Un budget bloqué depuis des semaines
Pour comprendre ce qui se joue aujourd’hui, il faut remonter au 1er octobre 2025, date à laquelle le gouvernement fédéral américain est entré en shutdown. Les démocrates et les républicains n’ont pas réussi à s’entendre sur un budget pour l’année fiscale 2026. Du côté républicain, on accuse les démocrates de bloquer toute négociation tant que le gouvernement n’est pas rouvert. Du côté démocrate, on refuse de céder tant que les républicains n’acceptent pas de discuter de l’extension des subventions de l’Affordable Care Act, qui expirent le 1er novembre également. Un double blocage. Une impasse totale. Et entre les deux, ce sont les citoyens les plus vulnérables qui paient le prix.
Le shutdown actuel est déjà le deuxième plus long de l’histoire américaine, avec près de quatre semaines de paralysie. Les employés fédéraux s’apprêtent à manquer leur premier salaire. Des agences gouvernementales procèdent à des licenciements massifs. Les services publics se réduisent comme peau de chagrin. Mais rien de tout cela n’a suffi à débloquer la situation. Alors Trump a décidé de monter les enchères. En refusant de financer le SNAP, il espère forcer la main aux démocrates. C’est une stratégie de la terre brûlée, où les dommages collatéraux ne sont plus seulement des fonctionnaires sans salaire, mais des familles entières sans nourriture.
Les fonds existent, mais restent inutilisés
Voilà peut-être l’élément le plus scandaleux de toute cette affaire : l’argent est là. Le Congrès a voté et alloué environ 6 milliards de dollars dans un fonds de contingence spécifiquement destiné au programme SNAP en cas d’urgence. Ces fonds ont été créés pour exactement ce genre de situation — quand les appropriations régulières ne sont plus disponibles. Mais l’USDA, sous les ordres de l’administration Trump, refuse catégoriquement de les utiliser. La justification officielle ? Ces fonds doivent être préservés pour des catastrophes naturelles potentielles, comme l’ouragan hypothétique « Melissa » mentionné dans un mémo interne de l’USDA publié en août 2025.
Cette justification a soulevé une vague d’indignation. Plusieurs experts en politique publique et organisations de défense des droits sociaux ont dénoncé ce qu’ils considèrent comme un prétexte juridique fabriqué de toutes pièces. Le Center on Budget and Policy Priorities, un think tank spécialisé dans l’aide aux familles à faibles revenus, a publié une analyse démontrant que les fonds de contingence pourraient couvrir environ 60 % des prestations de novembre si le shutdown se prolonge en décembre. Certes, ce n’est pas suffisant pour tenir indéfiniment, mais cela permettrait au moins d’éviter une coupure brutale et immédiate. Pourtant, l’administration refuse même ce compromis partiel.
Une interprétation juridique contestée
Le Speaker de la Chambre des représentants, Mike Johnson, a tenté de défendre la position de l’administration en affirmant que les fonds de contingence ne sont « pas légalement disponibles » pour couvrir les prestations régulières du SNAP pendant un shutdown. Selon lui, ces fonds ne peuvent être utilisés que s’il existe une appropriation préalable — ce qui n’est plus le cas puisque le budget de l’année fiscale 2026 n’a jamais été voté. Cette interprétation repose sur une lecture très restrictive de la législation, une lecture que beaucoup de juristes et d’élus contestent vigoureusement.
En effet, un document interne de l’USDA — le « Lapse of Funding Plan » publié en septembre mais mystérieusement retiré du site de l’agence — affirmait exactement le contraire. Ce plan indiquait que les fonds de contingence pouvaient effectivement être utilisés pour maintenir les prestations SNAP en cas de lapse d’appropriation. Pourquoi ce document a-t-il disparu ? Pourquoi l’administration a-t-elle changé d’avis entre septembre et octobre ? Ces questions restent sans réponse claire. Ce qui est certain, c’est que cette incohérence alimente les soupçons d’une manipulation politique des règles pour servir une stratégie de négociation.
Les visages humains derrière les chiffres
Des familles au bord du gouffre
Derrière les statistiques froides — 42 millions de bénéficiaires, 8 milliards de dollars par mois — se cachent des histoires individuelles d’une violence quotidienne. Des mères célibataires qui jonglent avec deux emplois précaires et qui dépendent de ces 187 dollars mensuels pour nourrir leurs enfants. Des personnes âgées dont la retraite minuscule ne suffit pas à couvrir simultanément le loyer, les médicaments et la nourriture. Des travailleurs pauvres — oui, ils existent massivement aux États-Unis — qui malgré un emploi à temps plein ne gagnent pas assez pour subvenir aux besoins de base. Ces gens ne sont pas des statistiques. Ce sont des citoyens américains qui, dans le pays le plus riche du monde, risquent de ne pas pouvoir manger en novembre.
Les témoignages commencent à affluer. Des parents qui expliquent qu’ils sautent déjà des repas pour que leurs enfants puissent manger. Des étudiants qui cumulent les petits boulots mais dépendent du SNAP pour tenir jusqu’à la fin du mois. Des vétérans, ces héros célébrés dans les discours patriotiques, qui se retrouvent à faire la queue aux banques alimentaires. Le programme SNAP n’est pas un luxe. Ce n’est pas une aide généreuse. C’est souvent la dernière ligne de défense avant la faim absolue. Et cette ligne, l’administration Trump s’apprête à la franchir en toute connaissance de cause.
Les enfants en première ligne
Parmi les 42 millions de bénéficiaires du SNAP, environ 16 millions sont des enfants. Des mineurs. Des êtres en pleine croissance qui ont besoin de calories, de nutriments, de repas réguliers pour se développer normalement. La malnutrition infantile n’est pas seulement une tragédie humaine immédiate — c’est aussi une hypothèque sur l’avenir. Les études scientifiques le démontrent sans ambiguïté : les enfants qui souffrent de la faim pendant leur développement présentent des retards cognitifs, des problèmes de santé chroniques, des difficultés scolaires qui se répercutent toute leur vie. On ne parle pas seulement de ventres vides aujourd’hui, mais de destins brisés demain.
Les écoles américaines, dans de nombreux districts, fournissent déjà des petits déjeuners et des déjeuners gratuits aux enfants des familles à faibles revenus. Mais ces programmes couvrent seulement les jours d’école. Les weekends, les vacances, les soirs — tout ce temps où l’enfant rentre chez lui — dépendent des ressources familiales. Et quand ces ressources incluent les 187 dollars mensuels du SNAP, leur disparition brutale crée un vide impossible à combler. Les banques alimentaires, déjà saturées, ne pourront pas absorber cette demande supplémentaire. Les organisations caritatives, si dévouées soient-elles, n’ont ni les moyens ni l’infrastructure pour remplacer un programme fédéral de cette ampleur.
Les banques alimentaires sonnent l’alarme
Jill Dixon, directrice exécutive du Food Depot au Nouveau-Mexique, l’a répété avec une urgence palpable : « Pour chaque repas qu’une banque alimentaire fournit, le programme SNAP en fournit neuf. Il n’y a aucune façon pour nous de remplacer tous ces repas. Ce n’est pas soutenable. Nous n’avons pas été construits pour faire ça. » Cette déclaration résume toute l’ampleur du désastre imminent. Les banques alimentaires fonctionnent grâce à des dons, des bénévoles, des stocks limités. Elles sont conçues pour fournir une aide d’urgence ponctuelle, pas pour remplacer un programme fédéral permanent qui touche un Américain sur huit.
Partout dans le pays, les responsables d’organisations caritatives expriment la même angoisse. À Boston, à Los Angeles, à Chicago, les directeurs de banques alimentaires prévoient des files d’attente interminables, des stocks épuisés en quelques jours, des bénévoles débordés. La période de Thanksgiving est traditionnellement l’une des plus chargées pour ces organisations — les familles ont besoin d’aide pour le grand repas de fête. Mais cette année, la demande risque d’exploser à un niveau jamais vu. Et pendant ce temps, les supermarchés continueront à afficher leurs prix, indifférents aux drames qui se jouent devant leurs portes.
La bataille juridique s'organise
Plus de vingt-cinq États en procès
Face à l’inaction — ou plutôt à l’action délibérée — de l’administration Trump, une coalition d’États dirigés par des démocrates a décidé de passer par les tribunaux. Le 27 octobre 2025, ils ont déposé une plainte devant le tribunal de district fédéral du Massachusetts, demandant une ordonnance d’urgence pour forcer l’USDA à débloquer les fonds de contingence du SNAP. Parmi les États en tête de cette bataille figurent New York, Californie, Massachusetts, Illinois, Washington et bien d’autres. C’est une mobilisation sans précédent, qui témoigne de la gravité exceptionnelle de la situation.
La plainte ne mâche pas ses mots. Elle qualifie la décision de l’USDA d’« arbitraire », de « capricieuse » et de violation flagrante de la loi sur la procédure administrative. Les États affirment que le gouvernement fédéral a une obligation légale de fournir les prestations SNAP aux personnes éligibles, et que cette obligation ne peut pas être suspendue unilatéralement sous prétexte d’un shutdown budgétaire. Les fonds de contingence existent précisément pour pallier ce genre de situation. Ne pas les utiliser constituerait donc un détournement de leur finalité et une violation des droits des bénéficiaires.
Les arguments juridiques des procureurs généraux
Letitia James, procureure générale de New York, a pris la parole avec une détermination sans faille : « Des millions d’Américains risquent de souffrir de la faim parce que le gouvernement fédéral a choisi de retenir l’aide alimentaire qu’il est légalement tenu de fournir. » Son argument repose sur une lecture directe de la législation fédérale : le SNAP est un programme de droit, pas un programme discrétionnaire. Toute personne qui remplit les critères d’éligibilité a un droit légal aux prestations. Ce droit ne peut pas être suspendu simplement parce que le Congrès n’a pas voté de budget. Les fonds de contingence sont là pour assurer cette continuité.
De son côté, la gouverneure du Massachusetts, Maura Healey, a frappé fort lors d’une conférence de presse : « Trump est le premier président de l’histoire américaine à couper les prestations SNAP. » Cette formulation historique place l’événement dans une perspective vertigineuse. Depuis la création du programme dans les années 1960, jamais un gouvernement américain — qu’il soit démocrate ou républicain — n’avait laissé expirer un versement mensuel. Même pendant les shutdowns précédents, des solutions avaient toujours été trouvées pour maintenir ce filet de sécurité minimal. Mais cette fois, l’administration Trump semble déterminée à franchir cette ligne rouge.
Une course contre la montre
Le temps presse. Le 1er novembre approche à grands pas, et les États ont besoin d’une décision judiciaire rapide pour éviter la catastrophe. Les avocats des États demandent une ordonnance d’urgence — ce qu’on appelle un « preliminary injunction » dans le système juridique américain — qui obligerait immédiatement l’USDA à débloquer les fonds, en attendant qu’une décision finale soit rendue sur le fond du dossier. Mais obtenir une telle ordonnance n’est jamais garanti. Le juge devra être convaincu qu’il existe un préjudice irréparable imminent et que les plaignants ont de bonnes chances de l’emporter sur le fond.
Pendant ce temps, l’administration Trump reste inflexible. Aucun signe de compromis. Aucune indication qu’elle serait prête à changer de position même si un tribunal le lui ordonnait. Le risque est donc double : non seulement le tribunal pourrait refuser l’ordonnance d’urgence, mais même s’il l’accorde, l’administration pourrait choisir de faire appel, ce qui retarderait encore la résolution du problème. Et chaque jour qui passe rapproche un peu plus les 42 millions de bénéficiaires du moment où leurs cartes électroniques de prestations resteront vides.
Les enjeux politiques souterrains
Une stratégie de la tension maximale
Pourquoi Trump a-t-il choisi cette voie ? Pourquoi refuser d’utiliser des fonds qui existent et qui ont été votés par le Congrès spécifiquement pour ce genre de situation ? La réponse semble résider dans une stratégie politique de la tension maximale. En laissant planer la menace d’une suspension des prestations SNAP, l’administration espère forcer les démocrates à capituler sur d’autres points de négociation. C’est une tactique de prise d’otages à grande échelle, où les otages sont des dizaines de millions de citoyens parmi les plus vulnérables du pays.
Cette stratégie repose sur un pari cynique : que la pression publique sur les démocrates deviendra insoutenable à mesure que la date du 1er novembre approche. Que les gouverneurs des États démocrates, confrontés à la détresse de leurs administrés, supplieront leurs élus à Washington de céder. Que les médias relayeront les images de files d’attente interminables devant les banques alimentaires, créant un climat de panique qui forcera la main aux opposants. Mais ce pari est risqué. Il présuppose que l’opinion publique blâmera les démocrates pour le shutdown, alors que beaucoup pourraient au contraire reprocher à Trump d’utiliser la faim comme arme politique.
Le bras de fer avec les démocrates
Du côté démocrate, la colère monte. Les représentantes Rosa DeLauro et Angie Craig ont publié une déclaration conjointe qualifiant la décision de Trump de « peut-être l’offense illégale la plus cruelle que l’administration Trump ait perpétrée à ce jour ». Elles soulignent l’ironie cruelle : pendant que Trump refuse de débloquer 6 milliards de dollars pour nourrir les Américains, il a trouvé de l’argent pour envoyer une aide financière à l’Argentine et pour construire une nouvelle salle de bal à la Maison-Blanche. Les priorités, semble-t-il, sont révélatrices.
Le sénateur Bernie Sanders a lui aussi haussé le ton sur les réseaux sociaux : « Trump expulse 15 millions d’Américains de leur couverture santé. Il double les primes pour 20 millions d’Américains. Maintenant, il refuse d’utiliser un fonds d’urgence de 5 milliards de dollars pour empêcher 16 millions d’enfants d’avoir faim. » Cette accumulation de chiffres dessine un tableau accablant. Ce n’est pas un shutdown ordinaire. C’est une attaque systématique contre les programmes sociaux, orchestrée au moment où le gouvernement est paralysé et où les défenses institutionnelles sont au plus bas.
L’opinion publique divisée
Comment le public américain réagit-il à tout cela ? Les sondages montrent une opinion divisée selon des lignes partisanes prévisibles. Les électeurs républicains tendent à blâmer les démocrates pour le shutdown et à soutenir la position de Trump, acceptant l’argument selon lequel il faut « tenir bon » pour obtenir des concessions budgétaires. Les électeurs démocrates, sans surprise, dénoncent la cruauté de l’administration et exigent que les fonds de contingence soient immédiatement débloqués. Mais entre ces deux pôles, il existe une masse flottante d’électeurs modérés ou indépendants, et c’est leur réaction qui pourrait s’avérer décisive.
Les premiers signes suggèrent que beaucoup d’Américains, même parmi ceux qui soutiennent généralement Trump, sont mal à l’aise avec l’idée d’utiliser la faim comme levier de négociation. Il y a quelque chose de viscéralement choquant dans l’image d’enfants qui ne mangent pas parce que des adultes à Washington ne parviennent pas à s’entendre. Cette gêne pourrait se traduire par une pression politique croissante sur les élus républicains, en particulier ceux qui représentent des districts avec une forte proportion de bénéficiaires du SNAP. Mais encore faut-il que cette pression se matérialise avant le 1er novembre, et le temps file inexorablement.
Les répercussions à long terme
Un précédent dangereux
Au-delà de la crise immédiate, la décision de Trump crée un précédent extrêmement dangereux. Si l’administration réussit à utiliser la menace de suspension du SNAP comme levier de négociation — et si cette tactique s’avère efficace —, qu’est-ce qui empêchera les futurs gouvernements de faire de même ? Les programmes sociaux deviendraient alors des otages permanents dans chaque bras de fer budgétaire. La sécurité alimentaire de millions d’Américains serait constamment suspendue à des calculs politiques à court terme. Ce n’est plus de la gouvernance, c’est du chantage institutionnalisé.
Les experts en politique sociale tirent la sonnette d’alarme. Plusieurs d’entre eux ont publié des tribunes dans les grands journaux américains, avertissant que nous assistons à une transformation fondamentale de la manière dont les programmes sociaux sont conçus et protégés. Traditionnellement, il existait un consensus bipartisan — certes fragile, mais réel — pour maintenir certains filets de sécurité minimaux même pendant les crises budgétaires. Ce consensus semble aujourd’hui brisé. Et une fois qu’il est brisé, il devient extrêmement difficile de le reconstruire.
L’impact sur la confiance dans les institutions
Pour les millions de bénéficiaires du SNAP, cette crise n’est pas seulement une question de nourriture — c’est aussi une question de confiance. Pendant des décennies, le programme a fonctionné comme une garantie : si vous remplissez les critères d’éligibilité, vous recevrez vos prestations. Cette prévisibilité est cruciale pour des familles qui vivent déjà dans une précarité extrême. Elles planifient leur budget au centime près. Elles savent qu’elles auront 187 dollars le premier du mois. Elles comptent dessus. Et soudain, cette certitude s’évapore. Le gouvernement peut décider, du jour au lendemain, de ne plus verser l’argent. Comment reconstruire une confiance après ça ?
Les conséquences psychologiques de cette insécurité sont difficiles à quantifier, mais bien réelles. Les études sur le stress financier montrent qu’il affecte la santé mentale, les relations familiales, la capacité à travailler efficacement. Quand on ne sait pas si on pourra nourrir ses enfants la semaine prochaine, il devient presque impossible de se concentrer sur autre chose. Cette anxiété chronique se transmet aux enfants, créant un environnement de stress toxique qui affecte leur développement. Les dommages ne se mesurent pas seulement en repas manqués, mais en traumatismes psychologiques qui peuvent durer des années.
Les coûts cachés de l’austérité politique
Ironiquement, la suspension du SNAP pourrait finir par coûter beaucoup plus cher qu’elle ne rapporte. Les banques alimentaires vont devoir augmenter leurs opérations, ce qui nécessitera plus de dons, plus de bénévoles, plus de ressources. Les hôpitaux verront affluer des patients souffrant de malnutrition et de ses complications. Les écoles devront gérer des enfants affamés qui ne peuvent pas se concentrer en classe. Les services sociaux seront débordés par des familles en crise. Tous ces coûts indirects s’accumulent rapidement, et ils finissent souvent par dépasser largement les économies budgétaires initiales.
Mais au-delà des chiffres, il y a une question morale fondamentale : quelle société sommes-nous prêts à devenir ? Une société qui accepte que ses membres les plus vulnérables soient affamés pour des raisons de tactique politique ? Une société où le droit à la nourriture devient conditionnel, négociable, révocable ? Ces questions dépassent largement le cadre du shutdown actuel. Elles touchent à l’âme même du projet américain, à cette promesse — souvent trahie, mais jamais totalement abandonnée — que personne ne devrait souffrir de la faim dans le pays le plus riche du monde.
Les voix qui s'élèvent
Les organisations humanitaires mobilisées
Partout aux États-Unis, les organisations humanitaires et les banques alimentaires se préparent au pire. Feeding America, le plus grand réseau de banques alimentaires du pays, a publié un communiqué alarmant : « Nous nous attendons à une augmentation sans précédent de la demande si les prestations SNAP sont suspendues. Nos stocks actuels ne suffiront pas. Nous lançons un appel urgent aux dons. » Mais même avec une mobilisation maximale, il sera impossible de compenser la disparition d’un programme qui distribue 8 milliards de dollars par mois. L’échelle est tout simplement trop grande.
D’autres organisations caritatives rejoignent ce choeur d’inquiétude. Les soupes populaires prévoient d’étendre leurs horaires d’ouverture. Les églises organisent des collectes d’urgence. Les associations de quartier montent des réseaux d’entraide. Toute cette énergie, toute cette solidarité sont admirables et nécessaires. Mais elles ne devraient pas avoir à compenser les défaillances volontaires d’un gouvernement qui a les moyens — littéralement, les 6 milliards de dollars sont là — de prévenir cette crise. C’est comme si on admirait les pompiers pour éteindre un incendie qu’un pyromane aurait volontairement allumé.
Les témoignages des travailleurs sociaux
Sur le terrain, les travailleurs sociaux sont en première ligne de cette catastrophe annoncée. Beaucoup d’entre eux ont accepté de témoigner anonymement, et leurs récits sont poignants. Une assistante sociale de Detroit raconte : « Les familles que je suis sont déjà au bord du gouffre. Si le SNAP s’arrête, je ne sais pas ce qu’on va faire. Certaines vont se retrouver à la rue. D’autres vont devoir choisir entre manger et payer leurs médicaments. C’est intenable. » Une autre, basée en Californie, ajoute : « J’ai des parents qui pleurent dans mon bureau. Ils me demandent ce qu’ils vont dire à leurs enfants. Je n’ai pas de réponse. »
Ces témoignages mettent en lumière une dimension souvent invisible de la crise : l’épuisement émotionnel et moral de ceux qui tentent d’en atténuer les effets. Les travailleurs sociaux, les bénévoles, les responsables associatifs portent sur leurs épaules le poids de décisions politiques qu’ils ne contrôlent pas. Ils voient la souffrance de près, ils entendent les histoires individuelles, ils connaissent les noms et les visages derrière les statistiques. Et cette proximité rend le fardeau presque insupportable. Plusieurs d’entre eux rapportent des symptômes de burnout, d’anxiété, de dépression. La cruauté politique a des victimes collatérales qu’on ne compte jamais.
La mobilisation des citoyens ordinaires
Mais il n’y a pas que du désespoir. Il y a aussi de la colère, et cette colère commence à se structurer. Des manifestations spontanées ont éclaté dans plusieurs grandes villes américaines. À New York, des milliers de personnes ont marché vers les bureaux fédéraux en scandant « Feed the people, not the rich » — nourrissez le peuple, pas les riches. À Boston, la gouverneure Maura Healey a pris la parole devant une foule en colère, promettant de tout faire pour forcer le gouvernement fédéral à débloquer les fonds. À Los Angeles, des célébrités se joignent au mouvement, utilisant leur plateforme pour attirer l’attention sur la crise.
Sur les réseaux sociaux, les hashtags se multiplient : #FeedAmerica, #SNAPCrisis, #TrumpStarvation. Des vidéos virales montrent des parents en larmes expliquant leur situation. Des influenceurs appellent leurs abonnés à contacter leurs élus. Des campagnes de dons en ligne se créent pour soutenir les banques alimentaires. Cette mobilisation citoyenne est encourageante, mais elle soulève aussi une question troublante : pourquoi les citoyens doivent-ils se mobiliser pour forcer leur gouvernement à faire ce qu’il est légalement tenu de faire ? Pourquoi faut-il supplier, manifester, crier pour que des fonds déjà votés soient finalement utilisés ?
Conclusion
Nous voilà donc au bord du précipice. Le 1er novembre 2025 approche, et avec lui la possibilité d’une catastrophe humanitaire sans précédent dans l’histoire moderne des États-Unis. 42 millions de personnes — dont 16 millions d’enfants — risquent de se retrouver sans aide alimentaire, non pas à cause d’une pénurie de ressources, mais à cause d’une décision politique volontaire. Les 6 milliards de dollars existent. Ils ont été votés par le Congrès. Ils attendent dans un compte de contingence prévu exactement pour ce genre de situation. Mais l’administration Trump refuse de les débloquer, transformant la faim en arme de négociation.
Les enjeux dépassent largement cette crise immédiate. C’est un précédent qui se crée, une ligne rouge qui se franchit, un tabou qui tombe. Si cette stratégie fonctionne — si Trump obtient ce qu’il veut en affamant des millions de gens —, elle sera reproduite. Les programmes sociaux ne seront plus des droits, mais des monnaies d’échange dans des marchandages politiques. La précarité deviendra un levier de pouvoir. Et chaque shutdown futur risquera de plonger les plus vulnérables dans une angoisse existentielle.
Pendant ce temps, les États se battent devant les tribunaux. Les organisations humanitaires se préparent tant bien que mal. Les citoyens descendent dans la rue. Les travailleurs sociaux tentent de rassurer des familles en détresse. Et l’horloge continue de tourner, implacable, vers cette date du 1er novembre qui ressemble de plus en plus à une frontière entre deux conceptions de ce que devrait être l’Amérique : un pays qui protège ses citoyens les plus fragiles, ou un pays où même le droit de manger devient conditionnel, négociable, révocable selon les caprices de la politique.
La question, maintenant, n’est plus seulement juridique ou budgétaire. Elle est morale. Elle est existentielle. Quel genre de société accepte d’affamer ses enfants pour gagner une négociation ? Quelle civilisation utilise la faim comme monnaie d’échange ? Et surtout, une fois qu’on a franchi cette ligne, comment revenir en arrière ? Ces questions hanteront longtemps la conscience américaine, bien après que ce shutdown sera résolu — d’une manière ou d’une autre. Car même si les fonds sont finalement débloqués au dernier moment, le simple fait d’être arrivé si près du gouffre aura changé quelque chose d’irréversible dans le contrat social. La confiance, une fois brisée, est presque impossible à réparer. Et la cruauté, une fois normalisée, devient terriblement facile à reproduire.