Un changement géographique stratégique
Les huit et neuvième frappes américaines marquent un tournant géographique majeur dans l’offensive militaire de l’administration Trump contre le narcotrafic présumé. Jusqu’au 21 octobre 2025, toutes les opérations létales — sept au total — s’étaient concentrées exclusivement dans la mer des Caraïbes, ciblant principalement des embarcations naviguant dans les eaux internationales entre le Venezuela et les États-Unis. Le basculement soudain vers le Pacifique Est, au large des côtes colombiennes, n’est pas anodin. Cette région maritime représente la principale route d’exportation de la cocaïne produite en Colombie, au Pérou et en Bolivie — les trois plus gros producteurs mondiaux. Environ 75% de la cocaïne colombienne transite par le Pacifique oriental selon les données du Southern Command américain, contre seulement une fraction qui passe par les Caraïbes. En déplaçant ses opérations vers cette zone cruciale, Washington signale clairement son intention d’étendre géographiquement sa campagne militaire bien au-delà des eaux vénézuéliennes qui constituaient jusqu’ici son principal foyer d’attention. Cette expansion territoriale soulève des questions immédiates sur les prochaines cibles potentielles et sur l’ampleur réelle de ce que l’administration Trump considère désormais comme son « théâtre d’opérations » légitime.
Les détails des dernières frappes
Selon les déclarations de Pete Hegseth sur les réseaux sociaux, la frappe du mardi 21 octobre a ciblé un navire « exploité par une organisation terroriste désignée et engagé dans des activités de narcotrafic dans le Pacifique oriental ». Les renseignements américains auraient identifié le navire comme étant impliqué dans la contrebande de stupéfiants illégaux, naviguant le long d’une route connue de trafic de drogue et transportant des narcotiques. Les deux personnes à bord ont été tuées instantanément lors de l’attaque. Quelques heures plus tard, mercredi matin, une seconde frappe dans la même région du Pacifique a détruit un autre navire présumé, tuant les trois occupants. Hegseth a publié sur son compte X une vidéo spectaculaire montrant une petite embarcation à moitié remplie de paquets bruns se déplaçant sur l’eau avant d’exploser brutalement en flammes après avoir été frappée par ce qui semble être un missile tiré depuis un avion ou un drone. « Aucun personnel américain n’a été blessé lors de l’opération », a précisé le secrétaire à la Défense, avant d’ajouter : « Les narcoterroristes qui ont l’intention d’apporter du poison sur nos côtes ne trouveront aucun refuge nulle part dans notre hémisphère. »
Un bilan humain qui s’alourdit rapidement
Avec ces deux nouvelles frappes, le bilan total s’élève désormais à au moins 37 personnes tuées depuis le début de cette campagne militaire début septembre 2025. La première frappe, le 2 septembre, avait fait 11 morts selon Donald Trump, ciblant un bateau présumé du gang vénézuélien Tren de Aragua qui venait de quitter les eaux vénézuéliennes. Une deuxième frappe le 15 septembre avait tué trois personnes. Les opérations se sont ensuite multipliées à un rythme inquiétant tout au long du mois d’octobre. Une frappe particulièrement controversée du 16 octobre a, pour la première fois, inclus des survivants : l’armée américaine a attaqué ce qu’elle qualifiait de « narco-sous-marin », tuant deux personnes mais récupérant deux survivants — un Colombien et un Équatorien — qui ont été détenus sur un navire de la marine américaine avant d’être rapatriés dans leurs pays respectifs le 19 octobre. Le procureur général équatorien a déclaré qu’aucune plainte criminelle n’avait été déposée contre l’homme rapatrié dans son pays et qu’en l’absence de preuves justifiant sa détention, il avait été libéré — un détail qui soulève d’énormes questions sur la légitimité des accusations américaines contre ces individus présumés trafiquants.
La rhétorique de la guerre contre le terrorisme
La comparaison explosive avec Al-Qaïda
Pete Hegseth n’a pas hésité à employer une comparaison aussi choquante qu’intentionnelle dans ses déclarations publiques accompagnant ces frappes. « Tout comme Al-Qaïda a mené une guerre contre notre patrie, ces cartels mènent une guerre contre notre frontière et notre peuple », a-t-il écrit sur les réseaux sociaux mercredi. « Il n’y aura aucun refuge ni pardon — seulement la justice. » Plus tard dans la journée, il a doublé la mise en qualifiant les trafiquants présumés de « Al-Qaïda de notre hémisphère ». Cette rhétorique n’est pas accidentelle ni exagérée pour l’effet dramatique — elle constitue le fondement juridique sur lequel repose l’ensemble de cette campagne militaire. En assimilant les cartels de drogue à des organisations terroristes comparables à Al-Qaïda, l’administration Trump cherche à justifier l’utilisation du même cadre légal qui a permis deux décennies de guerre au Moyen-Orient : l’Authorization for Use of Military Force (AUMF) adoptée par le Congrès après le 11 septembre 2001. Ce document autorise le président à utiliser « toute la force nécessaire et appropriée » contre les nations, organisations ou personnes qu’il détermine avoir planifié, autorisé, commis ou aidé les attaques terroristes.
La déclaration de « conflit armé non international »
Le 1er octobre 2025, Donald Trump a formellement notifié le Congrès que les États-Unis étaient engagés dans un « conflit armé non international » avec des « combattants illégaux » concernant les cartels de drogue dans les Caraïbes, faisant spécifiquement référence à la frappe du 15 septembre. Comme l’a expliqué le Miami Herald, « dans un conflit armé, un pays peut légalement éliminer des combattants ennemis même lorsqu’ils ne représentent aucune menace immédiate ». Cette déclaration transforme radicalement le cadre juridique dans lequel opère l’armée américaine. Elle permet essentiellement de contourner toutes les protections normalement accordées aux suspects criminels — présomption d’innocence, droit à un procès équitable, nécessité de prouver la culpabilité au-delà de tout doute raisonnable — et de les remplacer par les règles beaucoup plus permissives du droit des conflits armés. Les trafiquants présumés deviennent des « combattants ennemis » qui peuvent être tués sur la base de simples renseignements, sans avertissement préalable, sans tentative d’arrestation, sans possibilité de se rendre. C’est exactement le même mécanisme juridique qui a permis les programmes de frappes de drones américains au Pakistan, au Yémen et en Somalie pendant la guerre contre le terrorisme.
Une opinion juridique classifiée controversée
Selon CNN, l’administration Trump a développé une opinion juridique classifiée visant à légitimer les frappes létales contre une liste large et secrète de cartels et de trafiquants de drogue présumés. Les experts juridiques ont souligné l’importance de ce document, car il catégorise les trafiquants comme des combattants ennemis qui peuvent être éliminés sans supervision judiciaire. Le problème fondamental avec cette opinion classifiée est précisément cela : elle est classifiée. Ni le public américain, ni les gouvernements des pays concernés, ni les organisations internationales de défense des droits humains ne peuvent examiner les critères juridiques utilisés pour justifier ces exécutions extrajudiciaires. Qui décide exactement qu’un individu ou un navire particulier mérite d’être ciblé ? Quel niveau de preuve est requis ? Quels mécanismes de surveillance existent pour éviter les erreurs ? Toutes ces questions demeurent sans réponse publique. L’International Drug Policy Consortium (IDPC) et le Washington Office on Latin America (WOLA) ont averti que si ces frappes préfigurent d’autres opérations militaires de ce type, elles établissent un précédent dangereux qui risque de normaliser les exécutions extrajudiciaires en haute mer et d’éroder davantage les normes internationales protégeant les droits humains.
Les mensonges statistiques de Trump
Le chiffre fantaisiste de 300 000 morts
Lors d’une conférence de presse mercredi à la Maison Blanche, Donald Trump a tenté de justifier juridiquement et moralement ces frappes létales en affirmant : « Nous sommes autorisés à faire cela, et si nous le faisons par voie terrestre, nous retournerons peut-être au Congrès, mais c’est un problème de sécurité nationale. Les drogues ont tué 300 000 personnes l’année dernière. Ces drogues qui entrent, elles ont tué 300 000 Américains l’année dernière, et cela vous donne l’autorité légale. » Ce chiffre est spectaculaire, terrifiant même — et complètement faux. Selon les données provisoires des Centers for Disease Control and Prevention (CDC) et du National Center for Health Statistics, le nombre d’Américains décédés d’une overdose de drogue au cours de la dernière année s’élève à environ 75 000 personnes — un chiffre certes tragiquement élevé, mais représentant à peine le quart du nombre avancé par Trump. Le président a déjà utilisé des chiffres similairement gonflés auparavant. En septembre 2025, sans préciser qu’il parlait d’Américains, Trump avait déclaré à un journaliste que « 300 millions de personnes sont mortes de la drogue l’année dernière » — un chiffre tellement absurde qu’il dépasse presque la population totale des États-Unis, qui avoisine les 340 millions.
La confusion entre fentanyl et cocaïne
Au-delà du mensonge statistique flagrant, il existe une incohérence fondamentale dans l’argumentation de Trump concernant la justification de ces frappes. La vaste majorité des décès par overdose aux États-Unis — probablement plus de 80% des 75 000 morts annuels — sont causés par le fentanyl et d’autres opioïdes synthétiques, pas par la cocaïne que les navires ciblés sont censés transporter. Et surtout, le fentanyl est principalement transporté par voie terrestre depuis le Mexique, pas par bateau depuis l’Amérique du Sud. Comme l’a noté Britannica dans son analyse, « la majorité des décès par overdose américains proviennent du fentanyl, qui est transporté par voie terrestre depuis le Mexique. Bien que le Venezuela soit une zone de transit majeure pour la drogue, environ 75% de la cocaïne produite en Colombie est introduite en contrebande à travers l’océan Pacifique oriental, pas dans les Caraïbes. » En d’autres termes, même si toutes les embarcations ciblées transportaient effectivement de la cocaïne — ce qui n’a jamais été prouvé publiquement — et même si ces frappes réussissaient à interrompre complètement ce trafic, l’impact sur les décès par overdose aux États-Unis serait probablement minime.
L’absence totale de preuves publiques
Un aspect particulièrement troublant de cette campagne militaire est que Washington n’a publié aucune preuve à l’appui de ses affirmations selon lesquelles les cibles de ses frappes étaient effectivement des trafiquants de drogue. Aucune photographie de la cargaison saisie, aucun rapport d’analyse chimique confirmant la présence de stupéfiants, aucun interrogatoire de survivants établissant leur implication dans le trafic. Les deux seuls survivants connus — le Colombien et l’Équatorien capturés lors de la frappe du 16 octobre — ont été rapatriés et libérés sans qu’aucune accusation ne soit portée contre eux. L’homme équatorien a été relâché par les autorités de son pays précisément parce qu’« aucune plainte criminelle n’avait été déposée contre lui » et qu’il n’existait « aucune preuve justifiant sa détention ». Comment peut-on qualifier quelqu’un de « narcoterroriste » méritant une exécution sommaire, puis le libérer quelques jours plus tard sans même l’accuser d’un crime ? Cette contradiction béante sape complètement la crédibilité des justifications américaines pour ces frappes létales. Le Monde a souligné ce point crucial dans ses articles sur les frappes : « Washington n’a pas publié de preuves à l’appui de ses affirmations selon lesquelles les cibles de ses frappes étaient des trafiquants de drogue. »
Les objectifs géopolitiques cachés
Le Venezuela comme cible prioritaire
Pour les analystes régionaux, ces frappes visent avant tout à exercer une pression maximale sur le président vénézuélien Nicolas Maduro. Washington a déployé sept navires de guerre dans les Caraïbes et un dans le Golfe du Mexique officiellement dans le cadre d’une opération contre le narcotrafic, visant particulièrement le Venezuela et Maduro personnellement. En août 2024, les États-Unis ont désigné le « Cartel de los Soles » — un réseau présumé de trafic de drogue impliquant des officiels militaires vénézuéliens — comme organisation terroriste, et ont porté la récompense pour la capture de Maduro à 50 millions de dollars. James Story, ancien ambassadeur des États-Unis au Venezuela, a comparé l’usage de la force militaire contre de petits bateaux de trafic à « l’utilisation d’un chalumeau pour cuire un œuf », estimant que les trafiquants se réorganiseraient de toute façon. Le ministre de la Défense vénézuélien Vladimir Padrino a déclaré à la télévision d’État : « Les interdictions réalisées dans le Pacifique ne reçoivent pas le même traitement que celles faites ici, dans la mer des Caraïbes. Quel est le contexte derrière ce déploiement militaire aéronaval des États-Unis dans les Caraïbes ? Est-ce vraiment le trafic de drogue ? » Caracas soutient que seulement 5% de la drogue produite en Colombie tente de passer par le Venezuela vers les Caraïbes, et que l’immense majorité transite par le Pacifique.
La transition vers un objectif de changement de régime
Reuters et plusieurs médias latino-américains ont rapporté qu’initialement positionnée comme une mission visant à stopper le trafic de narcotiques vers les États-Unis, l’opération avait évolué dès la mi-octobre vers un objectif de changement de régime au Venezuela. Des figures de l’opposition vénézuélienne et des analystes indépendants ont confirmé ce changement d’orientation américaine. Trump a d’ailleurs fait savoir la semaine dernière qu’il avait autorisé des opérations clandestines de la CIA contre le Venezuela — une annonce extraordinaire qui confirme l’ampleur des ambitions américaines dans la région. L’armée américaine a constitué une force inhabituellement importante dans la mer des Caraïbes et les eaux au large du Venezuela depuis l’été 2025, alimentant les spéculations selon lesquelles Trump pourrait tenter de renverser Maduro, qui fait face à des accusations de narcoterrorisme aux États-Unis. Cette escalade s’inscrit dans une longue tradition d’instrumentalisation de la lutte antidrogue en Amérique latine. Du « Plan Colombie » aux programmes d’éradication forcée des cultures dans les Andes, ces opérations ont majoritairement privilégié les objectifs de politique étrangère au détriment des approches de santé publique, générant violence, déplacements forcés et violations des droits humains sans réduire significativement l’ampleur des marchés.
L’impact inexistant sur le trafic réel
Plusieurs experts interrogés par les médias latino-américains ont confirmé que l’impact réel de cette offensive militaire sur les tonnes de drogues qui quittent chaque jour la Colombie était absolument nul. Neuf frappes tuant 37 personnes sur de petites embarcations représentent une goutte d’eau dans l’océan du trafic transnational de stupéfiants, qui mobilise des dizaines de milliers de personnes, des centaines de tonnes de produits et des milliards de dollars chaque année. Les cartels disposent de ressources financières et logistiques qui leur permettent d’absorber ces pertes sans même ralentir leurs opérations. Comme l’a souligné James Story, les trafiquants « se réorganiseraient de toute façon ». Le Journal de Montréal a titré un article explicite : « Frappes américaines : quel est l’impact réel sur le trafic de drogues en Colombie ? Aucun, selon des experts. » Cette réalité expose le véritable objectif de ces opérations : non pas réduire effectivement le flux de drogue vers les États-Unis, mais créer un climat de tension militaire justifiant une présence navale massive dans la région et des interventions potentiellement plus larges contre les gouvernements jugés hostiles à Washington.
Les questions juridiques internationales explosives
La légalité sous le droit international
Plusieurs experts en droit international interrogés par la BBC ont suggéré que ces attaques pourraient être illégales selon le droit international. Le principe fondamental est que l’usage de la force létale en haute mer contre des navires civils — même s’ils sont soupçonnés de transporter des substances illégales — doit respecter des protocoles stricts. Normalement, les forces navales doivent d’abord tenter d’arraisonner le navire suspect, donner aux occupants la possibilité de se rendre, et n’utiliser la force létale qu’en dernier recours si le navire résiste violemment ou représente une menace immédiate. Les vidéos publiées par l’administration Trump montrent des embarcations détruites par des missiles tirés depuis les airs, sans aucune tentative visible d’interception ou de sommation préalable. Anna M. Gomez, la seule commissaire démocrate du conseil de la FCC, a déclaré dans un contexte différent mais applicable : « Cette administration n’a pas l’autorité, la capacité, ni le droit constitutionnel de surveiller le contenu ou de punir les diffuseurs pour des propos que le gouvernement n’aime pas. » Le même principe s’applique aux frappes militaires : le pouvoir exécutif ne peut pas simplement déclarer unilatéralement qu’il est en « conflit armé » avec une catégorie vaguement définie d’acteurs criminels pour contourner toutes les protections juridiques normalement applicables.
L’absence d’autorisation du Congrès
Bien que Trump ait formellement notifié le Congrès de sa déclaration de « conflit armé non international », il n’a pas demandé ni obtenu une autorisation législative spécifique pour mener ces opérations militaires létales. Il s’appuie plutôt sur l’AUMF de 2001 adoptée après le 11 septembre — un document vieux de presque un quart de siècle, rédigé dans le contexte spécifique des attaques d’Al-Qaïda, et qui a été largement critiqué pour avoir permis une expansion incontrôlée du pouvoir présidentiel de faire la guerre sans approbation parlementaire. Lorsqu’un journaliste lui a demandé mercredi si son administration avait l’autorité pour ces frappes, Trump a répondu : « Nous avons l’autorité légale. Nous sommes autorisés à faire cela. » Puis il a ajouté de manière révélatrice : « Si nous le faisons par voie terrestre, nous retournerons probablement au Congrès et expliquerons exactement ce que nous faisons. » Cette déclaration confirme que l’administration reconnaît implicitement les limites juridiques de ses actions actuelles et sait qu’une extension terrestre de ces opérations nécessiterait une légitimation législative supplémentaire. Mais pourquoi les frappes maritimes ne nécessiteraient-elles pas la même approbation parlementaire ? La distinction semble entièrement arbitraire et fondée sur l’opportunisme politique plutôt que sur des principes juridiques cohérents.
Les précédents dangereux établis
Si ces opérations se poursuivent et se normalisent, elles établissent des précédents extrêmement dangereux pour l’ordre international. Imaginez si d’autres pays adoptaient la même logique : la Russie pourrait déclarer être en « conflit armé » avec les trafiquants d’armes ukrainiens et bombarder des navires en mer Noire. La Chine pourrait qualifier les pêcheurs taïwanais de « combattants illégaux » et les cibler en haute mer. L’Arabie saoudite pourrait intensifier ses frappes contre les présumés contrebandiers d’armes yéménites sans aucun processus judiciaire. Chacun de ces scénarios serait considéré comme une violation flagrante du droit international — mais sur quelle base morale ou juridique les États-Unis pourraient-ils les condamner s’ils pratiquent exactement les mêmes méthodes ? L’IDPC et WOLA ont averti que ces frappes « risquent de normaliser les exécutions extrajudiciaires en haute mer et d’éroder davantage les normes internationales protégeant les droits humains ». Cette militarisation illustre comment la rhétorique sécuritaire de la guerre contre la drogue sert de paravent à des agendas politiques déconnectés des réalités sociales et sanitaires, générant de nouvelles violations des droits fondamentaux sans réduire les dommages liés aux drogues.
Les divisions internes et les critiques
Le malaise au sein de l’appareil sécuritaire
Bien que l’administration Trump présente ces opérations comme bénéficiant d’un soutien unanime de l’appareil sécuritaire américain, des fissures commencent à apparaître. Plusieurs officiels militaires et de renseignement, s’exprimant sous couvert d’anonymat, ont fait part de leurs préoccupations concernant la légalité douteuse de ces frappes et le risque d’escalade incontrôlée. L’utilisation de l’AUMF de 2001 pour justifier des frappes contre des trafiquants de drogue en Amérique latine représente une interprétation si étendue du texte original que même certains juristes conservateurs expriment leur malaise. Le fait que les deux survivants de la frappe du 16 octobre aient été rapatriés et libérés sans accusation suggère que l’administration elle-même n’était pas confiante dans sa capacité à prouver leur implication criminelle devant un tribunal. Cette incertitude juridique crée un environnement opérationnel ambigu où les commandants militaires sur le terrain peuvent hésiter sur les règles d’engagement exactes qu’ils doivent suivre — une recette pour des erreurs catastrophiques et des dommages collatéraux.
Les réactions des gouvernements latino-américains
Les gouvernements d’Amérique latine — même ceux traditionnellement alliés de Washington — observent ces développements avec une inquiétude croissante. La Colombie, bien qu’officiellement partenaire des États-Unis dans la lutte antidrogue, n’a pas été consultée avant les frappes dans les eaux au large de ses côtes. Le 17 octobre, une frappe a ciblé un navire présumé appartenir à l’Armée de libération nationale (ELN), un groupe de guérilla colombien, tuant trois personnes. L’ELN a catégoriquement nié toute implication avec le navire allégué ou tout autre bateau de trafic de drogue. Cette dénégation soulève la question troublante : si même les organisations présumées ciblées nient leur implication, sur quelle base les États-Unis affirment-ils avec certitude l’identité de leurs cibles ? Le gouvernement vénézuélien médiatise davantage ses propres opérations antidrogue depuis le déploiement américain, montrant régulièrement des images spectaculaires d’explosions de laboratoires, de destruction de pistes clandestines ou de petits avions abattus — une guerre de communication visant à contrer le narratif américain selon lequel Maduro serait complice du trafic.
L’opposition des organisations de défense des droits humains
Les organisations internationales de défense des droits humains ont réagi avec une alarme unanime à ces développements. Human Rights Watch, Amnesty International, l’IDPC et WOLA ont toutes publié des déclarations condamnant ces frappes comme des violations potentielles du droit international humanitaire et des droits humains fondamentaux. « Alors que d’autres pays, à l’instar de la Suisse, mettent en œuvre des politiques de réduction des risques et explorent ou ont privilégié la décriminalisation, les États-Unis persistent dans une logique répressive qui échoue à réduire les dommages tout en générant de nouvelles violations des droits fondamentaux », a déclaré l’IDPC dans un communiqué. Ces organisations soulignent que la « guerre contre la drogue » a historiquement servi de prétexte à des interventions militaires américaines en Amérique latine qui ont causé des souffrances humaines massives sans résoudre les problèmes sous-jacents de production, trafic et consommation de stupéfiants. La vraie solution aux décès par overdose aux États-Unis réside dans des politiques de santé publique — traitement, prévention, réduction des risques — pas dans le bombardement de petites embarcations au large des côtes sud-américaines.
L'avenir incertain de cette campagne
L’extension potentielle aux opérations terrestres
La déclaration de Trump selon laquelle « nous frapperons très fort quand ils entreront par voie terrestre » suggère que l’administration envisage sérieusement d’étendre ces opérations au-delà des cibles maritimes. « Nous sommes totalement préparés à le faire. Et nous retournerons probablement au Congrès et expliquerons exactement ce que nous faisons lorsque nous interviendrons sur terre », a-t-il déclaré mercredi. Cette extension représenterait une escalade massive qui transformerait effectivement ces opérations en une guerre terrestre contre des groupes armés en Amérique latine — exactement le type d’intervention militaire qui a historiquement produit des catastrophes humanitaires prolongées. Les précédents du Plan Colombie, de l’intervention au Panama en 1989, et des multiples opérations militaires américaines en Amérique centrale pendant la Guerre froide devraient servir d’avertissement. Chacune de ces interventions a été justifiée par des rhétoriques nobles — lutte contre le communisme, protection de la démocratie, guerre contre la drogue — et chacune a laissé derrière elle des sociétés profondément traumatisées, des institutions affaiblies, et des problèmes non résolus.
Le rythme d’escalade préoccupant
Le rythme d’accélération de ces opérations est particulièrement inquiétant. Entre la première frappe début septembre et la neuvième fin octobre, l’administration Trump a tué 37 personnes en moins de deux mois — une moyenne d’environ une frappe tous les cinq jours. Les deux dernières frappes ont été espacées de moins de 24 heures, suggérant une intensification opérationnelle. Si ce rythme se maintient ou s’accélère encore, nous pourrions voir des centaines de morts d’ici la fin de l’année 2025. Et si l’extension aux opérations terrestres se concrétise, le bilan humain pourrait exploser en quelques semaines. Pete Hegseth a été explicite dans ses déclarations : « Ces frappes continueront, jour après jour. Ce ne sont pas simplement des passeurs de drogue — ce sont des narcoterroristes apportant mort et destruction dans nos villes. Ces organisations terroristes désignées sont l’Al-Qaïda de notre hémisphère et n’échapperont pas à la justice. Nous les trouverons et les éliminerons, jusqu’à ce que la menace pour le peuple américain soit éteinte. » Cette rhétorique d’éradication totale suggère qu’aucune limite temporelle ou géographique n’est envisagée pour ces opérations.
Les risques de conflit régional élargi
Si les opérations américaines continuent à s’étendre géographiquement et à s’intensifier, le risque d’un conflit régional élargi devient réel. Le Venezuela dispose de forces armées substantielles et pourrait décider de répondre militairement si les États-Unis franchissent certaines lignes rouges — par exemple en frappant des cibles sur le territoire vénézuélien lui-même. La Colombie, malgré ses relations compliquées avec les États-Unis, pourrait se retrouver involontairement entraînée dans un conflit si des opérations terrestres américaines sur son sol déclenchent des réactions violentes de groupes armés. Les pays voisins — Équateur, Pérou, Bolivie, Brésil — observent avec nervosité cette militarisation croissante de la lutte antidrogue et pourraient se sentir obligés de prendre position si la situation dégénère. L’Organisation des États américains (OEA) et d’autres institutions régionales sont étrangement silencieuses pour le moment, mais une escalade majeure pourrait les forcer à intervenir diplomatiquement, créant potentiellement une crise institutionnelle si les positions s’avèrent irréconciliables. Le spectre d’une guerre régionale en Amérique latine, déclenchée par une campagne antidrogue américaine hors de contrôle, n’est plus entièrement fantaisiste.
Conclusion
La neuvième frappe militaire américaine contre un navire présumé transporteur de drogue dans le Pacifique Est, tuant trois personnes et portant le bilan total à 37 morts en moins de deux mois, marque un tournant décisif dans ce qui ressemble de moins en moins à une opération antidrogue légitime et de plus en plus à une guerre non déclarée contre l’Amérique latine. L’extension géographique des opérations des Caraïbes vers le Pacifique, la rhétorique incendiaire comparant les trafiquants présumés à Al-Qaïda, et la déclaration formelle d’un « conflit armé non international » révèlent l’ampleur des ambitions de l’administration Trump — des ambitions qui dépassent largement la simple interdiction du trafic de stupéfiants pour embrasser des objectifs géopolitiques beaucoup plus larges, notamment le renversement du régime de Nicolas Maduro au Venezuela. Les mensonges statistiques du président — multipliant par quatre le nombre réel de morts par overdose pour justifier des exécutions extrajudiciaires — l’absence totale de preuves publiques concernant la culpabilité des personnes tuées, et la libération sans accusation des seuls survivants connus sapent complètement la crédibilité morale et juridique de cette campagne. Les experts en droit international avertissent que ces frappes pourraient violer les normes fondamentales protégeant les droits humains, établissant des précédents dangereux qui pourraient être exploités par d’autres puissances pour justifier leurs propres violations.
Ce qui rend cette situation particulièrement alarmante, c’est le rythme d’escalade incontrôlé et les signaux clairs que l’administration Trump envisage d’étendre ces opérations aux cibles terrestres — une transformation qui convertirait effectivement cette campagne en une guerre terrestre ouverte en Amérique du Sud. Pete Hegseth a promis que « ces frappes continueront, jour après jour » jusqu’à ce que la menace soit « éteinte » — une rhétorique d’éradication totale qui ne reconnaît aucune limite temporelle ni géographique. Les gouvernements latino-américains observent avec une inquiétude croissante, les organisations de défense des droits humains condamnent unanimement ces développements, et même au sein de l’appareil sécuritaire américain des voix s’élèvent pour questionner la légalité et la sagesse de ces actions. Pourtant, rien ne semble ralentir cette machine de guerre qui s’est mise en branle. L’impact réel sur le trafic de drogue vers les États-Unis ? Absolument nul selon les experts — les cartels disposent de ressources suffisantes pour absorber ces pertes sans même ralentir leurs opérations. L’impact sur les décès par overdose aux États-Unis ? Probablement imperceptible, puisque la majorité des morts proviennent du fentanyl transporté par voie terrestre depuis le Mexique, pas de la cocaïne sud-américaine. Le véritable objectif de cette campagne n’est pas la santé publique ni la réduction effective du trafic — c’est la projection de puissance militaire, la pression géopolitique sur des régimes jugés hostiles, et la légitimation d’un cadre juridique permettant au président d’ordonner des exécutions extrajudiciaires sans supervision parlementaire ni judiciaire. Trente-sept morts et ce n’est que le début.