant des vagues de manifestations massives où des millions d’Américains descendent dans les rues sous la bannière « No Kings » (Pas de rois). Et pendant que le pays brûle métaphoriquement — et parfois littéralement —, Trump alimente les flammes avec des tweets incendiaires, des purges institutionnelles, et une rhétorique qui rappelle davantage les régimes autoritaires que la plus vieille démocratie du monde. L’Amérique n’est plus une république unie. C’est un empire fragmenté gouverné par un empereur sans frein.

La polarisation mesurée scientifiquement

Les chiffres ne mentent pas. Un sondage du New York Times et de l’Université Siena publié début octobre 2025 révèle que 64 pour cent des électeurs inscrits pensent que les États-Unis sont trop politiquement divisés pour résoudre les problèmes nationaux, contre seulement 33 pour cent qui croient encore que le système politique peut fonctionner. En septembre 2020, ces proportions étaient respectivement de 42 et 51 pour cent. Autrement dit, en cinq ans — et surtout depuis le retour de Trump au pouvoir —, la confiance dans la capacité du système américain à s’autogérer s’est effondrée. Plus inquiétant encore, 41 pour cent des Américains refusent maintenant de décrire leur pays comme « démocratique », incluant 52 pour cent des démocrates et 40 pour cent des indépendants. C’est colossal. Près de la moitié du pays ne reconnaît plus l’Amérique comme une démocratie fonctionnelle.

Cette polarisation ne se limite pas à des désaccords politiques ordinaires sur les impôts ou la santé. C’est une fracture identitaire profonde. Les démocrates et les républicains ne vivent plus dans le même univers informationnel. Ils ne consomment pas les mêmes médias, ne fréquentent pas les mêmes commerces, n’habitent pas les mêmes quartiers. Les partis politiques sont plus idéologiquement divisés qu’à n’importe quel moment des dernières décennies. Les votes au Congrès tombent strictement selon les lignes partisanes — zéro coopération, zéro compromis. L’éducation est devenue un marqueur politique: les démocrates attirent les diplômés universitaires, les républicains les non-diplômés. Ces divisions ne sont pas culturelles — elles sont structurelles, ancrées dans l’économie, la géographie, la race, la religion. Et Trump exploite chacune de ces failles avec une précision chirurgicale, sachant qu’un pays divisé est un pays qu’il peut contrôler.

Trump identifie ses ennemis comme « l’ennemi intérieur »

La rhétorique de Trump a franchi un seuil dangereux. Il ne critique plus simplement ses opposants politiques — il les déshumanise. Lors de multiples événements publics et sur Truth Social, Trump a qualifié les démocrates d’« ennemi intérieur », un terme chargé d’implications totalitaires. Pas juste des adversaires. Pas juste des rivaux. Des ennemis. Cette terminologie n’est pas innocente — elle est empruntée directement au lexique des régimes autoritaires. Mao parlait des « ennemis du peuple ». Staline purgeait les « ennemis intérieurs ». Trump recycle cette sémantique pour légitimer la répression de la dissidence. Et ça fonctionne. Sa base MAGA, convaincue que les démocrates veulent détruire l’Amérique, considère désormais toute opposition comme une menace existentielle.

Cette diabolisation de l’opposition crée un cercle vicieux mortel. Lorsque les républicains perçoivent les démocrates comme des ennemis qui violent les normes démocratiques, ils se sentent justifiés de violer ces mêmes normes pour « combattre » l’autre camp. L’attaque du Capitole le 6 janvier 2021 en est l’exemple parfait: des milliers de partisans de Trump, convaincus que l’élection avait été « volée », ont pris d’assaut le siège du gouvernement américain pour tenter d’annuler les résultats. Trump leur avait répété pendant des semaines: « Nous ne céderons jamais. » « Nous stopperons le vol. » Et ils ont obéi. Cette polarisation ne sert plus la démocratie — elle sert de combustible pour ceux au pouvoir qui veulent éliminer leurs rivaux. Les experts en démocratie comme Rachel Kleinfeld avertissent que la seule façon de réduire cette polarisation serait de rassurer les citoyens que l’autre camp ne cherche pas à détruire les normes démocratiques. Mais comment faire ça quand le président lui-même alimente constamment cette peur?

Les manifestations « No Kings » qui enflamment le pays

Le 18 octobre 2025, des millions d’Américains sont descendus dans les rues pour la deuxième vague de manifestations « No Kings », organisées dans plus de 2 600 sites à travers le pays et même au-delà des frontières — des Canadiens solidaires se sont rassemblés à Montréal pour soutenir leurs voisins du sud. C’est presque le double du nombre de rassemblements lors de la première vague quelques mois plus tôt. Le mouvement grandit. Il prend de l’ampleur malgré les tentatives du GOP de discréditer ces manifestations en les qualifiant de « rassemblements de haine de l’Amérique ». Mais ce cadrage ne prend pas. Les manifestants ne détestent pas l’Amérique — ils détestent ce que Trump fait à l’Amérique. Leurs slogans résonnent partout: « Trump doit partir », « Aucun homme au-dessus de la loi », « Défendez la démocratie ».

Ces protestations ne sont pas juste des événements politiques ordinaires. Elles représentent une mobilisation sans précédent de citoyens terrifiés par la trajectoire autoritaire du pays. Le Harvard Crowd Counting Consortium, qui surveille les rassemblements politiques, rapporte une augmentation significative des manifestations en 2025 par rapport à la même période en 2017. Les « No Kings » constituent probablement la deuxième plus grande démonstration nationale depuis l’entrée en fonction de Trump en janvier 2017, derrière seulement la Marche des femmes de 2017. En juin 2025, malgré une tragédie où un homme a tué un élu et son conjoint à St. Paul, des dizaines de milliers de personnes se sont quand même rassemblées pour « No Kings » alors que le tireur était toujours en fuite — démontrant une détermination qui dépasse la peur. Les organisateurs dénoncent les « tendances autoritaires croissantes et la corruption » de Trump, citant les expulsions massives d’immigrants, les coupes dans les programmes sociaux, le gerrymandering, et la priorité donnée aux milliardaires plutôt qu’aux familles.

Je me surprends à ressentir une émotion étrange en lisant ces récits de manifestations massives — un mélange d’espoir et de désespoir. Espoir parce que des millions d’Américains refusent encore de se soumettre, descendent dans les rues malgré les menaces, défient le pouvoir malgré les risques. Mais désespoir aussi, parce que ces manifestations révèlent à quel point la situation est grave. On ne manifeste pas par millions si tout va bien. On ne risque pas sa sécurité personnelle pour protester si la démocratie fonctionne normalement. Ces foules dans les rues sont un cri de détresse collectif.

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