Ils étaient plus de cent PDG réunis derrière des portes closes à Washington en septembre 2025, majoritairement républicains, et ce qu’ils ont dit là-bas résonne comme un coup de tonnerre dans le temple du capitalisme américain. Ces titans de l’industrie — ceux-là mêmes qui dirigent Gap, Ford, Nike, Home Depot, Target, Walmart — ont prononcé un verdict unanime et glaçant: les politiques de Trump ne fonctionnent pas. Pire encore, ils détournent maintenant le slogan sacré du président contre lui, réclamant de « rendre l’Amérique à l’Amérique » (Make America into America Again), une reformulation cinglante du célèbre MAGA qui sonne comme une déclaration de guerre économique. Ce n’est pas une simple critique — c’est une mutinerie silencieuse du monde des affaires contre l’homme qui prétendait incarner leurs intérêts.
Le forum du Yale Chief Executive Leadership Institute, tenu dans la capitale fédérale alors que des nuages s’amoncellaient littéralement au-dessus du Capitole, a révélé une vérité que personne n’ose prononcer publiquement: Trump sabote le système capitaliste américain. Deux tiers des PDG interrogés affirment que les tarifs douaniers ont nuit à leurs entreprises. Trois quarts estiment que le président agit illégalement avec ses tarifs et qu’il endommage durablement l’indépendance de la Réserve fédérale. Près de 85 pour cent considèrent que l’incertitude gouvernementale créée par Trump constitue un cadeau stratégique à la Chine. Et lorsqu’un commentateur a comparé le mouvement MAGA au maoïsme, il n’y a eu aucun cri d’indignation dans la salle — au contraire, un silence approbateur. Le capitalisme américain, ce système qui a dominé le monde pendant un siècle, tremble sous les coups de boutoir d’un président qui prétend le défendre.
La révolte silencieuse des géants économiques
Imaginez la scène: des PDG qui gèrent collectivement des milliards de dollars d’actifs, des empires commerciaux qui emploient des millions de personnes, assis dans une salle de conférence avec des sénateurs des deux partis et des officiels de l’administration Trump. La règle de Chatham House s’applique — on peut rapporter ce qui est dit, mais jamais identifier qui l’a dit. Cette protection de l’anonymat libère les langues, et ce qui émerge ressemble à une litanie de désespoir économique. « Les politiques de Trump ne fonctionnent pas », répètent-ils. « Il érode les fondations économiques américaines. » « Il transforme l’Amérique en un quasi-socialisme d’État. » Ces phrases, prononcées par des hommes et des femmes qui ont soutenu Trump publiquement par devoir patriotique, sonnent comme des aveux d’échec collectif.
Le plus frappant, c’est que ces critiques ne proviennent pas de progressistes de Silicon Valley ou de démocrates pur jus. Non. Ce sont des républicains traditionnels, des conservateurs fiscaux, des défenseurs acharnés du libre marché qui ont financé les campagnes du GOP pendant des décennies. Ils ont voté Trump en espérant des baisses d’impôts, une déréglementation, un environnement commercial favorable. Ils obtiennent à la place des tarifs erratiques qui provoquent l’inflation, des interventions gouvernementales qui ressemblent à du capitalisme d’État chinois, et une incertitude paralysante qui gèle tout investissement stratégique. Un PDG d’une grande entreprise manufacturière a résumé le dilemme: « Je ne veux pas avoir l’air d’un imbécile en changeant mon modèle d’affaires, pour découvrir que les tarifs changent encore dans 90 jours. Alors je retiens mes investissements. » C’est l’économie américaine en suspension, figée par la peur de ce que Trump fera ensuite.
MAGA devient une arme contre Trump

Le génie subversif de cette révolte, c’est la manière dont les PDG ont détourné le langage trumpien contre Trump lui-même. « Make America into America Again » — rendre l’Amérique à l’Amérique — n’est pas juste un jeu de mots malin. C’est une accusation philosophique profonde: Trump a tellement déformé l’identité américaine, tellement dévoyé les principes capitalistes fondamentaux, qu’il faut maintenant restaurer ce que l’Amérique était censée être. En d’autres termes, MAGA a échoué. Le slogan qui a propulsé Trump à la Maison Blanche en 2016 et de nouveau en 2024 est maintenant recyclé par le monde des affaires pour dénoncer l’échec de sa vision.
Ce détournement sémantique n’est pas innocent. Il s’inscrit dans une stratégie plus large de résistance économique où les entreprises — trop terrifiées pour affronter Trump ouvertement — utilisent des moyens subtils pour contester son pouvoir. Certaines entreprises boycottent ses politiques en silence, réorganisant leurs chaînes d’approvisionnement loin de la Chine mais aussi loin des États-Unis, préférant le Mexique ou le Vietnam. D’autres refusent de participer aux grands événements de célébration des investissements manufacturiers que Trump aime organiser, sachant que ces promesses ne se concrétiseront jamais — comme la fameuse usine Foxconn de 10 milliards de dollars au Wisconsin, annoncée en grande pompe en 2017, et qui n’a jamais vu le jour. Les PDG apprennent à jouer le jeu en public — sourire, serrer la main, faire des déclarations élogieuses —, tout en sabotant discrètement les politiques trumpiennes en privé.
Les tarifs, ce poison économique
Les tarifs douaniers constituent le cœur de la critique des PDG. Trump les présente comme un outil de justice économique, un moyen de rapatrier les emplois manufacturiers, de punir la Chine, de rééquilibrer le commerce international. Mais pour les entreprises qui doivent naviguer dans cette réalité, les tarifs sont un cauchemar opérationnel. Deux tiers des PDG interrogés affirment qu’ils ont nuit à leurs activités. Ils estiment que 80 pour cent des coûts tarifaires sont partagés également entre les entreprises américaines et les consommateurs — autrement dit, les Américains ordinaires paient plus cher leurs outils, leurs vêtements, leurs chaussures, leurs appareils électroniques. Les 20 pour cent restants sont absorbés par les contreparties étrangères, mais c’est une goutte dans l’océan.
Un PDG d’une entreprise manufacturière majeure a expliqué la contradiction inhérente à la politique de Trump: « Si le gouvernement veut protéger certaines industries, il doit les aider à réussir. Ce n’est pas juste imposer des tarifs et supposer que les industries vont se déplacer aux États-Unis. Il faut des incitatifs. » Le problème, c’est que Trump offre le bâton sans la carotte. Les tarifs augmentent les coûts sans créer les conditions pour que les entreprises puissent effectivement ramener la production aux États-Unis — infrastructures inadéquates, main-d’œuvre insuffisamment formée, coûts de construction astronomiques. Résultat? Les entreprises se retrouvent coincées: elles ne peuvent plus importer à des prix raisonnables, mais elles ne peuvent pas non plus produire localement de manière rentable. Alors elles attendent. Elles gèlent les investissements. Elles licencient. L’économie se fige.
Je regarde ces chiffres et j’ai cette impression étrange, presque vertigineuse, que personne n’est aux commandes. Trump agit comme un taureau dans un magasin de porcelaine, brisant tout ce qu’il touche au nom de la grandeur américaine. Mais la grandeur ne se décrète pas — elle se construit patiemment, avec stratégie, avec cohérence. Au lieu de ça, on obtient du chaos. Et les PDG, ces maîtres du capitalisme qui devraient normalement adorer un président républicain, se retrouvent à souhaiter secrètement qu’il disparaisse. C’est tragique et grotesque à la fois.
L’interventionnisme qui ressemble à celui de Pékin
Ce qui horrifie le plus les PDG, c’est la dérive de Trump vers un capitalisme d’État qui ressemble dangereusement à celui de la Chine. Le président a pris des participations gouvernementales dans Intel et MP Materials. Il exige un accord de partage des revenus pour approuver les ventes de Nvidia et AMD vers la Chine. Il impose une « action dorée » (golden share) pour autoriser le rachat de U.S. Steel par Nippon Steel. Ce sont des interventions directes dans le fonctionnement du marché libre — le gouvernement devient actionnaire, régulateur et juge simultanément. Les PDG y voient une trahison des principes capitalistes fondamentaux. « Ses actions ressemblent davantage à celles de la Chine qu’à l’Amérique envisagée dans Make America Great Again », ont-ils déclaré presque unanimement.
Le paradoxe est cruel: Trump accuse constamment la Chine de pratiques commerciales déloyales, de manipulation étatique de l’économie, de protectionnisme agressif. Puis il adopte exactement les mêmes méthodes. Un PDG d’une grande banque d’investissement américaine a souligné l’absurdité: « Si vous regardez tout ce que le président et cette administration font, tout est au service du maintien du dollar américain comme monnaie de réserve mondiale. La seule chose que je n’arrive pas à concilier, c’est l’attaque contre l’indépendance de la Fed. C’est un élément tellement critique pour garantir que le dollar reste la monnaie de réserve mondiale, parce que les gens font confiance au fait que l’indépendance de la Fed est le seul domaine qui échappe à l’influence présidentielle. » En attaquant la Réserve fédérale, en exigeant des baisses de taux pour des raisons politiques plutôt qu’économiques, Trump sape la crédibilité du système financier américain. C’est du sabotage institutionnel.
L’incertitude comme stratégie — et comme poison
Le président de la Réserve fédérale, Jerome Powell, a décrit récemment un « environnement de faibles licenciements et faibles embauches » sur le marché du travail. Les PDG savent exactement pourquoi: l’incertitude créée par Trump. Personne ne sait ce qu’il fera la semaine prochaine. Les tarifs sur le Mexique, le Canada et la Chine changent constamment — annoncés, suspendus, réimposés, négociés. Les règles commerciales fluctuent au gré des humeurs présidentielles et des tweets sur Truth Social. Dans ce contexte, aucun PDG sensé ne va engager des investissements massifs à long terme. « Je reconnais que les tarifs vont changer dans 90 ou 120 jours, alors je vais retenir mes investissements », a expliqué un dirigeant. C’est rationnel au niveau individuel, mais catastrophique au niveau collectif.
Moins de la moitié des PDG interrogés ont augmenté leurs investissements dans la fabrication domestique ou les infrastructures depuis le « Jour de la Libération » (Liberation Day, le nom pompeux que Trump a donné à son inauguration). Encore moins s’attendent à ce que ces investissements produisent des résultats significatifs. Pourquoi? Parce qu’ils ne croient pas que les politiques de Trump vont durer, ou qu’elles vont fonctionner. Ils pensent que tout va s’effondrer — soit parce que les tribunaux invalideront les tarifs (trois quarts des PDG estiment que les tribunaux ont raison de dire que les tarifs de Trump sont illégaux tels qu’ils sont mis en œuvre), soit parce qu’un futur président démocrate annulera tout, soit parce que l’économie implosera sous le poids de l’inflation et de la récession. Alors ils attendent. Et pendant ce temps, l’économie stagne.
Les géants qui se taisent publiquement
Voici la question qui hante cette histoire: si les PDG sont si mécontents, pourquoi ne le disent-ils pas publiquement? Pourquoi se cachent-ils derrière les règles de Chatham House? Pourquoi sourient-ils lors des événements de la Maison Blanche tout en murmurant leur désespoir en privé? La réponse est simple et terrifiante: la peur. Trump a démontré à maintes reprises qu’il punit ceux qui s’opposent à lui. Il lance des enquêtes du Département de la Justice contre ses critiques. Il menace de retirer des contrats fédéraux. Il mobilise sa base MAGA pour organiser des boycotts contre les entreprises récalcitrantes. Disney a capitulé face à la pression trumpienne en congédiant Jimmy Kimmel. CBS et ABC ont viré leurs animateurs critiques de Trump. Les médias plient. Les entreprises plient. Le silence devient une stratégie de survie.
Le Business Roundtable, cette organisation qui représente les plus grandes entreprises américaines, devrait normalement jouer le rôle de contre-pouvoir, défendre ses membres contre les politiques destructrices de l’administration. Mais il reste « étrangement muet », comme l’ont noté les participants au forum. Pourquoi? Parce que défier Trump publiquement, c’est s’exposer à des représailles. Alors les PDG choisissent la voie de la lâcheté institutionnalisée: ils critiquent en privé, obéissent en public, et espèrent que quelqu’un d’autre prendra le risque de se lever. Mais personne ne se lève. Et Trump continue, impuni, démantelant pièce par pièce le système économique qui a fait la grandeur de l’Amérique.
L'inflation qui revient hanter Trump

La promesse brisée sur les prix
Trump a fait campagne en 2024 en promettant de réduire l’inflation, de faire baisser les prix, de redonner du pouvoir d’achat aux Américains de la classe moyenne. C’était l’un de ses arguments centraux contre Biden. Et maintenant? L’inflation augmente. Les tarifs douaniers, combinés aux perturbations des chaînes d’approvisionnement, font grimper les prix dans presque tous les secteurs — alimentation, vêtements, électronique, construction. Les PDG le confirment: ils n’ont d’autre choix que de transférer les coûts tarifaires aux consommateurs. Gap, Nike, Walmart, Target — tous ont averti que les prix allaient augmenter. Et ils augmentent.
Les analystes économiques constatent que l’inflation, qui était en tendance baissière sous Biden, s’inverse maintenant sous Trump. C’est exactement le contraire de ce qu’il avait promis. Mais Trump refuse de l’admettre. Il blâme la Fed, il blâme les entreprises, il blâme les médias. Jamais il ne reconnaît que ses propres politiques — les tarifs en particulier — sont la cause directe de cette inflation. Les PDG, eux, ne se font aucune illusion. Ils savent d’où vient le problème. Et ils savent aussi que ça va empirer avant de s’améliorer, surtout si Trump continue d’escalader la guerre commerciale avec la Chine, le Mexique et le Canada.
Le marché du travail qui se fragilise
Le marché du travail américain, qui était relativement robuste fin 2024, commence à montrer des signes de faiblesse inquiétants. Powell parle d’un environnement de « faibles licenciements, faibles embauches » — autrement dit, l’économie stagne. Les entreprises ne licencient pas massivement (pas encore), mais elles n’embauchent plus non plus. Elles gèlent les recrutements en attendant de voir ce que Trump fera ensuite. Les PDG interrogés au forum de Yale ont confirmé cette stratégie: face à l’incertitude, on ne prend aucun risque. On attend. On survit. On espère que l’orage passe.
Mais cette stratégie d’attente a un coût humain. Les jeunes qui cherchent leur premier emploi trouvent moins d’opportunités. Les travailleurs qui veulent changer de carrière découvrent qu’il n’y a plus de postes disponibles. Les immigrants qualifiés, que les entreprises technologiques voulaient recruter, se heurtent aux politiques anti-immigration de Trump — créant des tensions entre les partisans MAGA traditionnels et les magnats de la tech qui ont besoin de main-d’œuvre qualifiée. L’économie se sclérose. Et pendant ce temps, Trump continue de célébrer des chiffres de chômage qui ne reflètent pas la réalité sous-jacente d’un marché du travail profondément affaibli.
Les promesses d’investissement qui s’évaporent
Trump adore organiser des événements spectaculaires où il annonce des investissements manufacturiers massifs — des dizaines, voire des centaines de milliards de dollars qui vont prétendument créer des millions d’emplois américains. Le problème, c’est que la plupart de ces annonces sont du vent. Soit ce sont de vieux projets recyclés pour plaire au président, soit ce sont des engagements conditionnels qui ne se matérialiseront jamais, soit ce sont des promesses exagérées qui seront réduites ou annulées discrètement des mois plus tard. L’usine Foxconn de 10 milliards de dollars au Wisconsin, annoncée en 2017, reste l’exemple parfait de ce théâtre économique: des photos devant les pelleteuses, des discours triomphants, des prédictions de milliers d’emplois — et finalement, presque rien.
Les PDG au forum de Yale ont raconté des histoires similaires. Des projets annoncés en grande pompe, puis retardés indéfiniment. Des investissements promis, puis « réévalués » une fois que les caméras sont parties. Un dirigeant a expliqué qu’il voulait soutenir les objectifs du président concernant un terrain de jeu équitable, mais que son entreprise ne pouvait compenser les augmentations de coûts liées aux tarifs que partiellement grâce aux efficacités opérationnelles et aux avantages fiscaux du projet de loi « One Big Beautiful Bill » (le nom pompeux que Trump a donné à son plan fiscal). « Pour l’instant, le coût des tarifs dépasse largement les avantages fournis par l’administration Trump », a-t-il conclu, déclenchant des murmures d’approbation dans la salle. Traduction: les politiques de Trump coûtent plus cher qu’elles ne rapportent.
La Chine, grande gagnante du chaos trumpien

Le cadeau stratégique à Pékin
Lors du forum de mars 2025, 85 pour cent des PDG avaient déclaré que l’incertitude créée par le gouvernement américain constituait un cadeau à la Chine en termes d’opportunité compétitive. Six mois plus tard, en septembre, ils confirment que cette prédiction s’est avérée exacte. Pendant que les États-Unis s’enfoncent dans le chaos tarifaire, dans les batailles politiques internes, dans les attaques contre la Réserve fédérale, la Chine avance méthodiquement. Elle renforce ses liens commerciaux avec l’Europe, l’Amérique latine, l’Afrique. Elle investit massivement dans les technologies d’intelligence artificielle. Elle construit des infrastructures à travers le monde via l’initiative « Belt and Road ». Et elle observe, presque amusée, les États-Unis s’autodétruire sous la direction d’un président imprévisible.
Les fournisseurs et clients des entreprises américaines commencent à se tourner vers la Chine comme alternative plus stable. Oui, vous avez bien lu: la Chine, ce régime autoritaire que Trump accuse de tous les maux, devient perçue comme plus fiable et prévisible que les États-Unis de Trump. C’est un renversement stupéfiant. Les PDG le disent clairement: l’administration Trump offre à Pékin une ouverture stratégique inespérée. Chaque tarif erratique, chaque tweet impulsif, chaque attaque contre les institutions américaines renforce la position relative de la Chine. Trump prétend être dur avec Pékin, mais en réalité, il facilite son ascension.
L’intelligence artificielle, terrain de bataille perdu?
La course mondiale à l’intelligence artificielle constitue l’enjeu stratégique du XXIe siècle. Celui qui dominera l’IA dominera l’économie, la technologie, peut-être même la sécurité militaire. Les États-Unis possédaient une avance confortable il y a quelques années, grâce à des entreprises comme Google, Microsoft, Nvidia, OpenAI. Mais cette avance se réduit rapidement. La Chine investit des centaines de milliards dans l’IA, mobilise ses meilleurs scientifiques, crée des écosystèmes de recherche massifs. Et pendant ce temps, les États-Unis… se disputent sur l’immigration des ingénieurs qualifiés, sur les régulations contre les entreprises technologiques, sur les théories conspirationnistes concernant Big Tech.
Près de trois quarts des PDG interrogés à Yale ont déclaré qu’ils avaient confiance dans la capacité du capitalisme de libre marché américain à rivaliser avec l’économie socialiste de marché chinoise dans la course à l’IA. Mais cette confiance s’érode face aux actions de Trump. Comment rivaliser avec la Chine quand le président américain attaque constamment les entreprises technologiques américaines, menace de démanteler les géants de la tech, impose des restrictions qui empêchent Nvidia et AMD de vendre à la Chine (réduisant ainsi leurs revenus pour la recherche), et crée une incertitude paralysante qui décourage l’innovation? Les PDG ont exprimé « un mécontentement quasi unanime » face au fait que l’administration Trump s’éloigne du système capitaliste qui a fait la force de l’Amérique. En essayant de contrôler et de manipuler les entreprises, Trump les affaiblit — et renforce leurs concurrents chinois.
Les relations internationales qui implosent
En mars 2025, près de trois quarts des PDG prévoyaient qu’un accord de paix entre les États-Unis, la Russie et l’Ukraine serait conclu dans les six mois, grâce aux négociations en Arabie saoudite. En septembre, plus de trois quarts constatent que les relations avec la Russie et l’Ukraine se sont détériorées depuis que Trump a pris ses fonctions. Que s’est-il passé? Trump a probablement découvert que négocier la paix est plus compliqué que tweeter des menaces. Ou peut-être que Poutine, comme toujours, joue un jeu plus long et plus subtil que le président américain. Ou peut-être que l’approche transactionnelle de Trump — tout est négociable, tout a un prix — ne fonctionne pas dans la géopolitique réelle où les intérêts nationaux, l’histoire, l’identité culturelle comptent autant sinon plus que l’argent.
Une proportion similaire de PDG estime que les États-Unis risquent de perdre l’élan gagné au Moyen-Orient grâce aux Accords d’Abraham, ces traités historiques qui ont normalisé les relations entre Israël et plusieurs pays arabes. Pourquoi? Parce que Trump agit de manière imprévisible, aliénant parfois les alliés traditionnels, flirtant avec des régimes autoritaires, changeant de position selon son humeur. Les PDG, qui dépendent de la stabilité internationale pour leurs chaînes d’approvisionnement et leurs marchés, regardent horrifiés cette érosion de l’influence américaine. Le monde construit après 1945 — avec les États-Unis au centre, garants de l’ordre international — se fissure. Et Trump accélère cette fracture.
La comparaison avec le maoïsme qui fait froid dans le dos

Quand MAGA ressemble à Mao
L’un des moments les plus glaçants du forum de Yale s’est produit lorsqu’un commentateur a comparé le mouvement MAGA au maoïsme. On aurait pu s’attendre à un tollé, à des protestations indignées, à un rejet catégorique de cette comparaison provocatrice. Mais non. Il y a eu un silence. Puis des hochements de tête approbateurs. Les PDG, majoritairement républicains rappelons-le, ont accepté tacitement cette analogie terrifiante. Pourquoi? Parce qu’ils voient les parallèles: le culte de la personnalité autour de Trump, la punition des dissidents, l’attaque contre les institutions indépendantes, la subordination de l’économie aux objectifs politiques du dirigeant, la manipulation de l’information, la création d’une réalité alternative où seule la parole du leader compte.
Le maoïsme a détruit l’économie chinoise pendant des décennies. Le Grand Bond en avant a causé la mort par famine de dizaines de millions de personnes. La Révolution culturelle a anéanti une génération d’intellectuels et de professionnels. Tout ça au nom d’une idéologie révolutionnaire qui prétendait libérer le peuple mais qui en réalité le soumettait à la volonté arbitraire d’un seul homme. Les PDG américains voient des échos de cette dynamique dans le trumpisme: une idéologie simpliste (America First), un leader infaillible dont la parole ne peut être contestée, une base fanatisée prête à attaquer quiconque dévie de l’orthodoxie, une transformation radicale de l’économie basée non sur la rationalité mais sur la volonté politique. Ce n’est pas encore le maoïsme — les États-Unis restent une démocratie avec des contre-pouvoirs —, mais les similitudes inquiètent profondément ceux qui observent de près.
Le culte de la personnalité économique
Trump exige que les PDG lui rendent hommage publiquement. Ceux qui organisent des investissements doivent annoncer ces investissements en présence du président, avec des éloges, des remerciements, des déclarations reconnaissant sa vision et son leadership. C’est du théâtre politique, mais c’est aussi une démonstration de pouvoir. Les PDG qui refusent de jouer le jeu se retrouvent dans le collimateur — enquêtes fédérales, tweets vengeurs, boycotts organisés par la base MAGA. Alors ils s’exécutent. Ils sourient devant les caméras. Ils récitent les lignes attendues. Puis ils rentrent dans leurs bureaux et disent la vérité à leurs équipes: tout ça est du cinéma, rien de substantiel ne change, et nous devons protéger nos entreprises malgré — pas grâce à — l’administration Trump.
Cette dynamique rappelle les économies socialistes où les dirigeants d’entreprises d’État devaient démontrer leur loyauté au parti avant leur compétence professionnelle. Les décisions économiques n’étaient pas prises sur la base de l’efficacité ou de la rentabilité, mais sur la base de la conformité idéologique. Les États-Unis n’en sont pas encore là, mais la trajectoire inquiète. Un PDG d’une grande banque d’investissement a déclaré: « Cela ressemble davantage à un marché politiquement influencé qu’aux principes du libre marché tels que les Américains les ont traditionnellement compris. » Ryan Bourne, économiste au Cato Institute, un think tank, l’a formulé ainsi: « Au fil du temps, cette pratique mine fondamentalement la véritable mission des entreprises, qui devrait être de créer de la valeur pour les clients et, en fin de compte, pour les actionnaires. » Quand la politique prime sur l’économie, tout le monde perd — sauf le dirigeant politique.
La destruction des institutions indépendantes
Trump attaque systématiquement toute institution qui refuse de se plier à sa volonté. La Réserve fédérale, censée être indépendante, subit des pressions constantes pour baisser les taux d’intérêt afin de stimuler artificiellement l’économie. Le FBI, la CIA, le Pentagone voient leurs dirigeants limogés et remplacés par des loyalistes. Les agences fédérales sont purgées des fonctionnaires de carrière considérés comme insuffisamment loyaux. C’est exactement ce que font les régimes autoritaires: ils érodent l’indépendance institutionnelle, centralisent le pouvoir, éliminent les contre-pouvoirs. Les PDG le voient. Ils le dénoncent en privé. Ils disent craindre « pour la position internationale de l’Amérique au milieu de la dégradation de la sécurité nationale au FBI, à la CIA et au Pentagone ».
Plus de 60 pour cent des PDG interrogés estiment que Trump a causé des dommages durables à l’indépendance de la Réserve fédérale. Plus de trois quarts pensent que ses actions de politisation sont à blâmer. C’est catastrophique. La crédibilité de la Fed repose sur sa capacité à prendre des décisions monétaires basées sur des considérations économiques, pas politiques. Si cette indépendance est perçue comme compromise, les marchés internationaux perdront confiance dans le dollar américain, les taux d’intérêt augmenteront, le financement de la dette américaine deviendra plus coûteux, et l’ensemble du système financier mondial — qui repose sur la stabilité du dollar — pourrait vaciller. Trump, dans sa quête de gratification politique immédiate, joue avec des dynamiques qu’il ne comprend pas et dont les conséquences pourraient être catastrophiques.
L'impopularité record de Trump

Les sondages qui s’effondrent
Après neuf mois au pouvoir, Trump possède un taux d’approbation pire que n’importe quel président au même stade de son mandat depuis George W. Bush en 2003 (pendant la guerre en Irak). Les sondages d’Ipsos, Gallup, Associated Press, Emerson College, Quinnipiac University, Morning Consult — tous envoient le même message: l’Amérique désapprouve massivement le leadership de Trump. Son taux de désapprobation dépasse largement son taux d’approbation. Les électeurs indépendants l’abandonnent. Même certains républicains commencent à exprimer des doutes. À un an des élections de mi-mandat prévues en novembre 2026, c’est de très mauvais augure pour la majorité républicaine au Congrès.
Pourquoi cette impopularité? Les raisons sont multiples et convergentes. L’inflation qui augmente alors que Trump avait promis de la réduire. Les tarifs qui font grimper les prix sans ramener les emplois manufacturiers promis. Les attaques contre les institutions démocratiques qui inquiètent même des conservateurs traditionnels. Les scandals à répétition — pardons présidentiels accordés en échange de dons au PAC MAGA Inc., interventions dans les marchés pour favoriser des donateurs, purges politiques au Département de la Justice. Les électeurs américains, même ceux qui ont voté Trump en espérant du changement, commencent à réaliser qu’ils ont obtenu du chaos à la place.
Les protestations « No Kings » qui se multiplient
Le 18 octobre 2025, des dizaines de milliers d’Américains sont descendus dans les rues pour les manifestations « No Kings » (Pas de rois), protestant contre la direction du pays sous Trump. Plus de 2 600 rassemblements ont été organisés dans des villes grandes et petites à travers les États-Unis, coordonnés par des centaines d’organisations partenaires. C’est presque le double du nombre de manifestations lors de la première vague de protestations « No Kings » quelques mois plus tôt. Le mouvement grandit. Le GOP, fidèle à Trump, appelle ces manifestations des « rassemblements de haine de l’Amérique » (Hate America rallies), mais ce cadrage ne prend pas. Les manifestants ne détestent pas l’Amérique — ils détestent ce que Trump fait à l’Amérique.
Les slogans résonnent dans les rues: « Trump doit partir », « Aucun homme au-dessus de la loi », « Défendez la démocratie ». Des citoyens ordinaires — enseignants, infirmières, ingénieurs, retraités — se mobilisent parce qu’ils sentent que quelque chose de fondamental est en train de se briser. Ce n’est pas juste une opposition partisane habituelle entre démocrates et républicains. C’est une inquiétude existentielle sur l’avenir de la démocratie américaine. Même à Montréal, des manifestations de solidarité ont eu lieu, des Canadiens rassemblés pour soutenir leurs voisins du sud. Le monde regarde, inquiet, alors que l’Amérique semble glisser vers quelque chose qu’on associait autrefois aux « shithole countries » que Trump aimait tant mépriser.
Les divisions au sein du mouvement MAGA lui-même
Ironiquement, le mouvement MAGA commence à se fissurer de l’intérieur. Les partisans originaux de Trump — les nationalistes populistes comme Steve Bannon, les activistes de la première heure comme Laura Loomer — se retrouvent en conflit avec les nouveaux arrivants, notamment les magnats de la tech comme Elon Musk. Loomer a accusé publiquement Musk d’« acheter de l’influence » pour « manipuler et changer notre politique étrangère, notre politique technologique et notre politique d’immigration ». Bannon a également attaqué Musk, le qualifiant de menace pour les valeurs MAGA traditionnelles. Le problème? Les travailleurs cols bleus qui forment la base MAGA veulent des emplois protégés et des restrictions d’immigration. Les entreprises technologiques veulent une immigration qualifiée ouverte et des marchés mondiaux. Ces intérêts sont contradictoires.
Trump, fidèle à son style, encourage ces divisions. Il aime créer de la compétition entre ses conseillers, laisser différentes factions se battre, puis trancher lui-même en fonction de son intérêt immédiat. Mais cette stratégie, qui pouvait fonctionner quand MAGA était un mouvement insurgent unifié par l’opposition à l’establishment, devient problématique maintenant que MAGA est l’establishment. Les contradictions internes explosent. Les compromis deviennent impossibles. Et Trump découvre qu’il ne peut pas satisfaire simultanément les isolationnistes qui veulent l’Amérique repliée sur elle-même et les expansionnistes qui veulent dominer le monde, les protectionnistes qui détestent le commerce international et les capitalistes qui en dépendent. L’édifice MAGA, construit sur des slogans simplistes et des promesses impossibles, commence à s’effondrer sous le poids de ses propres contradictions.
Conclusion

Nous voici donc à ce point de bascule historique où le capitalisme américain se retourne contre celui qui prétendait le défendre. Plus de cent PDG, réunis dans l’ombre des institutions démocratiques à Washington, ont prononcé un verdict sans appel: Trump ne rend pas l’Amérique grande — il la détruit méthodiquement. Leur détournement du slogan MAGA en « Make America into America Again » n’est pas une simple pique rhétorique. C’est un cri d’alarme, une supplique désespérée pour qu’on restaure ce que l’Amérique était censée incarner: un système de libre marché basé sur des règles prévisibles, des institutions indépendantes, un respect de la séparation des pouvoirs, une confiance dans l’expertise plutôt que dans le culte de la personnalité. Trump a trahi tout ça. Et maintenant, même ses alliés naturels dans le monde des affaires le savent.
Mais le savoir et agir sont deux choses différentes. Les PDG continuent de sourire en public, de serrer la main du président, de participer au théâtre politique — parce qu’ils ont trop peur des représailles pour se lever ouvertement. Cette lâcheté collective pourrait bien être l’épitaphe de cette ère. L’histoire jugera sévèrement non seulement Trump pour ses abus de pouvoir, mais aussi les élites économiques qui possédaient les ressources pour le contester et qui ont choisi le silence. Pendant ce temps, l’économie stagne, l’inflation augmente, les institutions s’effritent, les alliés internationaux perdent confiance, et la Chine avance inexorablement. MAGA devient une farce tragique — un slogan vide qui a promis la grandeur et livré le chaos. Et quelque part dans cette débâcle, l’idée même de l’Amérique — cette expérience audacieuse de démocratie et de capitalisme qui a façonné le monde pendant un siècle — meurt lentement, étranglée par l’ego démesuré d’un seul homme et la complicité silencieuse de ceux qui auraient pu l’arrêter mais n’ont pas eu le courage de le faire.