Le USS Gerald R. Ford : colosse des mers en route vers les Caraïbes
Le USS Gerald R. Ford, commissoné en 2017, incarne la pointe absolue de la technologie navale américaine. Long de 334 mètres, pesant plus de 100 000 tonnes, propulsé par deux réacteurs nucléaires générant trois fois plus d’énergie que ceux des porte-avions de classe Nimitz, ce géant des mers représente à lui seul une nation flottante capable de projeter une puissance de feu dévastatrice n’importe où sur le globe. Son système électromagnétique de lancement d’avions—l’EMALS—permet de catapulter des appareils plus lourds, plus rapidement, avec des charges d’armement accrues, étendant leur rayon d’action et leur létalité.
Avec un équipage de 4 600 marins incluant son groupe aérien, le Ford peut embarquer jusqu’à quatre-vingt-dix aéronefs—chasseurs F/A-18 Super Hornet, avions de guerre électronique EA-18G Growler, avions radar E-2D Hawkeye, hélicoptères de combat MH-60 Seahawk. Cette armada volante peut frapper des cibles à des centaines de kilomètres, saturer les défenses aériennes ennemies, établir une suprématie aérienne totale en quelques heures. Le Pentagone a ordonné vendredi 24 octobre son redéploiement depuis la zone méditerranéenne vers le commandement sud—c’est-à-dire l’Amérique latine et les Caraïbes. Il faudra environ une semaine pour que ce mastodonte franchisse le détroit de Gibraltar, traverse l’Atlantique, et vienne se positionner à portée de frappe du Venezuela. Mais déjà, sa simple mise en mouvement constitue un message politique retentissant.
Une flotte complète : destroyers, sous-marins et forces amphibies
Le Ford ne navigue jamais seul. Son groupe aéronaval—Carrier Strike Group 12—comprend au moins cinq destroyers de classe Arleigh Burke équipés de missiles guidés Tomahawk capables de frapper des cibles terrestres à plus de 1 600 kilomètres, un croiseur lance-missiles, et un sous-marin nucléaire d’attaque dont la présence reste généralement non confirmée pour des raisons opérationnelles. Cette configuration standard permet de protéger le porte-avions contre les menaces aériennes, sous-marines et de surface, tout en offrant des capacités de frappe indépendantes massives.
Mais ce n’est pas tout. Début octobre, le Pentagone avait déjà déployé dans la région sud des Caraïbes environ dix mille soldats américains, incluant des éléments du 160e régiment d’aviation d’opérations spéciales—les fameux Night Stalkers qui fournissent un soutien héliporté aux unités d’élite comme les Navy SEALs et les Delta Force. Des porte-hélicoptères transportant quelque deux mille Marines—fer de lance des opérations de débarquement amphibie—accompagnent cette armada. À cela s’ajoutent des bombardiers stratégiques B-52 Stratofortress et B-1B Lancer effectuant des missions de survol à haute altitude au large des côtes vénézuéliennes, testant les défenses aériennes, recueillant du renseignement électronique, envoyant des signaux d’intimidation.
Comparaison historique : Cuba 1962
Les analystes militaires et les observateurs géopolitiques ne s’y trompent pas : cette concentration de forces constitue le plus important déploiement naval américain dans la région depuis la crise des missiles de Cuba en octobre 1962. À l’époque, le président Kennedy avait imposé un blocus naval pour empêcher l’Union soviétique d’installer des missiles nucléaires à portée immédiate du territoire américain. Le monde avait retenu son souffle pendant treize jours, au bord de l’apocalypse nucléaire. Finalement, Moscou avait reculé, les missiles avaient été retirés, et l’humanité avait échappé de justesse à l’anéantissement.
Aujourd’hui, bien sûr, il n’y a pas de missiles nucléaires soviétiques au Venezuela—mais il y a quelque chose d’aussi inacceptable aux yeux de Washington : un régime hostile, anti-américain, soutenu par la Russie et la Chine, contrôlant les plus vastes réserves pétrolières prouvées de la planète. Maduro représente tout ce que Trump déteste : un socialiste autoritaire qui résiste depuis des années aux sanctions américaines, qui refuse de plier, qui a transformé son pays en État-paria. Et maintenant que la saison des prix Nobel est passée—cette référence sarcastique au fait que Trump ne sera jamais couronné comme artisan de paix—toutes les options militaires sont sur la table. Sans limite morale, sans contrainte diplomatique, sans hésitation apparente.
La CIA autorisée aux opérations létales : escalade sans précédent
Trump confirme publiquement l’autorisation secrète
Le mercredi 15 octobre 2025, Donald Trump a confirmé publiquement avoir autorisé la CIA à mener des opérations clandestines au Venezuela. Cette révélation, faite devant la presse réunie dans le Bureau ovale en présence du directeur du FBI Kash Patel et de la procureure générale Pam Bondi, constitue en soi un événement extraordinaire. Habituellement, les présidents américains ne commentent jamais—et encore moins ne confirment—les directives secrètes qu’ils signent pour autoriser des actions clandestines de l’Agence centrale de renseignement. Mais Trump n’est pas un président habituel.
« J’ai donné une autorisation pour deux raisons vraiment », a déclaré Trump aux journalistes. « Numéro un, ils ont vidé leurs prisons aux États-Unis, ils sont venus par la frontière. Ils sont venus parce que nous avions une frontière ouverte. Et numéro deux, ce sont les drogues. » Cette justification mélange allègrement propagande anti-immigration—jamais prouvée—et rhétorique anti-drogue. Mais le fond du message est clair : la CIA dispose désormais d’un mandat présidentiel explicite pour conduire des opérations létales sur le territoire vénézuélien, pour agir contre Maduro ou son entourage, pour œuvrer—seule ou en coordination avec les forces armées—au renversement du régime.
Portée juridique et opérationnelle de cette directive classifiée
Selon le New York Times qui a révélé l’existence de cette directive classifiée avant même que Trump ne la confirme, cette autorisation permet à la CIA de mener des opérations létales au Venezuela et dans l’ensemble des Caraïbes. Cela signifie concrètement que l’Agence peut organiser des assassinats ciblés, recruter et armer des groupes d’opposition locaux, infiltrer des équipes paramilitaires, saboter des infrastructures critiques, coordonner avec des éléments militaires vénézuéliens prêts à trahir Maduro, voire orchestrer un coup d’État militaire.
Ces opérations peuvent être menées indépendamment des forces armées conventionnelles ou en coordination avec elles. Elles bénéficient du cadre légal américain des « covert actions »—actions clandestines autorisées par une directive présidentielle et supervisées (théoriquement) par les comités de renseignement du Congrès. Mais dans la pratique, une fois l’autorisation donnée, la CIA dispose d’une latitude opérationnelle considérable. Elle peut agir rapidement, secrètement, sans débat public, sans contrôle démocratique véritable. Et lorsque le président lui-même confirme publiquement cette autorisation—violant ainsi le principe même de confidentialité censé protéger ces opérations—c’est qu’il veut envoyer un message politique de dissuasion maximale à Caracas.
Les frappes maritimes déjà menées : vingt-sept morts sans sommation
Cette autorisation secrète de la CIA s’inscrit dans une escalade militaire déjà bien engagée. Depuis début août 2025, la marine américaine a détruit au moins cinq embarcations au large des côtes vénézuéliennes, tuant vingt-sept personnes sans sommation préalable. Washington affirme qu’il s’agissait de navires transportant de la drogue, opérant en eaux internationales. Caracas dénonce des actes de piraterie et des exécutions extrajudiciaires. Aucune enquête indépendante n’a été menée, aucune preuve matérielle n’a été présentée publiquement.
Ces frappes maritimes ont été conduites par des destroyers américains équipés de canons de calibre 127 mm et de systèmes d’armement automatisés. Selon les témoignages rapportés par la presse vénézuélienne—invérifiables mais cohérents—les embarcations visées ont été littéralement pulvérisées, leurs occupants n’ayant eu aucune chance de se rendre ou même de fuir. Trump s’est vanté publiquement d’avoir « très bien contrôlé la mer » et a annoncé que les États-Unis allaient désormais se concentrer sur des « frappes terrestres ». Cette déclaration, faite avec une désinvolture glaçante, signifie que des bombardements sur le territoire vénézuélien sont non seulement envisagés mais probablement planifiés.
Cinquante millions de dollars : la prime pour un changement de régime
L’offre sans précédent du département de la Justice
Le 7 août 2025, la procureure générale des États-Unis Pam Bondi a annoncé dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux que Washington offrait désormais cinquante millions de dollars pour toute information permettant l’arrestation ou la condamnation de Nicolás Maduro. Cette somme astronomique—la plus élevée jamais proposée pour un dirigeant étranger en exercice—constitue en soi une déclaration de guerre politique. Elle vise explicitement à encourager la trahison au sein du régime vénézuélien, à acheter des généraux, à corrompre des responsables de la sécurité, à financer un coup d’État interne.
Cette prime était initialement de quinze millions de dollars lorsque Maduro a été inculpé de narco-trafic par la justice américaine en 2020. Elle est passée à vingt-cinq millions en janvier 2025 lors de sa troisième investiture présidentielle—largement contestée par l’opposition et non reconnue par Washington et de nombreux pays occidentaux. Désormais, elle atteint cinquante millions—un chiffre qui en dit long sur l’obsession de l’administration Trump pour le renversement de Maduro. Dans sa vidéo, Bondi accusait le président vénézuélien de collaborer avec des organisations criminelles notoires comme le Tren de Aragua et le cartel de Sinaloa.
Marco Rubio et l’obsession anti-Maduro
Derrière cette escalade se trouve un homme : Marco Rubio, secrétaire d’État dans l’administration Trump. Cubano-américain originaire de Miami, ancien sénateur de Floride, Rubio a fait de la lutte contre les régimes socialistes d’Amérique latine sa croisade personnelle. Il voue une haine particulière à Maduro, qu’il considère comme le prolongement du chavisme honni et comme un allié des dictatures cubaine, nicaraguayenne, russe et chinoise. Pour Rubio, renverser Maduro représente bien plus qu’un objectif géopolitique—c’est une mission quasi-religieuse, un combat idéologique viscéral.
Rubio a déclaré publiquement que Maduro dirigeait depuis plus de dix ans le Cartel de los Soles—une organisation criminelle impliquant des hauts gradés militaires vénézuéliens dans le trafic de cocaïne à destination des États-Unis. Ces accusations, formulées par Washington, n’ont jamais été vérifiées par des instances internationales indépendantes. Mais peu importe—elles servent de justification juridique et morale à toutes les actions entreprises contre le Venezuela. En février 2025, le département d’État a classé le Tren de Aragua comme organisation terroriste, aux côtés de MS-13 et des cartels mexicains. En juillet, ce fut le tour du Cartel de los Soles. Chaque désignation élargit l’arsenal légal permettant des interventions militaires, des assassinats ciblés, des opérations clandestines.
La réaction vénézuélienne : complot de la CIA et résistance
Face à cette pression militaire et cette campagne d’achat de trahisons, le régime de Maduro a adopté une posture de résistance nationaliste. Le ministre des Affaires étrangères Yvan Gil a qualifié la prime de cinquante millions de « rideau de fumée le plus grotesque jamais vu », accusant Washington de monter un « cirque pour satisfaire l’extrême droite vaincue au Venezuela ». Il a ajouté : « La dignité de notre peuple n’est pas à vendre. Nous rejetons cette opération de propagande politique grossière. »
Le lundi 27 octobre, Caracas a annoncé avoir démantelé une « cellule criminelle » liée à la CIA qui aurait planifié une attaque sous fausse bannière contre le navire américain USS Gravely stationné à Trinité-et-Tobago, dans le but de fournir un prétexte à une intervention militaire américaine. Cette annonce, impossible à vérifier indépendamment, s’inscrit dans la stratégie défensive du régime : dénoncer un complot impérialiste, mobiliser le sentiment nationaliste, présenter Maduro comme le rempart contre l’agression étrangère. Le Venezuela a également déplacé des troupes vers ses côtes, lancé un appel général aux armes, et activé sa machine de propagande pour préparer psychologiquement la population à une possible invasion.
Le prétexte du narcotrafic : une couverture juridique fragile
Les chiffres du trafic de drogue vénézuélien
Washington justifie officiellement ce déploiement militaire massif par la nécessité de lutter contre le trafic de stupéfiants. Le Pentagone affirme que l’opération vise à « détecter, surveiller et perturber les acteurs et activités illicites qui compromettent la sécurité et la prospérité des États-Unis ». Mais cette justification tient-elle la route? Les données disponibles suggèrent que non. Le Venezuela n’est qu’un acteur mineur du trafic de cocaïne régional—la Colombie voisine produit l’essentiel de la cocaïne mondiale, et les routes principales de transit passent par l’Amérique centrale et le Mexique.
Selon les analyses d’experts en sécurité internationale, le Venezuela sert surtout de zone de transit secondaire et de refuge occasionnel pour certains groupes criminels. Mais il ne constitue en aucun cas la source principale du fléau de la drogue aux États-Unis. Les cartels mexicains—Sinaloa, Jalisco Nueva Generación—contrôlent l’essentiel du marché américain. Envoyer le plus grand porte-avions du monde, des milliers de soldats, des bombardiers stratégiques et autoriser des opérations létales de la CIA pour « lutter contre le narcotrafic » relève donc de la disproportion absurde—sauf si l’objectif réel est tout autre.
Les doutes des analystes internationaux
Elizabeth Dickinson, analyste à l’International Crisis Group, a déclaré voir dans « ce déploiement de capacités militaires inusuel et anormal dans cette région du monde un bouleversement géopolitique majeur ». Elle n’est pas la seule à douter de la version officielle. Des parlementaires américains cités par le Washington Post se sont inquiétés d’une opération « en expansion » dont les véritables objectifs restent flous. Même certains responsables militaires, sous couvert d’anonymat, admettent que les moyens déployés sont largement disproportionnés pour une simple mission anti-drogue.
Le Wall Street Journal a rapporté que l’armée vénézuélienne, estimée à environ 125 000 hommes, est « en ruine » selon plusieurs experts militaires—mal équipée, mal entraînée, démoralisée par des années de crises économiques et de corruption. Une invasion américaine rencontrerait probablement une résistance limitée de la part des forces conventionnelles. Mais le Venezuela dispose d’un vaste territoire—deux fois la superficie de l’Irak, une fois et demie celle de l’Afghanistan—dont la moitié sud est recouverte de jungle amazonienne impénétrable. Une occupation prolongée pourrait s’enliser dans une guérilla urbaine et rurale coûteuse en vies et en ressources.
Trump et la tentation de la canonnière
Donald Trump s’était présenté durant sa première campagne présidentielle comme un opposant aux « guerres sans fin » et aux « changements de régime » coûteux qui avaient ruiné l’Irak et l’Afghanistan. Il critiquait violemment les interventions néoconservatrices de George W. Bush et les frappes « humanitaires » de Barack Obama en Libye. Il promettait de ramener les soldats américains à la maison, de se concentrer sur l’Amérique d’abord. Mais désormais, le « président de la paix » autoproclamé s’apprête à faire la guerre—non pas au Moyen-Orient, mais dans l’arrière-cour géopolitique des États-Unis.
Plusieurs observateurs craignent que Trump ne suive le modèle russe en Ukraine : utiliser massivement l’artillerie navale et les bombardements aériens pour détruire les infrastructures militaires vénézuéliennes, terroriser la population, démoraliser les forces armées, et provoquer un effondrement interne du régime ou un coup d’État militaire—sans engager de troupes terrestres dans des combats prolongés. Cette stratégie de la canonnière moderne—frapper fort, vite, massivement, puis laisser les acteurs locaux renverser le régime affaibli—présente l’avantage politique de minimiser les pertes américaines tout en maximisant l’impact psychologique et matériel.
Les enjeux géopolitiques : pétrole, Chine et influence régionale
Les réserves pétrolières vénézuéliennes : enjeu stratégique
Parlons franchement : le Venezuela possède les plus vastes réserves prouvées de pétrole de la planète—environ 300 milliards de barils selon les estimations les plus récentes. Ces réserves dépassent celles de l’Arabie saoudite, de l’Irak, du Koweït. Elles représentent une richesse stratégique colossale, un levier géopolitique majeur, un enjeu économique considérable. Depuis l’arrivée au pouvoir d’Hugo Chávez en 1999, puis de son successeur Nicolás Maduro, ces ressources ont échappé au contrôle direct ou indirect de Washington. Les compagnies pétrolières américaines ont été nationalisées ou marginalisées. Les contrats ont été signés avec la Russie, la Chine, l’Iran.
Cette perte de contrôle sur les hydrocarbures vénézuéliens obsède les stratèges américains depuis vingt-cinq ans. Maduro lui-même a déclaré à plusieurs reprises que Washington voulait « capter les réserves de pétrole » du Venezuela. Cette accusation, que beaucoup considéraient comme de la propagande anti-impérialiste excessive, prend une dimension inquiétante lorsqu’on observe l’ampleur du déploiement militaire actuel. Un changement de régime à Caracas offrirait à Washington la possibilité de remettre la main—directement ou via un gouvernement ami—sur ces ressources énergétiques stratégiques, de réorienter les exportations vers les États-Unis et leurs alliés, et d’affaiblir considérablement l’influence chinoise et russe dans la région.
La Chine et la Russie en embuscade
Le Venezuela entretient depuis des années des relations étroites avec Pékin et Moscou. La Chine a investi des dizaines de milliards de dollars dans l’industrie pétrolière vénézuélienne, accordé des prêts massifs au régime de Maduro, et reçoit en retour des livraisons régulières de brut. La Russie a fourni du matériel militaire, des conseillers, un soutien politique au sein des instances internationales. Pour ces deux puissances rivales de Washington, le Venezuela représente un point d’appui précieux dans l’hémisphère occidental—une manière de contester l’hégémonie américaine jusque dans son pré carré historique.
Un renversement de Maduro constituerait donc une victoire géopolitique majeure pour les États-Unis—non seulement en reprenant le contrôle des ressources pétrolières, mais aussi en expulsant l’influence chinoise et russe d’Amérique latine. C’est cette dimension stratégique globale qui explique l’ampleur sans précédent du déploiement militaire américain. Il ne s’agit pas simplement de drogue ou de droits humains—il s’agit de redessiner l’équilibre des puissances dans une région que Washington considère comme sa zone d’influence naturelle depuis la doctrine Monroe de 1823.
Les réactions régionales : Colombie, Brésil, et l’inquiétude latino-américaine
Les pays d’Amérique latine observent cette montée des tensions avec une inquiétude croissante. Le président colombien Gustavo Petro—lui-même dans le collimateur de Washington en raison de ses positions progressistes—a exprimé ses préoccupations face au déploiement naval américain. Le Brésil de Lula da Silva, qui partage une longue frontière avec le Venezuela et maintient des relations pragmatiques avec Caracas malgré ses critiques du régime Maduro, craint qu’un conflit armé ne déstabilise toute la région amazonienne et ne provoque des flux massifs de réfugiés.
Trinité-et-Tobago, petit archipel coincé entre les ambitions impériales américaines et la rhétorique anti-impérialiste vénézuélienne, se retrouve malgré lui au centre de cette crise. Les autorités locales présentent l’arrivée du destroyer USS Gravely comme de simples exercices militaires bilatéraux visant à renforcer la sécurité maritime. Mais personne n’est dupe—Port of Spain sert de base avancée pour la pression américaine sur Caracas, située à moins de vingt-cinq kilomètres des côtes vénézuéliennes. Cette proximité transforme chaque manœuvre navale en provocation, chaque exercice militaire en menace implicite.
L'option militaire : invasion, frappes ou coup d'État?
Les capacités militaires déployées : de quoi envahir un pays
Faisons les comptes. D’ici début novembre 2025, les États-Unis auront concentré dans les Caraïbes : un porte-avions nucléaire avec soixante-dix à quatre-vingt-dix aéronefs de combat, cinq à six destroyers lance-missiles, un croiseur, un ou plusieurs sous-marins nucléaires d’attaque, un porte-hélicoptères avec deux mille Marines, des éléments de forces spéciales, dix mille soldats déployés sur diverses bases régionales, des bombardiers stratégiques B-52 et B-1B opérant depuis Porto Rico ou des bases en Floride. Cette accumulation de puissance de feu dépasse largement ce qui serait nécessaire pour de simples opérations anti-narcotrafic.
Les experts militaires soulignent que ces moyens seraient insuffisants pour une invasion terrestre complète du Venezuela—un pays vaste, montagneux au nord, couvert de jungle au sud, avec une population de trente millions d’habitants dont une partie soutiendrait probablement une résistance nationaliste. Mais ces moyens sont amplement suffisants pour mener des frappes aériennes massives, détruire les infrastructures militaires vénézuéliennes, décapiter le commandement, neutraliser les défenses aériennes, et créer les conditions d’un effondrement du régime ou d’un coup d’État interne.
Le scénario du changement de régime par déstabilisation
Le scénario le plus probable—et le plus redouté par Caracas—ne serait pas une invasion conventionnelle avec débarquement de dizaines de milliers de soldats américains. Ce serait plutôt une campagne de déstabilisation systématique combinant plusieurs éléments : frappes aériennes et navales ciblées contre les bases militaires, les centres de commandement, les dépôts de munitions et de carburant; opérations clandestines de la CIA pour recruter et soutenir des militaires prêts à trahir Maduro en échange de la prime de cinquante millions et de garanties politiques; guerre psychologique intensive via les réseaux sociaux, les médias internationaux, et des campagnes de désinformation visant à saper le moral des forces armées vénézuéliennes; blocage naval empêchant toute exportation pétrolière et tout approvisionnement extérieur, étranglant économiquement le régime.
Cette stratégie—appelons-la le « modèle ukrainien inversé »—vise à créer un chaos tel que les élites militaires et politiques vénézuéliennes décident elles-mêmes de renverser Maduro pour sauver leurs propres positions et éviter une destruction totale du pays. Washington n’aurait alors qu’à reconnaître le nouveau gouvernement « démocratique », lever les sanctions, et négocier des accords pétroliers avantageux. Propre, rapide, minimal en pertes américaines—du moins sur le papier.
Les risques d’enlisement et de résistance prolongée
Mais l’histoire récente enseigne la prudence. L’Irak devait être une guerre rapide et victorieuse—elle s’est transformée en occupation cauchemardesque de huit ans. L’Afghanistan devait être pacifié en quelques mois—vingt ans plus tard, les talibans reprenaient Kaboul. La Libye devait connaître une transition démocratique après la chute de Kadhafi—elle a sombré dans le chaos et la guerre civile. Pourquoi le Venezuela serait-il différent? Le pays dispose de milices populaires armées—les colectivos—loyales au chavisme, d’une géographie complexe favorable à la guérilla, et d’une partie de la population qui considère Maduro, malgré tous ses défauts, comme le rempart contre l’impérialisme américain.
Un conflit pourrait donc rapidement s’enliser dans une résistance urbaine et rurale, avec des attentats contre les forces d’occupation ou le nouveau régime pro-américain, des sabotages des infrastructures pétrolières, une déstabilisation régionale s’étendant à la Colombie voisine et au Brésil. Les réfugiés se compteraient par millions, fuyant vers les pays voisins déjà fragilisés. L’économie vénézuélienne—déjà au bord de l’effondrement—serait définitivement détruite, créant une catastrophe humanitaire de grande ampleur. Et tout cela pour quoi? Pour le pétrole? Pour punir un adversaire idéologique? Pour satisfaire l’ego d’un président américain obsédé par les démonstrations de force?
Les précédents historiques et leurs leçons oubliées
Panama 1989 : l’opération Just Cause
Le Venezuela de 2025 rappelle étrangement le Panama de 1989. À l’époque, le général Manuel Noriega—ancien allié de Washington devenu gênant—avait été accusé de narcotrafic. Le président George H.W. Bush avait ordonné l’opération Just Cause—invasion militaire du Panama le 20 décembre 1989 avec 27 000 soldats américains. Noriega avait été capturé, jugé aux États-Unis, emprisonné. Le Panama avait connu une occupation militaire américaine prolongée, des centaines de civils avaient été tués dans les combats, et le pays avait été placé sous tutelle politique de facto.
Les similitudes avec la situation actuelle sont frappantes : un dirigeant latino-américain accusé de trafic de drogue, un déploiement militaire massif justifié par des impératifs de sécurité nationale, une prime offerte pour sa capture, et un objectif non avoué de changement de régime pour installer un gouvernement ami. La différence? Le Venezuela est beaucoup plus grand, beaucoup plus peuplé, et dispose de ressources pétrolières infiniment plus importantes que le Panama. Une intervention militaire serait donc proportionnellement plus complexe, plus coûteuse, et potentiellement plus catastrophique.
Grenade 1983 : l’invasion express
Autre précédent : l’invasion de la Grenade en octobre 1983 par l’administration Reagan. Officiellement pour protéger des citoyens américains et restaurer la démocratie, réellement pour renverser un gouvernement de gauche jugé trop proche de Cuba et de l’Union soviétique. L’opération Urgent Fury avait mobilisé 7 000 soldats américains contre une petite île de 110 000 habitants. La victoire militaire avait été rapide—quelques jours—mais elle avait établi un précédent dangereux : Washington pouvait intervenir militairement dans son hémisphère chaque fois qu’un gouvernement ne lui plaisait pas, et inventer ensuite les justifications légales nécessaires.
Le Venezuela de 2025 n’est évidemment pas la Grenade de 1983. Mais la logique reste identique : un régime hostile, une menace perçue pour les intérêts américains, une décision unilatérale d’intervenir militairement sans mandat international, et une certitude arrogante que la supériorité militaire garantit le succès politique. Sauf que l’histoire a montré, de l’Irak à l’Afghanistan en passant par la Libye, que gagner militairement ne signifie pas gagner politiquement. On peut détruire un régime en quelques semaines et passer des décennies à tenter de stabiliser le chaos qui s’ensuit.
Cuba et la Baie des Cochons : l’échec qui hante encore
Impossible d’évoquer les interventions américaines en Amérique latine sans mentionner le fiasco de la Baie des Cochons en avril 1961. L’opération, organisée par la CIA sous l’administration Kennedy, visait à renverser Fidel Castro en utilisant des exilés cubains entraînés et soutenus par Washington. L’invasion fut un désastre total—les forces d’invasion furent rapidement écrasées, les États-Unis furent humiliés internationalement, et Castro sortit renforcé de cette tentative de coup de force.
Cet échec hante encore la mémoire stratégique américaine. Il a démontré les limites des opérations clandestines mal préparées, le danger de sous-estimer la résilience d’un régime hostile, et le risque politique considérable associé aux interventions militaires ratées. Soixante-quatre ans plus tard, le Venezuela pourrait devenir le nouveau Cuba—un régime hostile à quatre-vingt-dix kilomètres de la Floride, soutenu par la Russie et la Chine, défiant Washington pendant des décennies malgré sanctions et pressions. Sauf que cette fois, le régime contrôle les plus grandes réserves de pétrole du monde. Ce qui change tout.
Conclusion
Nous voici donc au bord d’un nouveau conflit—prévisible, évitable, et pourtant apparemment inéluctable. Le plus grand déploiement naval américain dans les Caraïbes depuis la crise des missiles de Cuba en 1962 se met en place sous nos yeux, méthodiquement, implacablement. Le USS Gerald R. Ford, colosse des mers portant le nom d’un président, traverse l’Atlantique avec son cortège de destroyers et d’avions de combat. Des milliers de soldats se positionnent sur des bases avancées. La CIA reçoit l’autorisation présidentielle de mener des opérations létales. Une prime de cinquante millions de dollars est offerte pour la tête du président vénézuélien. Des bombardiers stratégiques survolent les côtes. Des navires sont coulés, des hommes sont tués sans sommation.
Et nous, citoyens du monde, spectateurs impuissants de cette escalade militaire, que faisons-nous? Nous lisons les dépêches, nous commentons sur les réseaux sociaux, nous hochons la tête avec inquiétude—puis nous passons à autre chose. Parce que c’est loin, parce que ça ne nous concerne pas directement, parce que nous sommes épuisés par les crises successives qui saturent nos consciences. Mais ce qui se joue au large du Venezuela nous concerne tous. C’est le retour assumé de la politique de la canonnière, de l’intervention militaire unilatérale, du changement de régime par la force. C’est la négation du droit international, le mépris des instances multilatérales, l’affirmation brutale que la puissance fait le droit.
Donald Trump, qui s’était présenté comme opposant aux guerres sans fin, s’apprête à en déclencher une nouvelle—non pas au Moyen-Orient, mais dans l’arrière-cour historique des États-Unis. Marco Rubio, obsédé par sa croisade anti-socialiste, pousse à l’intervention avec une ferveur idéologique dangereuse. Le Pentagone prépare ses plans d’attaque. La CIA recrute ses traîtres. Les marchands d’armes se frottent les mains. Et pendant ce temps, trente millions de Vénézuéliens—dont la majorité n’aime probablement pas Maduro mais déteste encore plus l’idée d’une invasion étrangère—retiennent leur souffle en se demandant si leur pays va devenir le prochain Irak, la prochaine Libye, le prochain champ de ruines où se jouent les ambitions impériales.
« La saison du prix Nobel de la paix étant passée, tout est possible »—cette phrase terrible résume parfaitement notre époque cynique où les façades morales tombent, où les hypocrisies se dissolvent, où la violence brute redevient le langage ordinaire des relations internationales. Trump ne prétend même plus agir pour des raisons humanitaires ou démocratiques. Il veut le pétrole, il veut éliminer un adversaire, il veut démontrer sa puissance—et il mobilise l’armée la plus formidable de l’histoire humaine pour atteindre ces objectifs. Le pire? Il pourrait réussir militairement. Détruire le régime de Maduro en quelques semaines est techniquement possible. Mais ensuite? Qui reconstruira le Venezuela? Qui gérera les millions de réfugiés? Qui paiera le coût humain, économique, politique de cette aventure guerrière? Pas ceux qui l’auront déclenchée, certainement. Jamais ceux-là. Toujours les mêmes qui paient—les peuples, les civils, les innocents pris entre les feux croisés des ambitions géopolitiques. Et nous continuerons de regarder, impuissants ou complices, cette tragédie annoncée se dérouler jusqu’à son terme sanglant. Parce que nous avons oublié comment dire non à la guerre. Ou peut-être ne l’avons-nous jamais vraiment su.