Une fermeture gouvernementale instrumentalisée
Contrairement aux fermetures gouvernementales précédentes, celle d’octobre 2025 ne résulte pas simplement d’une impasse budgétaire entre républicains et démocrates. Elle est le produit d’un calcul politique froid où chaque jour de dysfonctionnement sert les intérêts du pouvoir exécutif. Trump refuse catégoriquement de rencontrer les dirigeants démocrates Chuck Schumer et Hakeem Jeffries avant la réouverture du gouvernement, créant ainsi une boucle kafkaïenne où la résolution de la crise nécessite une négociation que le président lui-même rend impossible. Le 21 octobre, il a déclaré sans ambages qu’il ne serait pas « extorqué » par les démocrates, transformant une responsabilité constitutionnelle en affrontement personnel. Cette posture n’est pas de l’incompétence — c’est de la tactique pure.
Pendant que les fonctionnaires fédéraux manquent leurs premières paies complètes le 24 octobre, pendant que les militaires se demandent s’ils recevront leurs salaires le 31, Trump prépare tranquillement un voyage en Asie prévu pour le 25, laissant derrière lui un gouvernement en ruines et un Congrès paralysé. Chaque jour de fermeture affaiblit les institutions qu’il cherche à soumettre, chaque semaine de chaos habitue la population à l’idée qu’un président peut gouverner par décret et par intimidation. Le chaos n’est plus l’exception — il devient la norme, l’outil privilégié d’une administration qui a compris que la destruction institutionnelle peut servir de fondation à un nouveau type de pouvoir.
Le chantage budgétaire comme arme politique
Le 16 octobre, pour la dixième fois consécutive, le Sénat a rejeté le projet de loi de dépenses adopté par la Chambre des représentants. Les votes suivent des lignes partisanes strictes, à l’exception de quelques transfuges : les sénateurs démocrates Fetterman, Cortez Masto et King ont voté avec les républicains, tandis que le républicain Paul a voté contre son propre parti. Ces défections marginales ne changent rien au blocage fondamental. Le 23 octobre, une proposition visant à garantir la paie des troupes militaires et des employés fédéraux essentiels pendant la fermeture a échoué avec cinquante-quatre voix pour contre quarante-cinq, n’atteignant pas le seuil de soixante voix nécessaire au Sénat. Des soldats américains en service actif ne savent pas s’ils recevront leur prochaine paie, non pas à cause d’une crise économique mais d’un choix politique délibéré.
Le président de la Chambre, Johnson, a annoncé dès le 3 octobre qu’il prolongeait la pause de la Chambre d’une semaine supplémentaire, puis encore jusqu’au 19 octobre — une pause qui ne s’est jamais terminée. La Chambre fonctionne désormais avec un préavis de quarante-huit heures pour revenir, selon Johnson, ce qui signifie qu’elle ne fonctionne pas du tout. Cette abdication du pouvoir législatif n’est pas accidentelle : c’est le résultat d’une stratégie où Trump a compris qu’un Congrès dysfonctionnel lui laisse les mains libres pour gouverner par décret, pour imposer sa volonté sans les contraintes habituelles de la séparation des pouvoirs.
Le voyage stratégique en pleine crise
Le timing du départ de Trump pour l’Asie le 25 octobre n’est pas fortuit. En quittant Washington au moment le plus critique de la fermeture gouvernementale, il garantit effectivement que la crise continuera pendant plusieurs jours supplémentaires, puisqu’il est le seul à pouvoir signer une législation pour y mettre fin. Ce n’est pas de la négligence — c’est une démonstration de pouvoir calculée. Le message est clair : le gouvernement américain ne peut fonctionner sans lui, et s’il choisit de partir, tout s’arrête. Cette personnalisation extrême du pouvoir exécutif transforme la présidence en monarchie élective, où les institutions ne sont que des extensions de la volonté présidentielle plutôt que des structures autonomes avec leurs propres légitimités.
Le Département de l'efficacité gouvernementale comme cheval de Troie
Une création orwellienne sans base légale
Au cœur de cette stratégie de démantèlement se trouve une création orwellienne : le Département de l’efficacité gouvernementale, connu sous l’acronyme DOGE. Dirigé par Elon Musk, l’homme le plus riche du monde qui conserve simultanément ses fonctions de PDG de Tesla et SpaceX, ce département n’a aucune existence légale établie par le Congrès. Il a été créé par simple décret présidentiel le 20 janvier 2025, jour de l’investiture de Trump. Son budget reste mystérieux, son personnel inconnu, ses pouvoirs flous — mais ses effets sont dévastateurs. Le 11 février 2025, Trump a signé un décret donnant à Musk encore plus d’autorité sur la fonction publique fédérale, ordonnant à chaque agence de « collaborer et consulter » avec DOGE pour réduire massivement les effectifs.
Musk, qui n’a aucune expérience gouvernementale mais une réputation bien établie de licenciements brutaux dans le secteur privé, applique maintenant ses méthodes de Twitter à l’appareil d’État américain. Les premiers licenciements ciblent les employés en période probatoire, les plus vulnérables juridiquement. L’Office of Personnel Management a envoyé à deux millions de fonctionnaires fédéraux un courriel intitulé « Une fourche dans le chemin », offrant une démission différée — une technique d’intimidation directement inspirée des purges massives que Musk a orchestrées après son rachat de Twitter. La rémunération des travailleurs fédéraux représente seulement trois pour cent du budget fédéral, ce qui signifie que cette offensive n’a rien à voir avec l’efficacité budgétaire — elle vise à détruire la bureaucratie professionnelle et indépendante qui pourrait résister aux caprices présidentiels.
Les conflits d’intérêts comme trophées
Les conflits d’intérêts ne sont même plus dissimulés — ils sont affichés comme des trophées. Le Consumer Financial Protection Bureau, qui réglemente les institutions financières pour protéger les consommateurs, a reçu l’ordre de son directeur — nommé par Trump — de cesser presque toutes ses opérations. Elon Musk a publié « RIP CFPB » sur son compte X, célébrant la mort d’une agence qui aurait dû surveiller son propre projet de service de paiement mobile développé avec Visa. L’agence américaine de l’environnement a perdu un quart de ses effectifs suite aux coupes budgétaires drastiques ordonnées par Trump. Les inspecteurs généraux, ces gardiens internes de la légalité et de l’éthique dans chaque agence, ont été systématiquement limogés dès les premiers jours du second mandat.
La purge de la fonction publique fédérale
La théorie du « Deep State » — cet État profond conspirationniste que Trump dénonce depuis des années — sert maintenant de justification idéologique à une purge massive des fonctionnaires fédéraux jugés insuffisamment loyaux. Les agents du FBI et du Département de la Justice impliqués dans des enquêtes concernant Trump ou les émeutiers du 6 janvier 2021 ont été écartés. À leur place, l’administration installe des partisans radicaux, souvent sans expérience pertinente mais d’une loyauté absolue envers le président. Certains sont liés à une idéologie de nationalisme chrétien, d’autres à des mouvements ouvertement autoritaires. Le critère de sélection n’est plus la compétence technique ou l’intégrité professionnelle — c’est la fidélité personnelle à Donald Trump.
L'immunité présidentielle comme bouclier juridique
La décision historique de la Cour suprême
Cette accumulation de pouvoir trouve son fondement juridique dans une décision historique de la Cour suprême rendue le 1er juillet 2024 dans l’affaire Trump contre États-Unis. Par une majorité conservatrice de six contre trois, la plus haute juridiction américaine a accordé aux présidents une immunité absolue pour les actes commis dans le cadre de leurs prérogatives constitutionnelles essentielles, et une immunité présumée pour tous les autres actes officiels. Cette décision, qualifiée d’« anti-démocratique » par de nombreux experts juridiques et historiens, a fondamentalement transformé la relation entre le président et la loi.
La juge Sonia Sotomayor a rédigé une dissidence cinglante où elle écrit que « la relation entre le président et le peuple qu’il sert a changé irrévocablement » et que « dans chaque usage du pouvoir officiel, le président est maintenant un roi au-dessus de la loi ». Cette immunité n’est pas théorique — elle guide directement les actions de Trump en 2025. Sachant qu’il ne peut être poursuivi pour ses actes officiels, il multiplie les décrets qui défient ouvertement la Constitution et les lois votées par le Congrès. En avril, il a tenté de suspendre des fonds fédéraux destinés aux programmes sociaux et de santé, créant un chaos budgétaire avant que la justice ne bloque temporairement cette initiative.
Les décrets qui défient la Constitution
Trump a également cherché à remettre en cause le droit du sol par décret exécutif, malgré sa protection explicite par le Quatorzième Amendement. Chaque tentative, même bloquée, repousse les limites du possible, normalise l’impensable. Le 22 mars 2025, il a révoqué les habilitations de sécurité de plusieurs individus spécifiques, les empêchant d’accéder à des informations classifiées — une mesure qui semble viser des témoins potentiels ou des experts qui pourraient témoigner contre l’administration. Le 9 avril, il a signé un décret « traitant des risques associés à un divulgateur scandaleux et diffuseur de mensonges », ciblant nommément Chris Krebs, ancien directeur de la Cybersecurity and Infrastructure Security Agency qui avait contredit les allégations de fraude électorale de Trump en 2020.
L’érosion des protections juridiques
Ces actions créent un environnement d’intimidation où contester le président peut entraîner des représailles directes. Même lorsque les tribunaux bloquent certaines initiatives de Trump — comme sa tentative de suspendre les fonds fédéraux ou d’abolir le droit du sol — ces victoires judiciaires restent fragiles. L’administration répond souvent en reformulant légèrement ses décrets et en réessayant, dans un processus d’attrition juridique qui épuise les ressources des organisations de défense des droits civils. De plus, avec trois juges de la Cour suprême nommés par Trump lui-même, la plus haute juridiction a déjà montré sa disposition à interpréter généreusement les pouvoirs présidentiels. La décision sur l’immunité présidentielle de juillet 2024 n’est que le début — d’autres décisions favorables à l’exécutif sont attendues dans les mois qui viennent.
Les conséquences humaines de la fermeture gouvernementale
Des millions de fonctionnaires en otages
Derrière les manœuvres politiques et les stratégies de pouvoir, il y a des vies réelles détruites par cette paralysie intentionnelle. Près de 1,8 million de chèques de paie de fonctionnaires civils fédéraux ont été retardés en octobre 2025. Le 2 octobre, des employés non partisans du Département de l’Éducation, placés en congé forcé, ont allégué que leurs réponses automatiques d’absence du bureau avaient été manipulées pour blâmer les démocrates pour la fermeture — une violation potentielle du Hatch Act qui interdit l’utilisation des ressources gouvernementales à des fins politiques partisanes. Des familles de militaires ne savent pas si les prochaines paies arriveront le 31 octobre, malgré leur statut d’« employés essentiels » qui les oblige à continuer de travailler.
Le Département de la Défense a dû jongler avec son budget pour s’assurer que les militaires recevaient leurs derniers paiements, mais cette improvisation ne peut durer indéfiniment. Des programmes sociaux critiques sont suspendus, des services de santé publique interrompus, des inspections de sécurité alimentaire annulées. Le 8 octobre, la représentante Jennifer Kiggans a proposé une législation pour payer les membres de l’armée pendant la fermeture, avec plus de cent quarante co-parrains — mais le président de la Chambre Johnson a refusé de mettre le projet au vote, déclarant que la Chambre avait déjà approuvé une résolution de financement temporaire jusqu’au 21 novembre et que les démocrates devaient simplement l’accepter. Cette souffrance humaine n’est pas un dommage collatéral regrettable — elle fait partie de la stratégie.
Le chantage par la précarité financière
Chaque jour de fermeture augmente la pression sur les démocrates pour qu’ils capitulent aux demandes républicaines, et chaque famille en difficulté financière devient un otage involontaire dans cette négociation brutale. Des fonctionnaires qui ont consacré leur carrière au service public se retrouvent incapables de payer leur hypothèque, d’acheter des médicaments, de nourrir leurs enfants. Des militaires en service actif, qui risquent leur vie pour le pays, ne savent pas s’ils pourront payer leur loyer le mois prochain. Cette précarisation délibérée des employés fédéraux sert un double objectif : forcer une capitulation politique immédiate et décourager à long terme les gens compétents d’entrer dans la fonction publique, créant ainsi un vide que l’administration peut remplir avec des partisans loyaux.
La communication comme arme de distraction massive
La stratégie du chaos informationnel
Trump a perfectionné ce que certains analystes appellent la « stratégie du chaos » : submerger l’espace public de provocations, de controverses et d’outrages quotidiens au point que l’attention collective s’effondre sous le poids de la saturation informationnelle. En avril 2025, il a ouvertement évoqué la possibilité d’un troisième mandat présidentiel, défiant directement la Constitution qui limite les présidents à deux mandats. Cette suggestion n’est pas une promesse sérieuse — c’est une grenade dégoupillée lancée dans le débat public pour créer de l’indignation, détourner l’attention d’autres actions plus concrètes, tester les limites du tolérable.
L’historienne Ruth Ben-Ghiat, spécialiste des régimes autoritaires, explique que ces provocations extrêmes sont délibérées : elles fatiguent la résistance, normalisent l’anormal, font paraître presque raisonnables les abus qui suivent. Chaque jour apporte son lot de déclarations incendiaires, de décrets controversés, d’attaques personnelles contre des adversaires. Le 9 avril, Trump a signé un décret ordonnant « la révocation des réglementations illégales », une formulation si vague qu’elle peut justifier l’annulation de pratiquement n’importe quelle règle fédérale. Le même jour, il a ordonné un « examen de l’acquisition proposée de United States Steel Corporation », intervenant directement dans une transaction d’entreprise privée pour des raisons qui semblent plus politiques qu’économiques.
L’avalanche de décrets et de provocations
Le 25 mars, il a déclassifié immédiatement des documents liés à l’enquête Crossfire Hurricane du FBI sur l’ingérence russe dans l’élection de 2016, non pas par souci de transparence mais pour alimenter des théories conspirationnistes contre ses ennemis perçus. Cette avalanche d’actions rend impossible toute couverture médiatique cohérente ou toute mobilisation citoyenne focalisée — exactement comme prévu. Les termes « multiculturalisme » et « discrimination » ont été bannis des bases de données officielles, comme si effacer les mots pouvait effacer les réalités qu’ils décrivent. Cette réécriture orwellienne du langage gouvernemental fait partie d’un projet plus vaste de contrôle de la réalité elle-même, où ce qui ne peut être nommé officiellement cesse d’exister dans le discours public.
Le projet d'un ordre politique durable
La construction d’un régime au-delà de Trump
Ce qui se déroule actuellement aux États-Unis n’est pas simplement une présidence chaotique qui prendra fin en janvier 2029. C’est la construction méthodique d’un nouvel ordre politique conçu pour durer bien au-delà de Trump lui-même. L’historien Gary Gerstle, interrogé par Le Grand Continent, affirme sans ambiguïté : « Trump veut être roi — si on le laisse faire, il le sera ». Les stratèges de l’entourage du président comprennent les différents éléments nécessaires à la construction d’un régime autoritaire stable. Ils ont élargi la base électorale du Parti républicain, attirant de nouveaux groupes démographiques comme les jeunes hommes asiatiques, latino-américains et afro-américains qui ne soutenaient pas Trump auparavant.
Ils ont développé une théorie juridique du pouvoir présidentiel — la doctrine de l’« exécutif unitaire » — que la Cour suprême a validée et que l’administration exploite impitoyablement pour affaiblir le Congrès et les tribunaux. Ils ont construit un écosystème médiatique parallèle sur les réseaux sociaux, contournant les médias traditionnels pour diffuser leur message directement aux électeurs. Ils ont articulé une vision politique simple et puissante résumée par le slogan « Make America Great Again » : renverser les élites culturelles des côtes, relocaliser l’industrie manufacturière, célébrer l’Amérique plutôt que de s’attarder sur ses défauts, imposer la puissance américaine à tous ceux perçus comme des menaces.
Un projet générationnel de transformation
Ce n’est pas l’improvisation d’une seule administration — c’est un projet générationnel pour transformer fondamentalement le système politique américain en concentrant le pouvoir dans l’exécutif et en éliminant systématiquement toute institution capable de le contraindre. Des précédents dangereux pour les démocraties mondiales émergent de cette expérience. Des dirigeants autoritaires du monde entier observent attentivement les techniques que Trump utilise pour neutraliser les contre-pouvoirs démocratiques sans recourir à un coup d’État militaire classique. Le secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte, appellerait déjà Trump « papa » selon Gary Gerstle, symptôme d’une servilité internationale face au pouvoir américain.
Les ondes de choc internationales
Des pays où la démocratie reste fragile — en Europe de l’Est, en Amérique latine, en Asie — voient dans le modèle Trump une feuille de route pour consolider le pouvoir exécutif sous couvert de légalité formelle. Utilisez les tribunaux pour neutraliser vos opposants, purger la fonction publique de toute indépendance, créer une crise permanente qui justifie les pouvoirs d’urgence, submerger l’espace public de provocations pour épuiser la résistance, récrire les règles institutionnelles pour favoriser votre camp. Si la démocratie la plus ancienne et la plus puissante du monde peut être transformée en quasi-autocratie sans que cela provoque de réaction internationale efficace, quel message cela envoie-t-il aux autocrates en herbe partout ailleurs ? Les institutions démocratiques ne tombent pas d’un seul coup dans un fracas spectaculaire — elles s’érodent progressivement, procédure par procédure, norme par norme, jusqu’à ce qu’il ne reste que la coquille vide de formes constitutionnelles vidées de leur substance.
Les groupes d'intérêt dans la ligne de mire
L’offensive contre la société civile
Les organisations de la société civile — associations environnementales, groupes de défense des droits civils, syndicats — se retrouvent directement dans le viseur de l’administration Trump. Un article d’E&E News du 23 octobre titre « Les groupes écologistes se préparent à vivre dans le collimateur de Trump », décrivant comment les organisations environnementales anticipent des attaques coordonnées visant à détruire leur capacité opérationnelle. Ces attaques ne sont pas métaphoriques : elles incluent des enquêtes fiscales punitives, des révocations de statut d’organisation à but non lucratif, des poursuites judiciaires pour « diffamation » contre les organisations qui critiquent les politiques gouvernementales.
L’American Civil Liberties Union (ACLU) et d’autres organisations de défense des libertés civiles multiplient les recours juridiques, mais leurs ressources s’épuisent face à l’avalanche de décrets contestables produits par l’administration. Les syndicats de fonctionnaires fédéraux ont intenté plusieurs procès contre DOGE, contestant sa légalité et ses méthodes, mais un juge fédéral a récemment refusé d’empêcher l’initiative de « démission différée » envoyée à deux millions d’employés fédéraux. Cette offensive contre les corps intermédiaires de la société civile s’inscrit dans une logique autoritaire classique : éliminer toutes les structures qui peuvent organiser une résistance collective, isoler les individus face à un État tout-puissant, créer un vide institutionnel que seul le pouvoir exécutif peut remplir.
La guerre d’usure juridique
Les organisations qui survivront à cette période ne seront pas celles qui combattent le plus efficacement — ce seront celles qui épuisent leurs adversaires, qui disposent de ressources financières suffisantes pour tenir dans une guerre d’usure juridique qui pourrait durer des années. Un phénomène particulièrement insidieux se développe : des gens ordinaires, des fonctionnaires de carrière, des professionnels sans opinions politiques tranchées, se retrouvent transformés en collaborateurs involontaires du projet autoritaire de Trump simplement en continuant à faire leur travail. Un article de The New Republic du 21 octobre explore cette psychologie de la collaboration, expliquant comment des individus rationnels peuvent devenir complices d’un système qu’ils désapprouvent fondamentalement.
Le piège de la collaboration passive
Le fonctionnaire qui applique un décret manifestement anticonstitutionnel parce qu’il craint de perdre son emploi, le juge qui interprète généreusement les pouvoirs présidentiels par conservatisme institutionnel, le journaliste qui normalise les actions de Trump en les traitant comme de simples controverses politiques plutôt que comme des attaques contre la démocratie — tous participent malgré eux à la consolidation du pouvoir autoritaire. Ce piège est difficile à éviter : résister ouvertement peut signifier perdre son gagne-pain, être ostracisé professionnellement, voire faire face à des représailles légales. Mais obéir passivement renforce le système que l’on prétend désapprouver. Cette zone grise morale, où la ligne entre pragmatisme et collaboration devient floue, est précisément l’espace que les régimes autoritaires exploitent le plus efficacement. Ils n’ont pas besoin que tout le monde soit un partisan fanatique — ils ont juste besoin que suffisamment de gens ordinaires continuent à faire fonctionner la machine par inertie, par peur, par lassitude.
La temporalité stratégique de la crise
Un calendrier calculé pour maximiser la pression
Le timing de cette fermeture gouvernementale n’est pas accidentel. En déclenchant la crise début octobre, Trump s’assure qu’elle s’étire pendant des semaines cruciales, créant une atmosphère de chaos permanent juste avant des échéances budgétaires importantes. Le 25 octobre, il quitte Washington pour un voyage de plusieurs jours en Asie, garantissant effectivement que la fermeture continuera pendant son absence puisqu’il est le seul à pouvoir signer une législation pour y mettre fin. Cette temporalité est calculée : prolonger la crise jusqu’à ce que la fatigue institutionnelle fasse capituler ses adversaires, maintenir la pression jusqu’à ce que les démocrates acceptent ses conditions par pure lassitude.
Le site web Trump Action Tracker documente méticuleusement cette « marche régulière de la branche exécutive vers un pouvoir sans contrôle », et ce qui commence comme un filet d’excès exécutifs devient maintenant un déluge. Le robinet du pouvoir présidentiel est grand ouvert, écrit Daily Kos le 22 octobre, le volume monté au maximum, la machine de la gouvernance unipersonnelle prenant de la vitesse. Chaque semaine qui passe sans résolution affaiblit un peu plus les normes démocratiques, habitue un peu plus le public à l’idée qu’un président peut paralyser le gouvernement pour obtenir ce qu’il veut.
La victoire dans la défaite apparente
Et lorsque la fermeture prendra finalement fin — parce qu’elle finira par prendre fin — ce ne sera pas perçu comme une défaite pour Trump mais comme une démonstration de sa capacité à plier les institutions à sa volonté. Peu importe les concessions qu’il devra faire dans l’accord final, la leçon retenue sera qu’il peut créer le chaos à volonté et en sortir politiquement intact. Ce n’est pas parce que le pouvoir présidentiel s’est étendu graduellement depuis des générations que la situation actuelle est acceptable. Au contraire, elle révèle comment des décennies d’érosion institutionnelle ont préparé le terrain pour qu’un acteur suffisamment audacieux et dépourvu de scrupules puisse franchir le Rubicon démocratique.
L’accélération exponentielle du pouvoir exécutif
Le sénateur Jeff Merkley, dans un discours-marathon au Sénat le 23 octobre, a tenté de sonner l’alarme sur la « mainmise autoritaire de Trump », mais même ce geste de résistance parlementaire se perd dans le bruit ambiant. Un article de Reason du 23 octobre note que la surextension du pouvoir exécutif n’a pas commencé avec Trump — elle est le résultat de décennies d’accumulation progressive de prérogatives présidentielles sous des administrations républicaines et démocrates. Trump ne crée pas ces outils de pouvoir de toutes pièces — il exploite simplement sans retenue des mécanismes qui existaient déjà en les poussant à leurs limites logiques. Cette perspective historique est importante, mais elle ne doit pas servir d’excuse : ce n’est pas parce que le pouvoir présidentiel s’est étendu graduellement depuis des générations que la situation actuelle est acceptable.
Conclusion
La fermeture gouvernementale qui paralyse Washington depuis le 1er octobre 2025 n’est pas une crise temporaire qui se résoudra par un compromis législatif de dernière minute. C’est un symptôme terminal d’une transformation plus profonde et plus dangereuse du système politique américain. Donald Trump a compris ce que beaucoup d’analystes refusent encore d’admettre : les institutions démocratiques ne sont que des coquilles vides si personne n’est prêt à les défendre activement, et le chaos peut servir d’outil de gouvernance plus efficacement que l’ordre institutionnel. Avec plus de deux cents décrets signés en dix mois, une immunité présidentielle garantie par la Cour suprême, un Congrès paralysé par l’inertie et la peur, et une bureaucratie fédérale systématiquement purgée de toute indépendance, le président américain a accumulé un pouvoir sans précédent dans l’histoire moderne du pays.
Ce qui rend cette situation particulièrement alarmante, c’est qu’elle ne résulte pas d’un coup d’État militaire ou d’une suspension brutale de la Constitution. Elle se déroule dans le cadre des formes légales, exploitant les ambiguïtés du système institutionnel américain, poussant chaque norme démocratique jusqu’à son point de rupture sans jamais franchir ouvertement la ligne qui provoquerait une réaction massive. Les 1,8 million de fonctionnaires fédéraux qui attendent leurs chèques de paie, les militaires qui ne savent pas s’ils seront payés le 31 octobre, les organisations de la société civile qui épuisent leurs ressources dans des batailles juridiques sans fin — tous sont les dommages collatéraux d’une expérience autoritaire menée en temps réel sur la démocratie la plus puissante du monde.
Les précédents établis aujourd’hui résonneront bien au-delà des frontières américaines et bien au-delà du mandat de Trump. Des dirigeants autoritaires du monde entier prennent des notes, observant comment neutraliser les contre-pouvoirs démocratiques sans provoquer de sanctions internationales, comment transformer le chaos en instrument de domination, comment éroder progressivement les institutions jusqu’à ce qu’il ne reste que l’apparence de la démocratie sans sa substance. L’histoire jugera cette époque non pas comme une parenthèse regrettable mais comme un tournant civilisationnel, le moment où la plus ancienne démocratie du monde a démontré qu’aucun système politique n’est à l’abri de la dérive autoritaire si ses citoyens cessent de le défendre activement. Le chaos n’est plus un accident à éviter — il est devenu l’arme privilégiée d’un pouvoir qui a compris que la paralysie peut servir de fondation à l’absolutisme. Et tant que cette leçon restera sans réponse efficace, la machine continuera d’avancer, implacable, transformant chaque jour d’inaction en victoire supplémentaire pour ceux qui veulent remplacer la démocratie par