Une candidate pas comme les autres
Kat Abughazaleh n’est pas une politicienne traditionnelle, et c’est précisément ce qui dérange. Cette ancienne journaliste progressiste dotée d’une importante audience sur les réseaux sociaux a annoncé sa candidature en mars 2025 pour représenter le 9e district congressional de l’Illinois, un siège laissé vacant par la retraite de la représentante Jan Schakowsky. Dans sa déclaration de candidature, elle avait clairement affirmé que la plupart des démocrates « travaillent à partir d’un manuel dépassé », une critique acerbe de l’establishment politique qui a immédiatement placé sa campagne sous le signe de la rupture générationnelle. À 26 ans seulement, Abughazaleh incarne cette nouvelle garde de la gauche américaine qui refuse les compromis tiédes, qui rejette la prudence calculée des vieux routiers de la politique pour embrasser un activisme direct, visible, sans concession. Sa campagne s’est construite autour d’un rejet viscéral de ce qu’elle nomme « la glissade de l’Amérique vers le fascisme », une rhétorique qui peut sembler excessive aux oreilles modérées mais qui résonne avec une acuité particulière au moment même où elle se retrouve face à des accusations fédérales pour avoir exercé son droit constitutionnel à la protestation.
Mais ce qui distingue vraiment Abughazaleh, c’est sa capacité à transformer chaque confrontation avec les autorités en un moment de documentation virale, en une arme d’information massive. Semaine après semaine, elle a diffusé sur ses comptes de réseaux sociaux des vidéos montrant les violences policières commises par les agents d’ICE contre des manifestants pacifiques devant le centre de Broadview. L’une de ces vidéos, datée du 19 septembre, montre Abughazaleh projetée violemment au sol par un agent fédéral alors qu’elle se tenait bras dessus bras dessous avec d’autres manifestants, formant une chaîne humaine pour bloquer l’accès à une allée. Dans ces images largement partagées, on la voit ensuite aspergée de gaz lacrymogène, le visage tordu par la douleur chimique, les yeux rougis, mais toujours debout, toujours là. Ces images ont fait le tour du pays, elles ont transformé Abughazaleh en symbole vivant de la résistance aux opérations d’immigration de Trump, en martyre moderne d’une cause qui transcende les clivages partisans pour toucher à quelque chose de plus fondamental : le droit de dire non à l’injustice.
Les racines d’une colère légitime
Pour comprendre pourquoi des milliers de personnes se sont rassemblées devant le centre ICE de Broadview au cours des dernières semaines, il faut saisir l’ampleur de ce que l’administration Trump appelle pudiquement une « opération d’application de la loi sur l’immigration » et que les communautés ciblées vivent comme une terreur d’État organisée. L’opération « Midway Blitz », lancée en septembre 2025, a transformé Chicago et ses banlieues en zone de chasse à l’homme, où des équipes d’agents fédéraux lourdement armés effectuent des arrestations massives sans distinction, où des familles sont séparées en quelques minutes, où la peur s’est installée comme une brume toxique dans les quartiers à forte population immigrée. Plus de 3000 personnes ont été arrêtées depuis le début de cette opération, un chiffre qui donne le vertige et qui cache derrière chaque unité une histoire de vie brisée, d’enfants arrachés à leurs parents, de travailleurs embarqués sur leur lieu de travail devant des collègues médusés. Les plaintes pour usage excessif de la force se sont multipliées de manière exponentielle, documentant des scènes où des agents ont utilisé des gaz chimiques irritants contre des résidents de Chicago, y compris des enfants participant à des défilés d’Halloween.
C’est dans ce contexte explosif que les manifestations devant le centre de Broadview ont pris une importance symbolique considérable, devenant le théâtre d’un affrontement quotidien entre ceux qui défendent les droits humains fondamentaux et ceux qui appliquent sans état d’âme les directives d’une politique migratoire de plus en plus brutale. Gregory Bovino, le chef de la police des frontières qui supervise ces opérations à Chicago, est devenu le visage de cette répression. Les images montrant Bovino lançant des bonbonnes de gaz lacrymogène directement dans des foules de manifestants ont choqué même des observateurs habituellement peu enclins à critiquer les forces de l’ordre. La juge fédérale Sara Ellis, excédée par les violations répétées de ses ordonnances interdisant l’usage d’armes anti-émeutes sauf en cas de menace imminente, a convoqué Bovino cette semaine pour lui rappeler que « des enfants déguisés pour Halloween qui se rendent à un défilé ne constituent pas une menace immédiate » et ne justifient en aucun cas l’utilisation d’armes chimiques. Mais malgré ces réprimandes judiciaires, la machine répressive continue de tourner à plein régime, écrasant tout sur son passage.
Quand documenter devient un acte criminel
L’acte d’accusation contre Abughazaleh et ses cinq co-accusés — parmi lesquels Catherine « Cat » Sharp, candidate au conseil des commissaires du comté de Cook, Michael Rabbitt, engagé démocrate du 45e quartier, et Brian Straw, conseiller municipal d’Oak Park — décrit avec un luxe de détails administratifs ce qui s’est passé le matin du 26 septembre devant le centre ICE de Broadview. Selon les procureurs fédéraux, le groupe aurait « conspiré pour entraver, gêner et empêcher » un agent fédéral d’exercer ses fonctions officielles en entourant son véhicule gouvernemental et en frappant « de manière agressive » sur le capot et les fenêtres. L’indictment de onze pages affirme que les manifestants ont poussé contre le véhicule, cassé un rétroviseur et un essuie-glace, et gravé le mot « PIG » sur la carrosserie. Abughazaleh elle-même aurait, à un moment donné, placé ses mains sur le capot du véhicule et arc-bouté son corps contre celui-ci tout en restant sur son trajet, forçant l’agent à « conduire à une vitesse extrêmement lente pour éviter de blesser l’un des conspirateurs« . Le choix même de ce terme juridique — « conspirateurs » — pour décrire des militants pacifiques défendant les droits humains révèle la volonté délibérée de transformer un acte de désobéissance civile en entreprise criminelle organisée.
Mais regardons cette scène avec un minimum de recul, dégageons-nous un instant de la prose accusatoire des procureurs fédéraux pour voir ce qui s’est réellement passé ce matin-là. Des dizaines de personnes, dont plusieurs candidats à des fonctions électives et des élus locaux, se sont rassemblées devant un centre de détention pour manifester pacifiquement contre des politiques qu’ils jugent inhumaines. Lorsqu’un véhicule gouvernemental a tenté de franchir leur ligne, ils se sont interposés physiquement, ils ont utilisé leur corps comme barrière, ils ont frappé sur le métal pour attirer l’attention, pour signifier leur refus. Oui, un rétroviseur a été cassé dans la confusion. Oui, quelqu’un a gravé une insulte sur la carrosserie. Sont-ce là des actes regrettables ? Peut-être. Justifient-ils des accusations criminelles fédérales passibles de plusieurs années de prison ? C’est une tout autre question. Ce qui est certain, c’est que transformer cette confrontation en affaire de « conspiration pour entraver un agent fédéral » constitue une escalade judiciaire sans précédent, une instrumentalisation du système pénal pour punir non pas des actes violents mais une opposition politique dérangeante.
Une stratégie de répression politique assumée
 
    Le timing n’est jamais innocent
L’inculpation d’Abughazaleh intervient à un moment politiquement stratégique qui ne doit rien au hasard. Nous sommes à quelques mois seulement de la primaire démocrate de mars 2026 pour le 9e district de l’Illinois, une course où Abughazaleh s’est positionnée comme la candidate de la gauche progressiste face à un establishment démocrate plus modéré. En la traînant devant les tribunaux fédéraux maintenant, en la forçant à consacrer son énergie et ses ressources financières à sa défense légale plutôt qu’à sa campagne électorale, l’administration Trump et son ministère de la Justice accomplissent un double objectif : intimider les militants anti-ICE et saboter une candidature politique qui incarnait précisément le type d’opposition qu’ils cherchent à étouffer. Cette synchronisation entre action judiciaire et calendrier électoral n’est pas une coïncidence malheureuse, c’est une stratégie délibérée de neutralisation politique par voie légale. Les avocats d’Abughazaleh ont qualifié ces accusations d' »injustes », un euphémisme poli pour décrire ce qui ressemble de plus en plus à une persécution judiciaire ciblée.
Cette tactique n’est d’ailleurs pas isolée dans l’arsenal répressif déployé par l’administration Trump contre ses opposants politiques. En septembre 2025, le ministère de la Justice a également inculpé James Comey, l’ancien directeur du FBI limogé par Trump, pour entrave à la justice et fausses déclarations, une décision que le New York Times a immédiatement identifiée comme étant « politique » puisqu’elle a été prise par une procureure partisane fidèle de Trump récemment nommée. Les faits reprochés à Comey étaient techniquement prescrits, mais Trump lui-même a exigé publiquement sur Truth Social que son inculpation soit accélérée avant l’expiration du délai de prescription. Ce précédent montre clairement que le ministère de la Justice sous Trump fonctionne désormais comme un bras armé de la présidence, prêt à poursuivre n’importe qui ayant osé contrarier le président ou ses politiques. Dans ce contexte, l’inculpation d’Abughazaleh s’inscrit dans un pattern plus large de judiciarisation de la vengeance politique, où les tribunaux ne servent plus à rendre la justice mais à régler des comptes.
La doctrine de la « rébellion » contre l’autorité fédérale
Ce qui rend cette affaire encore plus inquiétante, c’est la rhétorique utilisée par les avocats de l’administration Trump pour justifier non seulement les poursuites judiciaires mais aussi une escalade militaire dans la gestion des manifestations. Dans des arguments présentés devant la Cour suprême, les représentants du gouvernement Trump ont décrit les protestations devant le centre ICE de Broadview comme constituant une « rébellion« , un terme juridique lourd de conséquences qui ouvre théoriquement la porte au déploiement de la Garde nationale pour réprimer ce qui reste fondamentalement des rassemblements de citoyens exerçant leur droit constitutionnel à la liberté d’expression et de réunion. En qualifiant de « rébellion » des manifestations pacifiques, même lorsqu’elles impliquent des actes de désobéissance civile, le gouvernement fédéral établit un précédent terrifiant : toute opposition organisée aux politiques fédérales peut être requalifiée en insurrection justifiant une réponse militaire. Cette inflation sémantique n’est pas anodine, elle prépare le terrain pour une normalisation de la violence d’État contre les mouvements sociaux.
La Cour suprême doit d’ailleurs se prononcer prochainement sur la question de savoir si l’administration Trump peut légalement déployer la Garde nationale pour faire appliquer les opérations d’immigration dans le cadre de l’opération Midway Blitz. Les avocats du gouvernement soutiennent que ces troupes sont nécessaires pour « faire respecter la loi fédérale » face à ce qu’ils décrivent comme une obstruction systématique des autorités locales et des manifestants. Mais ce qui est vraiment en jeu dans cette bataille juridique, c’est la question de savoir jusqu’où un président peut aller dans l’utilisation de la force militaire contre sa propre population sur le sol américain. Si la Cour suprême donne son feu vert, nous entrerons dans une nouvelle ère où les forces armées pourront être déployées non plus seulement en cas d’urgence nationale exceptionnelle, mais de manière routinière pour faire taire la contestation sociale. L’inculpation d’Abughazaleh et de ses co-accusés doit être comprise dans ce cadre plus large : il s’agit de tester les limites de ce que le système judiciaire et l’opinion publique sont prêts à accepter en termes de répression de la dissidence.
Les autres visages de la répression
Abughazaleh n’est pas seule sur le banc des accusés, et l’analyse de la liste des co-inculpés révèle une volonté claire de cibler l’élite politique locale du camp démocrate dans la région de Chicago. Catherine « Cat » Sharp, candidate au conseil des commissaires du comté de Cook, Michael Rabbitt, engagé démocrate du 45e quartier, et Brian Straw, conseiller municipal d’Oak Park, font tous partie de cette nouvelle génération d’élus progressistes qui ont fait de l’opposition aux politiques d’immigration de Trump un axe central de leur identité politique. En les inculpant ensemble, le ministère de la Justice envoie un message très clair aux élus locaux et aux candidats : votre mandat électif ne vous protège pas, votre légitimité démocratique ne vous met pas à l’abri des poursuites fédérales si vous osez vous opposer physiquement aux opérations du gouvernement fédéral. Cette stratégie vise à créer un effet dissuasif massif dans les rangs des démocrates progressistes, à les forcer à choisir entre leur activisme de terrain et leur carrière politique, entre leur engagement auprès des communautés qu’ils représentent et leur liberté personnelle.
Le fait que plusieurs de ces personnes soient des candidats actuellement en campagne électorale ajoute une dimension supplémentaire à cette affaire. En les forçant à comparaître devant un tribunal fédéral la semaine prochaine pour leur mise en accusation initiale, juste au moment où ils devraient être en train de frapper aux portes et de mobiliser les électeurs, le système judiciaire interfère directement dans le processus démocratique. Leurs adversaires politiques pourront désormais les présenter comme des « criminels inculpés », même si aucun d’entre eux n’a été reconnu coupable de quoi que ce soit. Cette contamination réputationnelle par simple accusation constitue une forme insidieuse de manipulation électorale, où l’État utilise son pouvoir de poursuivre pour influencer l’issue des élections locales. Et même si Abughazaleh et ses co-accusés sont finalement acquittés — ce qui pourrait très bien arriver si un jury populaire refuse d’avaliser cette criminalisation de la protestation — le mal sera fait : leur campagne aura été paralysée pendant des mois, leurs finances épuisées en frais légaux, leur image publique ternie par l’association constante avec des procédures criminelles.
Le Premier Amendement à l'épreuve de l'autoritarisme
 
    Une défense constitutionnelle qui résonne
Dans sa déclaration publique publiée mercredi, Abughazaleh a immédiatement cadré cette affaire comme une attaque contre les libertés constitutionnelles fondamentales : « Ceci est une poursuite politique et une tentative grossière de faire taire la dissidence, un droit protégé par le Premier Amendement. Cette affaire est une nouvelle tentative de l’administration Trump de criminaliser la protestation et de punir ceux qui osent s’exprimer. » Cette stratégie de défense, qui place les droits constitutionnels au cœur de l’argumentation plutôt que de se concentrer sur les détails factuels des accusations, est politiquement astucieuse et juridiquement pertinente. Car au fond, c’est bien de cela qu’il s’agit : est-ce que le Premier Amendement protège uniquement les formes de protestation que le pouvoir trouve confortables et non-menaçantes, ou couvre-t-il également les actes de désobéissance civile qui causent un désagrément temporaire aux autorités ? La jurisprudence américaine sur cette question est complexe et nuancée, mais une chose est claire : criminaliser la simple participation à un blocage non-violent représente une interprétation extrêmement restrictive des libertés constitutionnelles.
L’histoire américaine est remplie d’exemples où des actes considérés comme criminels à leur époque sont aujourd’hui reconnus comme des moments héroïques de résistance à l’injustice. Les sit-in du mouvement des droits civiques dans les années 1960, où des militants noirs et leurs alliés blancs occupaient illégalement des comptoirs de restaurants ségrégationnistes, ont conduit à des milliers d’arrestations et d’inculpations. Aujourd’hui, nous célébrons ces manifestants comme des pionniers de la justice raciale, mais à l’époque, les autorités les traitaient exactement comme Abughazaleh est traitée maintenant : comme des criminels qui entravaient les activités commerciales légitimes et perturbaient l’ordre public. Les manifestations contre la guerre du Vietnam, qui impliquaient souvent des confrontations physiques avec les forces de l’ordre et des actes de sabotage symbolique, ont également donné lieu à des poursuites massives qui sont aujourd’hui largement considérées comme des abus de pouvoir par un État en guerre contre sa propre jeunesse. Le test de l’histoire sur la légitimité d’une protestation n’est jamais sa conformité aux lois de son époque, mais la justesse de la cause défendue et le caractère proportionnel de la réponse étatique.
L’effondrement de la distinction entre manifestation et violence
Ce qui est particulièrement dangereux dans le traitement judiciaire de l’affaire Abughazaleh, c’est la manière dont il brouille délibérément la frontière entre protestation pacifique et violence criminelle. En accusant les manifestants de « conspiration pour blesser un agent fédéral » alors qu’aucun agent n’a été physiquement blessé — l’inculpation admet explicitement que l’agent a simplement été forcé de conduire lentement —, les procureurs créent une équivalence fallacieuse entre l’obstruction physique non-violente et l’agression. Cette confusion conceptuelle est extrêmement pratique pour un État qui souhaite réprimer les mouvements sociaux : si tout acte qui rend plus difficile le travail d’un agent fédéral peut être qualifié de « conspiration pour blesser », alors pratiquement n’importe quelle manifestation qui ne se contente pas de rester sur le trottoir avec des pancartes devient criminalisable. Le risque de blessure théorique — le fait que l’agent aurait pu écraser quelqu’un s’il avait accéléré — est transformé en intention criminelle de la part des manifestants, une inversion logique qui transforme les victimes potentielles en agresseurs présumés.
Cette stratégie d’inflation des charges n’est pas unique à cette affaire, elle fait partie d’une tendance plus large dans la gestion policière et judiciaire des mouvements sociaux aux États-Unis. Lors des manifestations Black Lives Matter de 2020, nous avons vu des procureurs fédéraux porter des accusations de terrorisme domestique contre des manifestants qui avaient endommagé des bâtiments ou jeté des projectiles sur des policiers. Ces accusations démesurées servaient un double objectif : effrayer les manifestants potentiels par la menace de peines draconiennes, et fournir un levier de négociation pour forcer des plaids coupables sur des charges moindres, évitant ainsi des procès où un jury populaire pourrait refuser de condamner. Dans le cas d’Abughazaleh, l’accusation de conspiration permet aux procureurs de poursuivre non pas des actes individuels mais une intention collective présumée, créant une responsabilité partagée où chaque membre du groupe est considéré comme coupable de tout ce que le groupe a fait, même s’il n’a personnellement commis aucun acte répréhensible spécifique. Cette doctrine de la responsabilité collective est l’un des outils les plus puissants et les plus abusifs du droit pénal américain.
Le rôle complice du système judiciaire
Face à cette escalade répressive, on pourrait espérer que le système judiciaire serve de garde-fou, que les juges fédéraux rejettent ces poursuites manifestement politiques et disproportionnées. Malheureusement, l’histoire récente montre que les tribunaux sont souvent réticents à s’opposer frontalement aux actions du pouvoir exécutif en matière de sécurité nationale et d’immigration, deux domaines où la présidence bénéficie traditionnellement d’une large déférence judiciaire. Certes, la juge Sara Ellis a courageusement tenté d’imposer des limites à l’usage des gaz lacrymogènes et autres armes anti-émeutes par les agents fédéraux à Chicago, mais sa décision a été immédiatement bloquée par une cour d’appel qui examine actuellement l’appel du ministère de la Justice. Cette bataille juridique illustre la difficulté pour le pouvoir judiciaire de contrôler effectivement les excès de l’exécutif lorsque celui-ci est déterminé à passer en force, mobilisant ses ressources légales massives pour contester chaque décision défavorable à travers de multiples niveaux d’appel.
Le véritable test de cette affaire viendra lors du procès, si elle va jusque-là et ne se termine pas par un accord de plaidoyer négocié. Un jury populaire de l’Illinois, État démocrate où le sentiment anti-Trump reste fort, pourrait très bien refuser de condamner Abughazaleh et ses co-accusés, exerçant ce que les juristes appellent le « jury nullification » — le pouvoir discrétionnaire d’un jury d’acquitter un défendeur même si les faits techniques d’une infraction ont été prouvés, parce que les jurés estiment que la loi est injuste ou son application inappropriée dans ce cas particulier. Cependant, avant d’arriver à ce stade, les accusés devront survivre à des mois, peut-être des années, de procédures préliminaires, de requêtes, de négociations, tout en vivant sous la menace constante de peines de prison fédérales. Cette punition processuelle — le fardeau psychologique, financier et social d’être poursuivi en justice — constitue souvent une punition en soi, indépendamment de l’issue finale du procès. Et c’est précisément ce que recherche l’administration Trump : même si ces poursuites échouent finalement, elles auront servi leur objectif principal en terrorisant d’autres militants potentiels.
Chicago comme champ de bataille symbolique
 
    Pourquoi cette ville, pourquoi maintenant
Le choix de Chicago comme cible prioritaire de l’opération Midway Blitz n’est pas fortuit, il répond à une logique à la fois pratique et symbolique qui révèle beaucoup sur la stratégie globale de l’administration Trump en matière d’immigration. Pratiquement, Chicago est l’une des plus grandes villes sanctuaires des États-Unis, avec une longue tradition de protection des immigrants sans papiers et une administration municipale ouvertement hostile aux politiques migratoires de Trump. En concentrant des ressources fédérales massives sur cette ville démocrate, l’administration cherche à démontrer que les autorités locales ne peuvent pas protéger efficacement leurs résidents contre le pouvoir fédéral, que les déclarations de « zones interdites à ICE » faites par le maire de Chicago ne sont que des vœux pieux sans force exécutoire face à une offensive fédérale déterminée. Symboliquement, Chicago représente aussi le cœur du Midwest américain, cette région industrielle qui a basculé vers Trump en 2016 avant de revenir largement vers les démocrates en 2020. En y menant une guerre contre l’immigration clandestine très visible, Trump mise sur le soutien d’une base électorale qui approuve ces politiques dures, même si les images de violence policière qui en résultent peuvent choquer les électeurs modérés.
L’ampleur des arrestations — plus de 3000 personnes en quelques semaines — dépasse largement ce qui serait nécessaire pour cibler uniquement des criminels dangereux ou des personnes faisant l’objet de mandats d’expulsion. Cette opération ratisse large, capturant dans ses filets des travailleurs sans histoire, des parents accompagnant leurs enfants à l’école, des personnes vivant aux États-Unis depuis des décennies. L’objectif n’est pas simplement l’application de la loi sur l’immigration, c’est la création d’un climat de terreur généralisée dans les communautés immigrées, où personne ne se sent en sécurité, où chaque sortie de la maison devient un risque calculé. Cette stratégie de « dissuasion par la peur » vise à décourager non seulement l’immigration illégale future, mais aussi à pousser les personnes déjà présentes à quitter le pays « volontairement » plutôt que de vivre dans une anxiété permanente. Les témoignages recueillis par les organisations de défense des droits des immigrants décrivent une communauté traumatisée, où les enfants ont peur d’aller à l’école de crainte que leurs parents soient arrêtés pendant leur absence, où les travailleurs n’osent plus se rendre sur leur lieu de travail habituel.
L’escalade de la violence étatique
Ce qui distingue l’opération Midway Blitz des précédentes campagnes d’application des lois sur l’immigration, c’est le niveau de violence physique déployé non seulement contre les personnes ciblées pour l’arrestation, mais aussi contre ceux qui tentent de documenter ou de s’opposer à ces opérations. Les agents fédéraux à Chicago ont fait un usage répété et apparemment indiscriminé de gaz lacrymogènes, de balles de poivre, de grenades assourdissantes et d’autres armes dites « non-létales » — un euphémisme trompeur puisque ces armes causent régulièrement des blessures graves et ont parfois entraîné des décès dans d’autres contextes. L’incident où des enfants en costumes d’Halloween ont été exposés à des agents chimiques irritants illustre à quel point la doctrine opérationnelle de ces agents privilégie la domination territoriale absolue sur toute considération de proportionnalité ou de sécurité publique. Gregory Bovino, le commandant de ces opérations, incarne parfaitement cette mentalité militarisée : les images le montrant lançant personnellement des grenades lacrymogènes dans des foules de manifestants révèlent un leadership qui donne le ton par l’exemple, encourageant ses agents à traiter chaque opposition comme une menace nécessitant une réponse de force.
La juge Sara Ellis, dans sa tentative de limiter ces excès, a émis une ordonnance détaillée exigeant que les agents fédéraux ne puissent utiliser d’armes anti-émeutes qu’en cas de « menace imminente » et après avoir donné des avertissements préalables clairs. Son ordre imposait également à Bovino de lui faire un rapport quotidien sur les opérations. Mais la rapidité avec laquelle une cour d’appel a suspendu cette ordonnance montre les limites du pouvoir judiciaire face à un appareil exécutif déterminé à préserver sa liberté d’action. Les avocats du ministère de la Justice ont argué que ces restrictions imposées par le juge Ellis entravaient dangereusement la capacité des agents fédéraux à se protéger et à accomplir leur mission, présentant les manifestants pacifiques comme constituant une menace sérieuse pour la sécurité des agents. Cette inversion narrative — où des agents lourdement équipés et armés sont présentés comme les victimes menacées par des citoyens brandissant des pancartes — est devenue une tactique rhétorique standard pour justifier l’escalade de la violence policière.
La résistance locale face au rouleau compresseur fédéral
Malgré cette répression brutale, ou peut-être à cause d’elle, la mobilisation à Chicago ne faiblit pas. Les manifestations devant le centre ICE de Broadview continuent quotidiennement, attirant un mélange de militants de longue date, d’élus locaux, de leaders religieux et de simples citoyens révoltés par ce qu’ils voient se dérouler dans leur ville. Cette persévérance face à la violence étatique témoigne d’une conviction profonde que ce qui est en jeu dépasse la question de l’immigration pour toucher aux valeurs fondamentales de la décence humaine et de la justice. Les organisations communautaires ont mis en place des réseaux d’alerte rapide pour prévenir les résidents des raids d’ICE, des fonds de solidarité pour soutenir les familles dont un membre a été arrêté, des services juridiques d’urgence pour représenter les personnes en procédure d’expulsion. Cette infrastructure de résistance, construite patiemment au fil des ans mais massivement renforcée depuis le début de l’opération Midway Blitz, représente une forme de contre-pouvoir civil qui refuse de se soumettre simplement parce que le gouvernement fédéral a décidé de faire la démonstration de sa force.
Le maire de Chicago a tenté d’établir des « zones interdites à ICE », des espaces comme les écoles, les hôpitaux et les lieux de culte où les arrestations d’immigration ne seraient pas autorisées, mais ces déclarations ont une force légale limitée face à la suprématie de la loi fédérale. Les élus républicains de l’Illinois ont accusé le maire et d’autres démocrates locaux de vouloir « faire la revanche » contre le gouvernement fédéral et d’obstruer l’application de la loi, reprenant la rhétorique trumpienne qui présente toute limitation des pouvoirs d’ICE comme une forme de complicité avec l’immigration illégale. Cette polarisation politique transforme chaque décision administrative en bataille partisane, rendant impossible toute discussion nuancée sur la manière d’équilibrer l’application des lois sur l’immigration avec le respect des droits humains et des libertés civiles. Dans ce contexte hyper-politisé, l’inculpation d’Abughazaleh devient un symbole que chaque camp utilise pour mobiliser sa base : pour les progressistes, elle est une martyre de la liberté d’expression persécutée par un régime autoritaire ; pour les conservateurs pro-Trump, elle est une agitateuse criminelle qui a finalement reçu les conséquences méritées de ses actes.
Les précédents historiques qui hantent le présent
 
    Quand l’Amérique a déjà emprunté ce chemin
L’histoire américaine est jalonnée d’épisodes où le gouvernement fédéral a utilisé la machine judiciaire pour réprimer les mouvements sociaux qu’il jugeait menaçants, et ces précédents historiques projettent une ombre inquiétante sur l’affaire Abughazaleh. Dans les années 1950, l’ère McCarthy a vu des milliers de personnes accusées d’être des sympathisants communistes, poursuivies non pas pour des actes de violence ou d’espionnage mais simplement pour leurs opinions politiques et leurs associations. Le Smith Act, utilisé pour poursuivre les dirigeants du Parti communiste américain, criminalisait essentiellement le discours politique en interdisant de « préconiser » le renversement du gouvernement, une formulation si vague qu’elle pouvait englober pratiquement n’importe quelle critique radicale du système. Ces poursuites ont détruit des vies, brisé des carrières, instauré un climat de peur qui a étouffé la dissidence politique pendant une génération entière. Lorsque nous regardons rétrospectivement cette période, nous la reconnaissons presque universellement comme une tache sombre sur la démocratie américaine, un moment où la peur l’a emporté sur la raison et où les institutions judiciaires ont trahi leur mission de protection des libertés individuelles.
Plus récemment, le programme COINTELPRO du FBI dans les années 1960 et 1970 ciblait systématiquement les militants des droits civiques, les opposants à la guerre du Vietnam et d’autres mouvements de gauche à travers une combinaison de surveillance illégale, d’infiltration, de provocations et de poursuites judiciaires abusives. Des figures comme Martin Luther King Jr. ont été soumises à une surveillance intensive et à des tentatives de chantage par le FBI, qui cherchait à discréditer le mouvement des droits civiques en le présentant comme infiltré par les communistes. Les Black Panthers ont été systématiquement détruits par une campagne coordonnée d’arrestations, de poursuites sur des charges souvent fabriquées ou exagérées, et dans certains cas d’assassinats purs et simples par la police. Lorsque les détails de COINTELPRO ont été révélés dans les années 1970, ils ont provoqué un scandale national et conduit à des réformes censées empêcher de tels abus à l’avenir. Mais ces garde-fous institutionnels n’ont de valeur que si les dirigeants politiques et les responsables des agences fédérales choisissent de les respecter, et il est de plus en plus évident que sous l’administration Trump, ces normes sont considérées comme des obstacles à contourner plutôt que comme des limites contraignantes.
La tentation totalitaire dans les démocraties libérales
Ce qui rend ces parallèles historiques particulièrement pertinents, c’est qu’ils illustrent une vérité inconfortable sur les démocraties libérales : elles contiennent en elles-mêmes les mécanismes de leur propre subversion. Les outils légaux créés pour protéger la sécurité nationale et maintenir l’ordre public — les lois sur la conspiration, les pouvoirs d’urgence, les systèmes de surveillance — peuvent facilement être retournés contre les citoyens qui exercent leurs droits démocratiques fondamentaux. Cette transformation ne se fait généralement pas du jour au lendemain à travers un coup d’État manifeste, mais progressivement, par une série d’escalades graduelles où chaque nouvelle transgression est présentée comme une réponse nécessaire à une menace exceptionnelle. On commence par poursuivre les « agitateurs violents », puis on élargit la définition de la violence pour inclure l’obstruction, puis on redéfinit l’obstruction pour englober toute forme de protestation qui cause un désagrément. À chaque étape, des voix raisonnables peuvent trouver des justifications : « Mais ils ont effectivement cassé un rétroviseur », « Mais ils ont effectivement bloqué la route ». Ce n’est que lorsqu’on recule pour voir l’ensemble du pattern qu’on réalise qu’on a glissé d’une société où la protestation est un droit protégé à une société où elle est devenue un acte criminel.
Le juriste constitutionnel Bruce Ackerman a théorisé ce qu’il appelle le « déclin démocratique » — non pas l’effondrement soudain d’une démocratie en dictature, mais son érosion progressive à travers l’accumulation de petites violations des normes démocratiques, chacune individuellement justifiable mais collectivement destructrice. L’inculpation d’Abughazaleh doit être comprise comme l’une de ces violations normatives : techniquement légale peut-être (si on accepte l’interprétation maximaliste des lois sur l’obstruction fédérale), mais profondément corrosive pour la culture démocratique. Si les candidats aux élections peuvent être poursuivis pénalement pour avoir participé à des manifestations, si les élus locaux doivent choisir entre leur conscience et leur liberté, si la frontière entre activisme et criminalité devient de plus en plus floue, alors nous nous dirigeons vers un système où seuls ceux qui sont prêts à se conformer aux exigences du pouvoir peuvent participer à la vie politique. Et ce système-là, même s’il conserve les formes extérieures de la démocratie — des élections, des tribunaux, une presse — perd la substance de ce qui fait une société libre.
Les leçons internationales que nous refusons d’apprendre
Pour ceux qui pensent que de tels glissements autoritaires ne peuvent pas se produire aux États-Unis parce que les institutions américaines sont trop solides, un regard sur d’autres démocraties qui ont pris ce chemin devrait servir d’avertissement. La Hongrie de Viktor Orbán a transformé une démocratie parlementaire fonctionnelle en ce que les politologues appellent une « démocratie illibérale » en moins d’une décennie, en grande partie à travers des moyens légaux : réécriture de la constitution, prise de contrôle des tribunaux, utilisation du système judiciaire pour harceler les opposants et les ONG critiques. La Turquie d’Erdoğan a suivi une trajectoire similaire, où des centaines de journalistes, d’universitaires et de militants ont été emprisonnés sous des accusations de « terrorisme » ou de « menace à la sécurité nationale » qui couvraient en réalité des actes de simple critique du gouvernement. La Pologne a vu son système judiciaire indépendant systématiquement démantelé par un gouvernement conservateur qui considérait les juges comme des obstacles à son agenda politique. Dans chacun de ces cas, les observateurs internationaux ont exprimé leur inquiétude, mais les gouvernements concernés ont pu pointer vers des bases légales formelles pour leurs actions, arguant qu’ils ne faisaient qu’appliquer la loi.
La différence essentielle n’est pas entre les sociétés qui ont des lois répressives et celles qui n’en ont pas — presque toutes les démocraties ont dans leurs codes pénaux des dispositions qui pourraient être utilisées de manière abusive — mais entre celles où les normes démocratiques et la culture de retenue empêchent cette utilisation abusive et celles où ces freins institutionnels et culturels ont été érodés. Les États-Unis sous Trump semblent dangereusement proches de franchir cette ligne, où les outils répressifs qui existaient depuis longtemps mais étaient utilisés avec parcimonie sont désormais déployés de manière routinière contre les opposants politiques. L’inculpation d’Abughazaleh n’est peut-être qu’un cas parmi d’autres, mais c’est précisément cette normalisation de l’anormal qui caractérise le déclin démocratique. Chaque nouvelle transgression établit un précédent pour la suivante, élargit l’espace de ce qui est considéré comme acceptable, habitue le public à des niveaux de répression qui auraient provoqué l’indignation quelques années auparavant. Et avant qu’on ne s’en rende compte, on se retrouve dans un pays qu’on ne reconnaît plus.
L'impact sur le paysage politique américain
 
    La primaire démocrate de l’Illinois comme laboratoire
La course pour le 9e district congressional de l’Illinois, où Abughazaleh se présente, était déjà l’une des primaires démocrates les plus observées du cycle électoral de 2026 avant même son inculpation. Ce district, qui couvre une partie de la banlieue nord de Chicago et inclut des communautés diverses allant de quartiers aisés à des zones plus populaires, a longtemps été un bastion démocrate solide. Le départ à la retraite de la représentante sortante Jan Schakowsky, une progressiste respectée qui siégeait depuis des décennies, a ouvert la porte à une bataille pour définir l’avenir de la gauche démocrate dans la région. Plusieurs candidats s’étaient positionnés, allant de modérés proches de l’establishment à des progressistes plus militants, mais Abughazaleh s’était distinguée par son profil d’activiste engagée refusant les compromis de la politique traditionnelle. Son inculpation transforme maintenant cette primaire en un référendum implicite sur la question de savoir jusqu’où les démocrates sont prêts à soutenir des candidats qui se confrontent physiquement aux autorités fédérales.
La réaction des autres candidats à l’inculpation d’Abughazaleh sera révélatrice de l’état d’esprit du parti démocrate. S’ils se rallient à sa défense, dénonçant les accusations comme une persécution politique injuste, ils envoient un message de solidarité avec la résistance aux politiques d’immigration de Trump mais risquent d’être eux-mêmes associés à ce que les républicains présenteront comme un soutien à la criminalité. S’ils prennent leurs distances, exprimant des préoccupations mesurées sur « la violence » tout en appelant au respect de la loi, ils se protègent politiquement mais abandonnent une candidate qui a pris des risques personnels considérables pour défendre des principes que le parti prétend partager. Cette tension entre principe et pragmatisme électoral est au cœur des difficultés du Parti démocrate depuis des décennies, et elle se cristallise ici de manière particulièrement aiguë. Les premiers signes suggèrent une division prévisible : les progressistes se mobilisent en soutien, voyant dans l’inculpation d’Abughazaleh une validation de son authenticité militante, tandis que les modérés gardent un silence prudent ou émettent des déclarations ambiguës appelant à « laisser la justice suivre son cours ».
L’effet dissuasif sur l’activisme politique
Au-delà de cette course électorale spécifique, l’inculpation d’Abughazaleh et de ses co-accusés aura un impact durable sur les calculs que font les militants et les candidats politiques lorsqu’ils décident de participer à des actions de désobéissance civile. Avant cette affaire, un candidat au Congrès ou un élu local pouvait raisonnablement s’attendre à ce que sa participation à une manifestation non-violente, même si elle impliquait des actes d’obstruction, entraîne au pire une arrestation locale, une amende, peut-être une nuit en détention. Les conséquences étaient gérables, parfois même politiquement avantageuses en permettant au candidat de démontrer son engagement auprès de sa base militante. Mais des accusations criminelles fédérales changent complètement cette équation : nous parlons désormais de peines potentielles de plusieurs années en prison fédérale, de casiers judiciaires qui affectent tous les aspects de la vie future, de frais légaux potentiellement ruineux. Face à ces risques, combien de candidats et d’élus décideront que participer physiquement aux manifestations n’en vaut simplement pas la peine, qu’il est plus prudent de se limiter à des déclarations de soutien verbal depuis une distance de sécurité ?
Cet effet refroidissant sur la participation politique active est précisément ce que recherche l’administration Trump en portant ces accusations. L’objectif n’est pas nécessairement de condamner Abughazaleh — une condamnation par un jury de l’Illinois est loin d’être garantie — mais de faire en sorte que les coûts personnels et professionnels de l’activisme deviennent si élevés que la plupart des gens raisonnables décideront que le jeu n’en vaut pas la chandelle. C’est une forme de répression particulièrement insidieuse parce qu’elle ne nécessite pas de violence ouverte ou de censure directe ; elle s’appuie simplement sur le calcul rationnel de l’intérêt personnel pour étouffer la dissidence. Et pour chaque Abughazaleh qui décide malgré tout de tenir bon, de payer le prix de sa résistance, il y en aura des dizaines d’autres qui choisiront le silence prudent, la protestation à distance de sécurité, le militantisme performatif qui ne risque jamais de causer un véritable désagrément aux puissants.
Le remodelage du paysage médiatique et de l’opinion publique
L’affaire Abughazaleh se déroule également dans un contexte de transformation profonde du paysage médiatique américain, où les sources d’information traditionnelles perdent de leur influence au profit de plateformes de réseaux sociaux fragmentées et polarisées. Abughazaleh elle-même est le produit de cette nouvelle écologie médiatique : sa base de pouvoir ne repose pas sur des institutions traditionnelles comme les syndicats, les partis politiques ou les médias établis, mais sur sa capacité à mobiliser directement une audience en ligne à travers des vidéos virales et des publications engageantes sur les réseaux sociaux. Cette désintermédiation présente des avantages évidents — elle permet à des voix qui auraient été ignorées par les gatekeepers traditionnels d’atteindre un public massif — mais elle comporte aussi des risques, notamment celui de créer des bulles informationnelles où les partisans ne voient que le contenu qui confirme leurs convictions préexistantes. Dans le cas d’Abughazaleh, ses supporters verront principalement des vidéos montrant la brutalité policière et entendront des récits de familles séparées, tandis que ses détracteurs consommeront des contenus mettant en avant les actes de vandalisme des manifestants et les déclarations des responsables fédéraux sur la nécessité de faire respecter la loi.
Cette fragmentation rend extraordinairement difficile l’établissement d’une compréhension commune des faits de base, et encore moins un consensus sur leur signification morale et politique. Lorsque des Américains vivant dans des univers informationnels différents regardent les mêmes images de manifestants bloquant un véhicule gouvernemental, ils y voient des choses radicalement différentes : certains voient des citoyens courageux s’opposant à l’injustice, d’autres voient des criminels obstruant le travail légitime des forces de l’ordre. Cette absence de réalité partagée érode les fondations mêmes du débat démocratique, qui suppose au minimum que les citoyens s’accordent sur ce qui s’est passé avant de débattre de ce qu’il faut en penser. Dans ce contexte fragmenté, l’inculpation d’Abughazaleh ne sera pas jugée sur ses mérites juridiques par une opinion publique rationnelle pesant les arguments, mais deviendra simplement un autre marqueur tribal : êtes-vous du côté de ceux qui soutiennent Abughazaleh ou de ceux qui pensent qu’elle mérite d’être poursuivie ? La réponse à cette question dira moins sur les faits de l’affaire que sur votre identité politique préexistante.
Les enjeux qui dépassent une personne
 
    La redéfinition de ce qu’est la démocratie américaine
En fin de compte, l’affaire Kat Abughazaleh n’est pas vraiment une affaire sur Kat Abughazaleh. Elle est un symptôme d’une bataille beaucoup plus vaste pour définir ce que signifie la démocratie américaine au vingt-et-unième siècle, pour établir les limites de ce qui est acceptable en termes de dissidence politique, pour déterminer si les États-Unis resteront un pays où l’opposition au gouvernement est protégée ou deviendront un pays où elle est criminalisée. Ces questions ne sont pas nouvelles — elles ont été posées et reposées tout au long de l’histoire américaine, dans chaque période de crise et de tension — mais elles prennent une urgence particulière dans le contexte actuel d’une polarisation politique extrême, d’une érosion des normes démocratiques et d’une volonté manifestée par certains leaders politiques de transgresser les limites traditionnelles du pouvoir exécutif. Le fait qu’une candidate au Congrès puisse être poursuivie pénalement pour avoir participé à une manifestation devrait alarmer non seulement les progressistes qui partagent ses positions politiques, mais tous ceux qui comprennent que les droits constitutionnels ne sont protégés que tant qu’ils sont exercés, que les libertés non défendues sont des libertés destinées à disparaître.
La démocratie n’est pas un état stable qui se maintient de lui-même une fois établi ; c’est un processus fragile qui nécessite un entretien constant, une vigilance perpétuelle contre les tentations autoritaires qui existent dans toute société. Les institutions démocratiques — les tribunaux indépendants, la presse libre, les élections compétitives — sont des conditions nécessaires mais non suffisantes de la démocratie. Ce qui fait vraiment vivre une démocratie, c’est une culture civique où les citoyens ordinaires se sentent habilités et obligés de participer activement à la vie publique, où la contestation du pouvoir est vue non comme une trahison mais comme un exercice sain de la citoyenneté, où les dirigeants acceptent les limites imposées à leur autorité même lorsqu’ils ont le pouvoir technique de les transgresser. Lorsque cette culture s’érode, lorsque la participation politique devient trop risquée pour les citoyens ordinaires et que les dirigeants ne se sentent plus contraints par les normes traditionnelles, les institutions formelles de la démocratie peuvent continuer à fonctionner pendant un certain temps, mais elles deviennent progressivement des coquilles vides, des façades qui cachent une réalité de plus en plus autoritaire.
Le choix qui se présente à chaque génération
Chaque génération d’Américains doit faire le choix de défendre ou d’abandonner les libertés héritées de leurs prédécesseurs. Ce n’est pas un choix qui se fait une fois pour toutes dans un grand moment décisif, mais une série de petits choix quotidiens : est-ce que je participe à cette manifestation même si je risque d’être arrêté ? Est-ce que je prends la parole pour défendre quelqu’un dont les opinions me mettent mal à l’aise mais dont les droits sont violés ? Est-ce que je vote pour des candidats qui respectent les normes démocratiques même s’ils ne partagent pas toutes mes positions politiques ? Est-ce que je résiste à la tentation de justifier des méthodes autoritaires quand elles sont utilisées contre mes adversaires politiques, sachant qu’elles seront un jour retournées contre moi ? La génération actuelle de jeunes Américains, celle dont Abughazaleh est représentative, fait face à ces choix dans un contexte particulièrement difficile, où les enjeux semblent existentiels — le changement climatique, les inégalités massives, les menaces à la démocratie elle-même — mais où les moyens traditionnels de changement politique semblent bloqués ou inefficaces.
Cette frustration avec l’inefficacité perçue des canaux démocratiques normaux peut conduire dans deux directions radicalement différentes. Elle peut mener vers un désengagement cynique, où les jeunes concluent que le système est irrémédiablement corrompu et qu’il ne vaut pas la peine d’essayer de le changer, se retirant dans des sous-cultures privées ou des formes de résistance purement symboliques qui ne menacent jamais vraiment le statu quo. Ou elle peut conduire vers une radicalisation de l’engagement, où la conclusion n’est pas qu’il faut abandonner mais qu’il faut intensifier, qu’il faut être prêt à prendre des risques plus importants et à payer des prix plus élevés pour défendre des principes fondamentaux. Abughazaleh a manifestement choisi la seconde voie, et maintenant elle en paie le prix sous forme d’une inculpation fédérale qui pourrait détruire sa carrière politique avant même qu’elle ne commence vraiment. La question pour sa génération est de savoir si son exemple inspirera d’autres à suivre sa voie malgré les risques, ou si au contraire il servira d’avertissement dissuasif montrant que le système punit sévèrement ceux qui osent le défier trop directement.
L’avenir qui se dessine
Dans les semaines et les mois à venir, l’affaire Abughazaleh suivra son cours à travers le système judiciaire fédéral. Il y aura des audiences préliminaires, des requêtes pour rejeter les accusations, peut-être des négociations pour un accord de plaidoyer, et éventuellement, si l’affaire va jusque-là, un procès devant jury. Chacune de ces étapes sera scrutée non seulement pour ses implications juridiques mais pour sa signification politique plus large. Si les charges sont abandonnées ou si Abughazaleh est acquittée, ce sera célébré par ses partisans comme une victoire de la liberté d’expression sur l’autoritarisme, bien que le mal causé par le processus lui-même ne puisse être complètement réparé. Si elle est condamnée, cela établira un précédent terrifiant qui pourra être utilisé contre d’autres militants et candidats politiques dans l’avenir. Mais quelle que soit l’issue juridique spécifique de cette affaire, son impact sur la culture politique américaine dépassera largement le sort d’une seule personne.
Ce qui est en jeu, c’est rien de moins que la question de savoir si l’Amérique restera un pays où les citoyens peuvent s’opposer aux politiques gouvernementales qu’ils jugent injustes sans craindre d’être traités comme des criminels. C’est la question de savoir si le Premier Amendement protégera réellement la liberté d’expression et de réunion, ou s’il ne s’appliquera que tant que cette expression et cette réunion restent suffisamment inoffensives pour ne déranger personne au pouvoir. C’est la question de savoir si la désobéissance civile — cette tradition honorable qui remonte à Thoreau, qui a été utilisée par les abolitionnistes, les suffragettes, le mouvement des droits civiques et d’innombrables autres causes justes — conservera une place légitime dans le répertoire démocratique américain, ou si elle sera redéfinie comme une forme de criminalité justifiant des poursuites fédérales agressives. Les réponses à ces questions ne seront pas déterminées uniquement par les tribunaux, mais par la manière dont les citoyens ordinaires, les élus, les journalistes, les universitaires et tous ceux qui ont une voix publique choisissent de réagir à cette affaire et aux innombrables autres confrontations similaires qui se déroulent actuellement à travers le pays.
Conclusion
 
    L’inculpation de Kat Abughazaleh par le ministère de la Justice américain le 29 octobre 2025 marque un tournant sombre dans l’histoire contemporaine des États-Unis, un moment où la machinerie judiciaire fédérale a été explicitement utilisée pour criminaliser la dissidence politique et intimider ceux qui osent s’opposer physiquement aux politiques de l’administration Trump. Cette jeune candidate démocrate au Congrès, âgée de seulement 26 ans, fait maintenant face à des accusations criminelles fédérales passibles de plusieurs années de prison pour avoir participé à une manifestation contre les opérations brutales d’Immigration and Customs Enforcement à Chicago. Avec cinq autres personnes, dont des candidats aux élections locales et des élus municipaux, elle est accusée de « conspiration pour entraver un agent fédéral » — une inflation dramatique des charges qui transforme un acte de désobéissance civile non-violente en entreprise criminelle organisée. Le message envoyé est cristallin : dans l’Amérique de Trump, protester trop vigoureusement, se mettre physiquement en travers du chemin des opérations gouvernementales, documenter les abus des forces fédérales, tout cela peut désormais vous coûter votre liberté, votre carrière, votre avenir.
Mais cette affaire dépasse infiniment le sort d’une seule femme, aussi injuste que soit son traitement. Elle s’inscrit dans un pattern plus large de répression systématique des mouvements sociaux, d’érosion des libertés constitutionnelles et de transformation du système judiciaire en arme politique. De l’opération Midway Blitz qui a terrorisé les communautés immigrées de Chicago avec plus de 3000 arrestations et l’usage massif de gaz lacrymogènes contre des manifestants pacifiques et même des enfants, jusqu’à l’inculpation politique de l’ancien directeur du FBI James Comey, nous assistons à la normalisation d’un autoritarisme qui ne se cache même plus derrière des prétextes de neutralité institutionnelle. L’administration Trump a démontré qu’elle est prête à utiliser tous les leviers du pouvoir fédéral pour écraser l’opposition, et elle a trouvé suffisamment de juges complaisants et de procureurs partisans pour transformer cette volonté en réalité juridique. L’histoire nous a appris que les démocraties ne meurent généralement pas dans des coups d’État spectaculaires, mais s’étiolent progressivement à travers l’accumulation de transgressions normatives qui, prises individuellement, peuvent sembler justifiables mais qui, collectivement, détruisent le tissu de la liberté.
L’avenir de la démocratie américaine ne sera pas déterminé dans les tribunaux où Abughazaleh devra se défendre contre ces accusations grotesques, mais dans les choix que font quotidiennement des millions de citoyens ordinaires face à la montée de l’autoritarisme. Allons-nous laisser la peur nous paralyser, accepter que la protestation soit devenue trop dangereuse, nous retirer dans le confort de nos vies privées pendant que d’autres paient le prix de la résistance ? Ou allons-nous reconnaître que chaque droit constitutionnel abandonné sans combat est un droit perdu pour toujours, que la liberté n’est jamais gratuite mais exige de chaque génération qu’elle soit prête à la défendre au prix de sacrifices personnels ? Kat Abughazaleh a fait son choix. Elle s’est tenue debout devant les véhicules d’ICE, elle a documenté les violences, elle a transformé son corps en barrière contre l’injustice, sachant parfaitement les risques qu’elle prenait. Maintenant elle fait face aux conséquences de ce courage, et la question qui se pose à nous tous est simple et terrible : la laisserons-nous affronter seule cette machine répressive, ou nous tiendrons-nous à ses côtés, prêts à payer nous aussi le prix que la défense de la démocratie exige désormais ? L’histoire nous jugera non pas sur nos intentions déclarées, mais sur nos actes dans ce moment de vérité.
 
     
     
     
     
     
     
     
     
    