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Reagan contre les tarifs : les mots interdits

La publicité en question est d’une simplicité dévastatrice. Elle s’ouvre sur des images de paysages américains — des champs de blé dorés, des usines fumantes, des ouvriers au travail — accompagnées de la voix immédiatement reconnaissable de Ronald Reagan. « Quand quelqu’un dit ‘Imposons des tarifs sur les importations étrangères’, cela semble patriotique, comme si on protégeait les produits et emplois américains », commence Reagan, sa voix chaleureuse et rassurante résonnant comme un écho du passé. « Et parfois, pendant un court moment, ça fonctionne. Mais seulement pour un court moment. » Puis vient le coup fatal : « Mais sur le long terme, ces barrières commerciales blessent chaque travailleur et consommateur américain. » La caméra montre alors des visages d’Américains ordinaires — des mères, des pères, des enfants — pendant que Reagan continue son plaidoyer passionné pour le libre-échange.

« Les tarifs élevés mènent inévitablement à des représailles de la part des pays étrangers et au déclenchement de guerres commerciales féroces », poursuit la voix de Reagan. « Puis le pire arrive. Les marchés rétrécissent et s’effondrent. Les entreprises et industries ferment et des millions de personnes perdent leur emploi. » Ces mots — prononcés par Reagan lui-même le 25 avril 1987 dans une allocution radio nationale sur le libre-échange — résonnaient avec une force prophétique en 2025. Comme si le défunt président regardait depuis sa tombe la catastrophe que Trump était en train de créer et implorait ses compatriotes de ne pas répéter les erreurs du passé. La publicité se terminait sur une image vintage de Reagan parlant dans un microphone, suivie d’un message simple mais puissant : « Les emplois et la croissance américains sont en jeu. »

Le contexte du discours original de Reagan

Pour comprendre pourquoi cette publicité a tant enragé Trump, il faut comprendre le contexte du discours original de Reagan. En avril 1987, les États-Unis traversaient une période de tensions commerciales intenses avec le Japon. Les entreprises japonaises — Toyota, Sony, Panasonic — inondaient le marché américain de produits de haute qualité à bas prix, écrasant les géants américains comme General Motors et RCA. La pression politique montait pour que Reagan impose des mesures protectionnistes massives contre Tokyo. Quelques jours avant son allocution radio, Reagan avait effectivement imposé des tarifs sur certains semi-conducteurs japonais, citant des pratiques commerciales déloyales. Mais dans son discours du 25 avril, il voulait expliquer pourquoi ces tarifs étaient une exception limitée et non une politique générale.

« Nous avons des preuves claires que des compagnies japonaises se livrent à des pratiques qui violent un accord entre le Japon et les États-Unis », avait déclaré Reagan — une partie du discours que la publicité ontarienne n’incluait pas. « Nous attendons de nos partenaires commerciaux qu’ils respectent leurs accords. » Mais Reagan avait ensuite mis en garde contre l’élargissement de ces mesures ciblées en une guerre commerciale totale. « À travers le monde, il y a une prise de conscience croissante que le chemin vers la prospérité pour toutes les nations passe par le rejet de la législation protectionniste et la promotion d’une concurrence libre et équitable », avait-il affirmé. C’était cette vision — libre-échange, compétition loyale, rejet du protectionnisme généralisé — que l’Ontario voulait rappeler aux Américains. Et c’était précisément cette vision que Trump détestait par-dessus tout.

Une campagne publicitaire à 75 millions de dollars

Le gouvernement de l’Ontario n’avait pas lancé cette campagne à la légère. Le premier ministre provincial Doug Ford — habituellement un allié conservateur qui partageait beaucoup des positions de Trump — avait pris la décision audacieuse d’investir 75 millions de dollars dans une offensive médiatique directement ciblée sur le public américain. La publicité diffusait sur toutes les grandes chaînes de télévision américaines, y compris pendant les événements sportifs majeurs comme la Série mondiale de baseball opposant les Blue Jays de Toronto aux Dodgers de Los Angeles. L’objectif était clair : contourner Trump et parler directement aux citoyens américains, en utilisant leurs propres héros politiques pour leur expliquer pourquoi les tarifs présidentiels leur faisaient du tort. C’était une stratégie brillante, audacieuse, et extrêmement risquée.

Ford avait adopté une approche beaucoup plus confrontationnelle que le gouvernement fédéral canadien dirigé par le premier ministre Mark Carney. Alors que Carney privilégiait la diplomatie traditionnelle — rencontres discrètes, négociations à huis clos, compromis prudents — Ford allait directement au peuple américain avec un message simple : vos propres dirigeants républicains vous ont toujours dit que les tarifs étaient mauvais pour vous, alors pourquoi laissez-vous Trump détruire votre économie ? La publicité ne mentionnait jamais Trump par son nom. Elle n’attaquait pas directement le président. Elle se contentait de laisser Reagan parler, sachant que ses mots contredisaient totalement la rhétorique trumpienne. Et c’était précisément cette subtilité — cette utilisation d’une icône républicaine intouchable pour démolir la politique trumpienne — qui rendait la pub si dévastatrice. Et si dangereuse.

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