Les procureurs de Trump limogés sans procédure
Les deux procureurs fédéraux qui ont contribué aux poursuites contre Donald Trump — et qui ont été sommairement licenciés dès son retour au pouvoir — viennent d’ouvrir un cabinet d’avocats privé spécialisé dans la corruption publique, domaine que le ministère de la Justice semble désormais abandonner. Mais leur départ ne s’est pas fait dans l’acceptation résignée : les deux juristes contestent activement leurs licenciements qu’ils jugent illégaux, effectués sans procédure régulière ni motif spécifique. Cette expulsion brutale illustre la première étape de la stratégie Trump : éliminer physiquement du système ceux qui connaissent ses dossiers, qui ont documenté ses infractions présumées, qui possèdent l’expertise pour continuer à l’enquêter. Le bureau du procureur fédéral de Washington, profondément imbriqué dans le fonctionnement gouvernemental et responsable des affaires criminelles impliquant Trump, ressent les effets de cette campagne de représailles de manière particulièrement palpable. Nulle part ailleurs les conséquences du désir de Trump d’éradiquer ceux qu’il perçoit comme déloyaux et d’utiliser le système de justice pénale contre ses ennemis ne se manifestent aussi clairement. Ces licenciements sans justification légale établissent un précédent terrifiant : servir la loi plutôt que le président devient motif de révocation immédiate.
Les nominations controversées qui violent la Constitution
Trump a nommé son ancienne avocate personnelle Alina Habba comme procureure fédérale intérimaire dans le New Jersey en mars 2025, une désignation qui fait face à des contestations judiciaires multiples remettant en cause sa légitimité constitutionnelle. Un défendeur dans une affaire criminelle a déposé une requête mettant en suspens son procès, arguant qu’Habba occupe illégalement son poste. L’avocat du défendeur a écrit dans sa motion : « En contournant les procédures de nomination constitutionnellement mandatées, et en empiétant sur les pouvoirs judiciaires explicitement accordés par la loi, la branche exécutive a excédé son autorité légale. Ainsi, toutes les actions de poursuites subséquentes prises par Mme Habba ou tout procureur adjoint s’appuyant sur son autorité présumée manquent de légitimité constitutionnelle et doivent être considérées ultra vires. » En Californie, Bill Essayli continue d’exercer comme procureur fédéral de Los Angeles malgré un jugement déclarant sa nomination illégale — une situation ubuesque où un fonctionnaire exerce une autorité que les tribunaux lui ont formellement retirée. Ces nominations de loyalistes personnels à des postes de procureurs, en violation des procédures constitutionnelles, transforment le ministère de la Justice en extension du pouvoir présidentiel personnel plutôt qu’en institution indépendante servant l’État de droit.
Le gel stratégique des enquêtes anticorruption
Le 10 février 2025, Trump a émis un décret présidentiel gelant l’initiation de toutes nouvelles enquêtes et actions d’application de la loi sur la corruption étrangère (FCPA) pendant 180 jours. Le décret ordonne également à la procureure générale Pam Bondi de promulguer de nouvelles directives sur l’application du FCPA et de mener un examen compréhensif des enquêtes et résolutions historiques. Cette suspension massive repose sur deux affirmations fondamentales : premièrement, que l’application actuelle du FCPA entrave les objectifs de politique étrangère des États-Unis et implique donc l’autorité présidentielle en matière d’affaires étrangères ; deuxièmement, qu’une application « excessive et imprévisible » du FCPA contre les citoyens et entreprises américains nuit à la compétitivité économique et donc à la sécurité nationale. Au-delà du gel, le décret stipule que toute enquête ou action d’application initiée ou continuée après la publication des directives révisées « doit être spécifiquement autorisée par la procureure générale ». Cette centralisation extrême du pouvoir de poursuivre la corruption dans les mains d’une loyaliste politique crée un système où seules les enquêtes politiquement acceptables peuvent avancer, transformant la lutte contre la corruption en outil de contrôle plutôt qu’en mission d’intégrité publique.
Les cibles de la vendetta présidentielle
Jack Smith, le procureur spécial dans la tourmente
Sans présenter la moindre preuve de faute professionnelle, Trump et ses alliés républicains accusent Jack Smith — l’ancien procureur spécial qui a supervisé deux affaires criminelles majeures contre lui — d’avoir violé la loi Hatch, une législation fédérale interdisant à certains fonctionnaires de participer à des activités politiques partisanes. Le Bureau du conseiller spécial, une entité fédérale autonome distincte du rôle précédent de Smith, a initié une enquête sur lui en août 2025 basée sur ces allégations d’activité politique illégale. Le sénateur Tom Cotton a qualifié Smith de « démocrate partisan qui a utilisé les poursuites contre Trump dans l’espoir de faire pencher l’élection présidentielle de 2024 » — élection que Trump a finalement remportée. Cotton a déclaré avoir « exhorté le Bureau du conseiller spécial à examiner ses actions qui ont probablement contrevenu à la loi pour influencer l’élection ». Trump lui-même a longtemps réclamé des sanctions contre Smith, le qualifiant de « dérangé » et affirmant qu’« à mon avis, Jack Smith est un criminel ». Les avocats de Smith ont répondu dans une lettre que ses actions étaient « entièrement légales, appropriées et conformes à la politique établie du ministère de la Justice », mais cette défense juridique peine à contenir la machine de représailles déclenchée.
James Comey et la persécution fondée sur l’animosité personnelle
L’ancien directeur du FBI James Comey fait face à des poursuites pour fausses déclarations et obstruction liées à son témoignage devant le Congrès en 2020 — des accusations qu’il attribue à une orchestration présidentielle motivée par « l’animosité personnelle » en réponse à ses critiques publiques du président. Comey a soumis un document de 60 pages détaillant leurs échanges contentieux dans les médias et en ligne sur près d’une décennie comme preuve de leur rivalité de longue date. Le dossier documente méticuleusement comment chaque critique publique de Comey envers Trump a été suivie d’attaques présidentielles, créant un schéma clair de vendetta personnelle transformée en poursuite judiciaire. Cette utilisation du système pénal pour punir des opinions exprimées légalement constitue une violation flagrante du Premier Amendement et établit un précédent dangereux : critiquer le président expose désormais à des poursuites criminelles orchestrées depuis le sommet du pouvoir exécutif. Le cas Comey illustre parfaitement la transformation du ministère de la Justice en arme de représailles personnelles, où les décisions de poursuivre ne découlent plus d’évaluations juridiques objectives mais de la liste d’ennemis présidentielle.
Fani Willis et les procureurs d’État dans le viseur fédéral
Fani Willis, procureure du comté de Fulton en Géorgie, qui a déposé le quatrième acte d’accusation criminel contre Trump l’accusant de participer à une conspiration illégale de plusieurs mois pour saper la victoire de Biden en 2020, se retrouve elle-même sous investigation fédérale. Le New York Times a rapporté que le ministère de la Justice a émis une assignation examinant un voyage que Willis a effectué avec des collègues l’année dernière. Bien qu’il ne soit pas certain que Willis soit la cible directe de l’enquête, Trump l’a récemment qualifiée, elle et d’autres procureurs, de « CRIMINELS qui feront face à de sérieuses conséquences pour leurs actions illégales ». Cette escalade fédérale contre une procureure d’État exerçant ses fonctions constitutionnelles légitimes représente une attaque frontale contre le fédéralisme américain et l’indépendance des autorités judiciaires locales. Le message est limpide : poursuivre Trump à quelque niveau juridictionnel que ce soit expose à des représailles fédérales, créant un système où le président s’élève effectivement au-dessus de toute responsabilité légale par intimidation institutionnalisée des organes de poursuite.
L'appareil judiciaire transformé en outil de vengeance
Le manuel des poursuites « vindicatives »
Les défendeurs de haut profil dans toute une série d’affaires engagées par le ministère de la Justice de Trump utilisent le même manuel de défense : démontrer que leurs poursuites sont motivées par l’animosité personnelle du président plutôt que par des considérations juridiques légitimes. Cette stratégie, documentée par The Hill, révèle un schéma systémique où les ennemis personnels du président — de ceux qui l’ont critiqué publiquement à ceux qui ont simplement exercé leurs fonctions constitutionnelles contre lui — se retrouvent soudainement accusés de crimes. Christopher Wray, ancien directeur du FBI, est dans la ligne de mire après que Trump ait promu sur Truth Social une histoire d’un média d’extrême droite alléguant que le FBI avait des agents infiltrés présents au Capitole le 6 janvier — affirmation que le Bureau de l’inspecteur général a réfutée dans un rapport de 2024. Trump a déclaré que Wray avait « des explications majeures à fournir » et suggéré qu’il avait été « pris en train de MENTIR », similairement à Comey. Dans une interview avec NBC en septembre, Trump a indiqué qu’il « imaginerait certainement » que le ministère de la Justice enquête sur Wray. Cette transformation du système judiciaire en mécanisme de vendetta personnelle détruit le principe fondamental selon lequel les poursuites doivent être fondées sur des preuves et des violations légales objectives, non sur les préférences ou rancunes du chef de l’exécutif.
Les décrets qui étendent le pouvoir présidentiel
Trump a émis une série de décrets exécutifs qui étendent radicalement le contrôle présidentiel sur l’appareil de justice et de sécurité. Le 22 septembre 2025, il a désigné Antifa comme organisation terroriste domestique, ordonnant l’utilisation de tous les départements et agences pertinents pour enquêter, perturber et démanteler toutes les opérations illégales menées par ce groupe. Le 25 août 2025, un décret sur les « Mesures additionnelles pour adresser l’urgence criminelle dans le District de Columbia » a étendu les pouvoirs du procureur fédéral et des forces de police. Ces décrets, présentés comme des réponses à des urgences sécuritaires, servent en réalité à centraliser le pouvoir d’enquête et de poursuite sous contrôle présidentiel direct, éliminant les couches d’indépendance qui protégeaient traditionnellement les agences d’application de la loi contre l’interférence politique. Le mémorandum de la procureure générale Bondi du 5 février 2025 sur « l’Élimination totale des cartels et organisations criminelles transnationales » autorise les bureaux de procureurs fédéraux à travers le pays à initier indépendamment des enquêtes et poursuites FCPA dans les affaires liées aux cartels et organisations criminelles transnationales — éliminant les « obstacles bureaucratiques » mais aussi les contrôles institutionnels qui prévenaient les abus.
Le ciblage des cabinets d’avocats et des défenseurs
Le 9 avril 2025, Trump a émis un décret exécutif contre Susman Godfrey, un cabinet d’avocats texan. Le décret ordonne aux chefs d’agences exécutives de suspendre les habilitations de sécurité détenues par les employés de Susman et exige que les contractants gouvernementaux divulguent toute relation d’affaires avec ce cabinet, les contrats avec de tels contractants devant être réexaminés. Les décrets ordonnent également à l’EEOC et à la procureure générale d’enquêter sur ce cabinet pour violations du Titre VII de la loi sur les droits civils. Le 17 mars 2025, l’EEOC a envoyé des lettres à vingt autres cabinets d’avocats demandant des informations sur leurs pratiques de diversité, équité et inclusion. Le 22 mars 2025, la Maison-Blanche a émis un mémorandum intitulé « Prévenir les abus du système légal et de la cour fédérale » ordonnant à la procureure générale de « chercher des sanctions contre les avocats et cabinets d’avocats qui s’engagent dans des litiges frivoles, déraisonnables et vexatoires contre les États-Unis ». Cette offensive coordonnée contre la profession juridique vise à intimider les avocats qui osent défendre des clients contre l’administration ou contester ses actions en justice, créant un effet paralysant sur l’accès au système judiciaire lui-même.
Les fondations constitutionnelles érodées
L’indépendance du ministère de la Justice détruite
Le projet 2025, bien que Trump ait publiquement tenté de s’en distancier pendant la campagne, se matérialise dans ses politiques concrètes : placer l’intégralité de la branche exécutive fédérale sous contrôle présidentiel direct, éliminant l’indépendance du ministère de la Justice, du FBI, de la Commission fédérale des communications, de la Commission fédérale du commerce et d’autres agences. Cette vision repose sur une interprétation controversée de la théorie de l’exécutif unitaire — « une interprétation expansive du pouvoir présidentiel qui vise à centraliser un plus grand contrôle sur le gouvernement à la Maison-Blanche ». Jeffrey Clark, ancien du ministère de la Justice sous Trump, a également promu l’idée de rendre le ministère de la Justice moins indépendant du président pour permettre à Trump de poursuivre ses rivaux politiques. Pour ses actes présumés pendant qu’il travaillait au ministère à la fin du premier mandat de Trump, Clark est devenu co-défendeur dans les poursuites pour racket électoral en Géorgie et co-conspirateur non nommé dans les poursuites fédérales de Trump pour obstruction électorale présumée. Cette destruction méthodique de l’indépendance judiciaire ne constitue pas un accident ou un dérapage — elle représente un projet cohérent de transformation du système américain vers un modèle où le président contrôle directement tous les leviers de la justice.
Les immunités présidentielles étendues à l’extrême
Le rapport du procureur spécial Jack Smith de janvier 2025 conclut que les efforts sans précédent de Trump pour conserver illégalement le pouvoir après avoir perdu l’élection de 2020, ainsi que sa rétention illégale de documents classifiés après avoir quitté ses fonctions, justifiaient des poursuites selon les principes du ministère de la Justice. Smith écrit : « Les cas de M. Trump représentaient des exemples où un ancien président est sujet à sanction criminelle après sa présidence pour tout acte illégal qu’il a commis. » Cependant, après que la Cour suprême ait statué l’été dernier que Trump bénéficiait d’immunité pour certains usages de pouvoir officiel allégués dans l’acte d’accusation, un second grand jury a trouvé des causes probables pour retourner un acte d’accusation rectifié basé sur ses actes non immunisés. Mais Trump, une fois revenu au pouvoir, a fait retourner les documents classifiés saisis lors de la perquisition de Mar-a-Lago directement à sa résidence personnelle par le FBI — une décision qui illustre comment l’immunité présidentielle, étendue par une Cour suprême conservatrice, permet désormais au président de se placer au-dessus des lois qu’il a précisément violées, créant une impunité de facto pour les infractions commises pendant et après le mandat.
Les agences fédérales transformées en outils de répression
La Cour suprême a progressivement éliminé trois des cinq mécanismes permettant de contraindre les agents fédéraux voyous, comme l’explique un article de Vox sur l’Immigration and Customs Enforcement (ICE). Une cour fédérale peut émettre une injonction contre une agence d’application de la loi, lui interdisant de continuer à s’engager dans une pratique illégale particulière — mais ces injonctions deviennent sans effet si l’agence les ignore simplement, ce qui se produit de plus en plus fréquemment sous l’administration Trump. Les recours traditionnels contre les abus gouvernementaux — poursuites civiles, exclusion de preuves obtenues illégalement, responsabilité personnelle des agents — ont été systématiquement affaiblis par des décisions judiciaires et des politiques administratives. Le résultat est un système où les agences fédérales peuvent opérer avec une impunité pratiquement totale, ignorant les ordonnances judiciaires, violant les droits constitutionnels, et agissant comme des « agences voyous » sans crainte de conséquences réelles. Cette transformation est particulièrement visible dans le domaine de l’immigration où ICE, encouragée par la rhétorique présidentielle, mène des opérations que même certains tribunaux qualifient d’illégales, mais qui se poursuivent sans interruption.
Les conséquences pour la démocratie américaine
L’effet paralysant sur les fonctionnaires intègres
Le message envoyé par cette vague de représailles systématiques est limpide : servir la loi plutôt que le président expose à la destruction de carrière, aux poursuites criminelles, à l’ostracisme professionnel. Les fonctionnaires du ministère de la Justice, du FBI, des agences de régulation observent attentivement le sort réservé à ceux qui ont agi selon leur serment constitutionnel plutôt que selon les désirs présidentiels. James Comey, directeur du FBI limogé pour avoir refusé de jurer fidélité personnelle à Trump, poursuivi criminellement des années plus tard. Jack Smith, procureur spécial qui a simplement fait son travail d’enquête, transformé en cible d’investigation lui-même. Christopher Wray, suggéré comme méritant des poursuites pour avoir dirigé une agence indépendante. Fani Willis, procureure d’État, menacée d’investigation fédérale pour avoir osé poursuivre Trump au niveau local. Ces exemples créent un climat de terreur institutionnelle où l’auto-censure devient la stratégie de survie professionnelle, où les enquêtes sensibles ne sont jamais initiées par crainte de représailles futures, où les fonctionnaires apprennent à anticiper les désirs présidentiels plutôt qu’à appliquer la loi objectivement.
La normalisation de l’abus de pouvoir
Ce qui aurait provoqué un scandale constitutionnel majeur il y a une décennie s’inscrit désormais dans le flux quotidien de l’actualité, absorbé et normalisé par la fatigue démocratique. Un président qui appelle publiquement à la poursuite de ses prédécesseurs et de leurs collaborateurs ? Banal. Des procureurs nommés en violation des procédures constitutionnelles continuant d’exercer malgré des jugements déclarant leurs nominations illégales ? À peine remarqué. Des décrets ciblant nommément des cabinets d’avocats privés ? Une brève controverse avant de passer à la prochaine transgression. Cette accoutumance aux abus représente peut-être le danger le plus insidieux : non pas un coup d’État dramatique qui mobiliserait la résistance, mais une érosion progressive des normes démocratiques, chaque transgression préparant le terrain pour la suivante, plus grave encore. Les institutions démocratiques ne s’effondrent pas toujours dans le fracas — parfois elles se dissolvent lentement, presque imperceptiblement, jusqu’à ce qu’un jour on réalise qu’elles n’existent plus que dans la forme, vidées de toute substance réelle. L’Amérique de 2025 se situe dangereusement loin sur cette trajectoire.
La perte de confiance dans le système judiciaire
Quand le ministère de la Justice devient un instrument de vengeance personnelle, quand les poursuites sont manifestement motivées par l’animosité politique, quand les procureurs sont nommés pour leur loyauté personnelle plutôt que leur compétence juridique, la confiance publique dans le système judiciaire s’effondre. Cette confiance constitue le fondement invisible sur lequel repose l’autorité des tribunaux et l’acceptation de leurs décisions : les citoyens obéissent aux verdicts non par crainte de la force brute, mais parce qu’ils perçoivent le système comme fondamentalement équitable et impartial. Une fois cette perception détruite, l’ensemble de l’édifice juridique devient fragile et contestable. Les partisans de Trump rejettent déjà systématiquement toute décision judiciaire défavorable comme « politique », tandis que ses opposants voient les poursuites actuelles contre les anciens procureurs comme purement vindicatives. Cette polarisation de la perception judiciaire, où chaque décision est interprétée selon des lignes partisanes plutôt que juridiques, préfigure un futur où les verdicts de justice ne sont plus acceptés comme légitimes mais constamment contestés selon l’affiliation politique. À ce stade, le droit cesse d’être un langage commun pour devenir simplement une autre arène de combat politique, et la société perd l’arbitre neutre essentiel à la résolution pacifique des conflits.
Les résistances et leurs limites
Les contestations judiciaires qui s’accumulent
Le site Just Security maintient un registre actualisé des « Contestations légales aux actions de l’administration Trump », documentant des dizaines d’affaires où des individus, organisations et même États contestent la légalité des actions présidentielles. Le cas Susman Godfrey contre le Bureau exécutif du président, déposé le 11 avril 2025, a abouti à un blocage le 25 août 2025 du décret ciblant le cabinet. Un défendeur criminel dans le New Jersey a réussi à mettre en suspens son procès en contestant l’autorité légale d’Alina Habba. Ces victoires judiciaires ponctuelles démontrent que les tribunaux conservent une certaine capacité de résistance aux excès exécutifs. Cependant, ces succès restent fragmentaires et précaires : ils dépendent de juges individuels prêts à défier l’administration, de ressources financières considérables pour mener des litiges complexes, et d’un système d’appel où la Cour suprême conservatrice domine désormais. De plus, comme le cas de Bill Essayli en Californie le démontre, même un jugement déclarant une nomination illégale ne garantit pas son application effective si le fonctionnaire et l’administration choisissent simplement d’ignorer la décision judiciaire. Cette désobéissance institutionnalisée aux ordonnances des tribunaux représente peut-être la menace la plus fondamentale : un exécutif qui refuse de se soumettre aux décisions judiciaires détruit la séparation des pouvoirs de manière plus complète que n’importe quelle théorie juridique.
Les anciens fonctionnaires qui témoignent et alertent
Les procureurs licenciés, les directeurs révoqués, les fonctionnaires démissionnaires ne restent pas silencieux. Ils multiplient les interventions médiatiques, les témoignages publics, les tribunes d’opinion pour alerter sur les dérives qu’ils ont observées de l’intérieur. Leurs récits détaillés de pressions politiques, d’ordres illégaux, de décisions motivées par la vengeance plutôt que la loi constituent un corpus documentaire crucial pour l’histoire future. Mais ces témoignages, aussi courageux soient-ils, se heurtent à plusieurs obstacles : premièrement, la polarisation politique fait que chaque alerte est immédiatement rejetée par la moitié du pays comme propagande partisane ; deuxièmement, la multiplication des scandales crée une saturation informationnelle où même les révélations explosives se noient dans le flux constant de nouvelles transgressions ; troisièmement, témoigner expose ces lanceurs d’alerte à des représailles supplémentaires, comme le démontre le cas de Jack Smith désormais lui-même sous investigation après avoir documenté les infractions présumées de Trump. Le courage individuel, aussi admirable soit-il, ne suffit pas face à une machine institutionnelle déterminée à écraser toute dissidence. Ces voix d’alerte risquent de devenir des cassandres ignorées, criant dans le désert pendant que la dérive autoritaire se poursuit inexorablement.
Les limites structurelles de la résistance institutionnelle
Le système américain de checks and balances — freins et contrepoids — suppose que chaque branche du gouvernement défendra jalousement ses prérogatives contre les empiétements des autres. Mais cette hypothèse s’effondre quand une même coalition partisane contrôle l’exécutif, le législatif et, via les nominations à vie, le judiciaire. Le Congrès républicain, loin de freiner les abus exécutifs, les facilite et les encourage. Les commissions de surveillance parlementaires, censées enquêter sur les dérives présidentielles, se transforment en instruments d’attaque contre les ennemis de Trump. La Cour suprême conservatrice, avec sa décision sur l’immunité présidentielle, a elle-même élargi les pouvoirs présidentiels de manière historique. Dans ce contexte, les mécanismes traditionnels de résistance institutionnelle sont court-circuités ou inversés. Les institutions censées protéger la démocratie contre les abus deviennent complices, activement ou passivement, de ces mêmes abus. La société civile — médias, organisations de défense des droits, manifestants — conserve une capacité de mobilisation, mais sans relais institutionnel, cette résistance populaire peine à se traduire en contraintes effectives sur le pouvoir exécutif. Le résultat est une situation où les abus sont documentés, dénoncés, contestés… mais continuent néanmoins, protégés par un alignement partisan des institutions gouvernementales.
Les parallèles historiques inquiétants
Les leçons ignorées de l’entre-deux-guerres
Les historiens spécialisés dans l’effondrement des démocraties observent avec inquiétude croissante les parallèles entre l’Amérique actuelle et certaines trajectoires historiques funestes. La République de Weimar n’est pas tombée d’un coup sous le nazisme — elle s’est érodée progressivement, chaque transgression normalisée ouvrant la voie à la suivante. L’utilisation du système judiciaire pour persécuter les opposants politiques, la nomination de loyalistes personnels à des postes clés de l’appareil de sécurité, la rhétorique diabolisant certains groupes comme ennemis intérieurs — tous ces éléments figurent dans le manuel classique de la dérive autoritaire. Ce qui rend ces comparaisons particulièrement troublantes n’est pas l’identité parfaite des situations (l’histoire ne se répète jamais exactement), mais la similarité des mécanismes psychologiques et institutionnels : la normalisation progressive de l’inacceptable, l’érosion des normes non écrites qui maintenaient le système démocratique, l’exploitation cynique des procédures légales pour des fins antidémocratiques, la transformation des institutions censées protéger tous les citoyens en armes contre certains groupes désignés. Les démocraties ne meurent généralement pas sous les coups de force spectaculaires, mais par asphyxie lente, chaque jour un peu plus restreintes, jusqu’à ne plus exister que nominalement.
Le Watergate et sa leçon oubliée
Le scandale du Watergate, qui a culminé avec la démission du président Nixon en 1974, reposait fondamentalement sur un principe simple : le président n’est pas au-dessus des lois, et utiliser les agences fédérales pour persécuter les opposants politiques constitue un abus de pouvoir justifiant la destitution. Les articles de mise en accusation contre Nixon incluaient précisément l’usage abusif du FBI et de l’IRS contre ses ennemis politiques, la tentative d’entraver la justice, l’abus de pouvoir présidentiel. Un demi-siècle plus tard, Trump commet ouvertement des actes similaires — et pires — sans conséquences comparables. Pourquoi cette différence ? Parce que le Watergate reposait sur un consensus bipartisan minimal selon lequel certaines lignes ne devaient pas être franchies, même par un président de son propre camp. Des sénateurs républicains ont finalement informé Nixon qu’il serait destitué s’il ne démissionnait pas. Aujourd’hui, ce consensus n’existe plus : la loyauté partisane a remplacé les principes constitutionnels partagés. Le résultat est qu’un président peut commettre des infractions qui auraient autrefois terminé sa présidence, et non seulement survivre politiquement, mais prospérer. La leçon du Watergate — que les institutions peuvent contraindre un président abusif — s’est inversée : les institutions sont désormais captives du président, incapables ou refusant de le contraindre.
Les régimes où la justice sert le pouvoir
Dans de nombreux pays considérés comme des démocraties illibérales ou des autocraties compétitives — Hongrie, Turquie, Russie, Venezuela — le système judiciaire existe formellement, avec tribunaux, procureurs et procédures légales, mais fonctionne en réalité comme extension du pouvoir exécutif. Les opposants politiques se retrouvent systématiquement sous investigation pour corruption, fraude fiscale, ou autres infractions commodément découvertes après qu’ils aient défié le régime. Les procès respectent les formes légales tout en atteignant des conclusions prédéterminées. Les juges comprennent que leur carrière dépend de la satisfaction du pouvoir plutôt que de l’application impartiale de la loi. Cette « judiciarisation de la politique » — l’utilisation des tribunaux comme armes politiques — préserve une façade de légalité tout en vidant la justice de toute substance réelle. L’Amérique de Trump emprunte dangereusement cette voie : les formes démocratiques persistent (élections, tribunaux, procédures), mais leur contenu se transforme progressivement en théâtre politique où les issues sont déterminées par les rapports de force partisans plutôt que par les principes juridiques. La différence entre une démocratie fonctionnelle et un régime autoritaire avec façade démocratique n’est pas toujours visible dans les structures formelles, mais dans leur fonctionnement réel — et ce fonctionnement réel se dégrade rapidement aux États-Unis.
Conclusion
L’accusation d’un ancien procureur fédéral selon laquelle Trump encourage une « agence voyou » à commettre des actes « illégaux » n’est pas une hyperbole partisane — c’est une description factuelle documentée par des dizaines de cas concrets. Le ministère de la Justice, le FBI, les bureaux de procureurs fédéraux à travers le pays subissent une transformation systématique qui les éloigne de leur mission constitutionnelle d’application impartiale de la loi pour les convertir en instruments de vengeance présidentielle et de consolidation du pouvoir. Les chiffres et les faits parlent d’eux-mêmes : Jack Smith, procureur spécial qui a simplement fait son travail, se retrouve sous investigation sans aucune preuve de faute ; James Comey poursuivi criminellement pour un témoignage devant le Congrès, dans ce que lui-même documente comme une persécution motivée par l’animosité personnelle ; Alina Habba et Bill Essayli occupant des postes de procureurs fédéraux en violation des procédures constitutionnelles, leurs nominations contestées par les tribunaux mais maintenues par défi institutionnel ; Fani Willis, procureure d’État, menacée d’investigation fédérale pour avoir osé poursuivre Trump en Géorgie. Les décrets s’accumulent : gel des enquêtes anticorruption FCPA pendant 180 jours, ciblage nominatif de cabinets d’avocats privés, extension des pouvoirs de poursuite sans les contrôles bureaucratiques traditionnels, désignation d’Antifa comme organisation terroriste domestique. Les mémorandums de la procureure générale Bondi réorientent fondamentalement les priorités du ministère de la Justice, éliminant les « obstacles bureaucratiques » qui constituaient en réalité des garde-fous contre les abus. Le projet 2025, malgré les dénégations présidentielles, se matérialise dans ces politiques concrètes qui visent à placer l’intégralité de la branche exécutive sous contrôle présidentiel direct, détruisant l’indépendance du ministère de la Justice qui constituait un pilier de l’État de droit américain. Les conséquences de cette dérive autoritaire se manifestent déjà : effet paralysant sur les fonctionnaires intègres qui apprennent que servir la loi plutôt que le président expose à la destruction de carrière ; normalisation progressive des abus qui auraient autrefois provoqué des crises constitutionnelles majeures ; effondrement de la confiance publique dans un système judiciaire perçu désormais comme politisé et partial. Les résistances existent — contestations judiciaires, témoignages d’anciens fonctionnaires, mobilisation de la société civile — mais se heurtent aux limites structurelles d’un système où les trois branches du gouvernement sont alignées sous contrôle partisan plutôt que de se contraindre mutuellement. Les parallèles historiques avec l’érosion d’autres démocraties, de Weimar aux régimes illibéraux contemporains, ne peuvent être ignorés : les mécanismes à l’œuvre sont similaires, la trajectoire familière, le danger réel et imminent. La leçon du Watergate — qu’un président abusif peut être contraint par les institutions — s’est inversée : les institutions sont désormais captives, incapables ou refusant de jouer leur rôle de garde-fou. L’Amérique de novembre 2025 se trouve à un carrefour existentiel : soit les forces démocratiques résiduelles — tribunaux indépendants, procureurs intègres, fonctionnaires courageux, citoyens mobilisés — parviennent à freiner cette descente vers un régime où la justice sert le pouvoir plutôt que la loi, soit le pays continuera sa transformation en démocratie de façade où les formes persistent mais le contenu s’est vidé. Ce qui se joue dépasse largement la personne de Trump ou les querelles partisanes : c’est la survie même de l’État de droit américain, l’idée qu’aucun individu, même président, ne se situe au-dessus des lois, que la justice doit être aveugle aux considérations politiques, que les institutions existent pour servir les principes plutôt que les hommes. Chaque jour qui passe sans réaction institutionnelle forte normalise un peu plus l’inacceptable, déplace un peu plus la ligne de ce qui semble possible, prépare le terrain pour la prochaine transgression encore plus grave. L’alerte des anciens procureurs n’est pas une alarme excessive — c’est un cri d’urgence depuis les premières lignes d’une bataille pour l’âme démocratique de l’Amérique, bataille dont l’issue reste terriblement incertaine mais dont les enjeux ne pourraient être plus élevés.