Un oligopole qui concentre 85% du marché
Quatre noms dominent l’industrie américaine de la transformation du bœuf avec une emprise qui frôle le monopole: Tyson Foods, Cargill, JBS USA et National Beef Packing Company. Ensemble, ces géants industriels contrôlent environ 85% du traitement du bétail nourri aux céréales — celui qui finit en steaks, en rôtis, en viande hachée dans les assiettes américaines. Cette concentration extrême du marché n’est pas récente, mais elle s’est aggravée au fil des décennies de fusions-acquisitions qui ont transformé un secteur jadis fragmenté en oligopole écrasant. Pour les éleveurs de bovins, cette situation crée une asymétrie brutale: quand quatre acheteurs seulement se partagent l’essentiel du marché, le pouvoir de négociation des producteurs s’évapore. Ils doivent accepter les prix offerts ou voir leur bétail dépérir sans acquéreur. L’organisation R-CALF USA, qui représente les éleveurs indépendants, affirme que cette concentration dépasse largement le seuil normalement considéré comme nuisible pour l’économie. Les transformateurs, eux, se retrouvent en position de force pour dicter les conditions à la fois aux producteurs en amont et aux consommateurs en aval.
JBS et National Beef: des capitaux étrangers dans le viseur
Ce qui rend cette situation encore plus explosive politiquement, c’est la propriété étrangère de plusieurs de ces mastodontes. JBS USA est une filiale du géant brésilien JBS S.A., le plus grand transformateur de viande au monde. National Beef appartient en partie à des investisseurs brésiliens également. Pour Trump, c’est du pain béni: il peut brandir la menace de « transformateurs de viande majoritairement détenus par des étrangers » qui « gonflent artificiellement les prix et mettent en péril la sécurité alimentaire nationale ». Cette rhétorique nationaliste résonne puissamment auprès de sa base électorale, particulièrement dans les zones rurales où les éleveurs se sentent écrasés entre des coûts de production qui explosent et des prix de vente qui stagnent. Trump l’a martelé dans son message: l’action vise à « protéger nos éleveurs américains » contre ces entreprises étrangères qui s’enrichiraient sur le dos des producteurs et consommateurs nationaux. Peu importe que Tyson Foods et Cargill soient américaines — le narratif se concentre sur la dimension étrangère pour maximiser l’impact politique.
Des profits records pendant que les éleveurs se noient
Le paradoxe est saisissant et alimente la colère dans les campagnes américaines. Pendant que les prix à la consommation explosent et que les revenus des éleveurs stagnent ou s’effondrent, les grandes entreprises de transformation affichent des marges qui questionnent. Certes, l’industrie affirme opérer à perte depuis plus d’un an en raison de l’offre limitée de bétail et de la demande soutenue — c’est en tout cas la défense avancée par Julie Anna Potts, présidente du Meat Institute qui représente le secteur. Elle insiste sur le fait que « malgré les prix élevés du bœuf pour les consommateurs, les transformateurs perdent de l’argent car le prix du bétail atteint des records historiques ». Mais cette version est vigoureusement contestée par les éleveurs et leurs représentants, qui pointent les écarts de prix suspects entre ce qu’ils reçoivent pour leur bétail et ce que paient les consommateurs au détail. Ces entreprises ont d’ailleurs déjà versé des millions de dollars pour régler des poursuites collectives liées à des accusations de fixation de prix — tout en niant systématiquement toute faute. Le scepticisme grandit: si tout le monde perd de l’argent dans cette chaîne, comment se fait-il que les prix explosent?
La tempête parfaite qui fait flamber les prix
La sécheresse qui a décimé le cheptel national
Pour comprendre l’ampleur de la crise, il faut remonter aux conditions climatiques dévastatrices qui ont frappé les régions d’élevage américaines. Des sécheresses prolongées ont ravagé les pâturages à travers l’Ouest et le Midwest, transformant des prairies verdoyantes en étendues arides où le bétail ne trouve plus de quoi se nourrir. Les coûts d’alimentation ont explosé: quand l’herbe manque, il faut acheter du foin et des céréales, dont les prix ont eux aussi grimpé en flèche. Face à cette équation économique impossible — dépenses qui explosent, revenus qui stagnent — des milliers d’éleveurs ont pris la décision déchirante de réduire drastiquement leurs troupeaux. Certains ont vendu des génisses de reproduction qu’ils auraient normalement gardées pour renouveler le cheptel, d’autres ont envoyé prématurément des animaux à l’abattage. Le résultat? Le cheptel bovin américain a atteint son niveau le plus bas depuis presque 75 ans. Cette contraction historique de l’offre crée mécaniquement une pression haussière sur les prix — c’est la loi basique de l’offre et la demande. Moins de bétail disponible, demande stable ou croissante: les prix s’envolent.
L’inflation qui érode tous les maillons de la chaîne
Mais la sécheresse n’explique pas tout. L’inflation généralisée qui frappe l’économie américaine depuis 2021 a infiltré chaque maillon de la chaîne de production du bœuf. Les coûts de transport ont bondi avec les prix du carburant. Les salaires dans les abattoirs ont augmenté dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre. L’emballage, la réfrigération, la distribution — chaque étape coûte désormais plus cher. Les transformateurs répercutent ces coûts accrus sur les prix de détail, arguant qu’ils n’ont pas le choix s’ils veulent maintenir leurs opérations. Les détaillants font de même, ajoutant leurs propres marges. Au final, le consommateur se retrouve devant un étal de boucherie où les prix ont grimpé de 15% en un an, sans que son salaire n’ait suivi la même trajectoire. Le bœuf haché — viande de base pour des millions de familles américaines — a franchi le cap symbolique et psychologique de 6 dollars la livre. Des coupes autrefois considérées comme abordables deviennent progressivement hors de portée pour les ménages à revenus modestes. L’inflation du bœuf dépasse celle de la plupart des autres aliments, créant une crise spécifique dans les budgets alimentaires.
La demande qui refuse de fléchir malgré tout
Paradoxalement, malgré ces prix records, la demande de bœuf reste remarquablement résiliente aux États-Unis. Les Américains adorent leur bœuf — c’est culturel, presque identitaire. Les barbecues, les steakhouses, les burgers font partie intégrante du mode de vie américain. Même avec des prix élevés, beaucoup de consommateurs continuent d’acheter du bœuf, quitte à réduire d’autres dépenses ou à se tourner vers des coupes moins chères. Cette inélasticité relative de la demande donne aux acteurs du marché une marge de manœuvre pour maintenir des prix élevés sans voir les ventes s’effondrer. Julie Anna Potts, du Meat Institute, le souligne: « malgré les prix élevés du bœuf pour les consommateurs, les transformateurs opèrent à perte depuis plus d’un an en raison d’une offre limitée de bétail et d’une demande forte ». Si cette explication est exacte, elle signifie que les prix élevés reflètent simplement un déséquilibre fondamental entre offre et demande, pas nécessairement une manipulation criminelle. Mais beaucoup d’observateurs restent sceptiques: comment une industrie peut-elle opérer durablement à perte tout en continuant ses activités à grande échelle?
L'enquête qui peut tout changer ou rien
La division antitrust entre en scène
L’annonce de Trump a immédiatement déclenché une réaction en chaîne. La ministre de la Justice Pam Bondi a confirmé sur le réseau social X que l’enquête était lancée, dirigée par Gail Slater, la responsable de la division antitrust du ministère de la Justice, en collaboration avec Brooke Rollins, la secrétaire à l’Agriculture. Slater, ancienne conseillère du vice-président JD Vance, a déjà annoncé que son bureau se concentrerait sur les « questions de portefeuille » touchant l’alimentation, le logement et le transport — précisément les domaines où l’inflation frappe le plus durement les ménages américains. La division antitrust dispose de pouvoirs considérables: elle peut émettre des assignations à comparaître, exiger des documents internes, interroger des dirigeants sous serment, et poursuivre aussi bien au civil qu’au criminel toute conduite anticoncurrentielle. Si l’enquête révèle des preuves de collusion ou de manipulation de prix, les conséquences pourraient être dévastatrices pour les entreprises impliquées — amendes massives, poursuites pénales, démantèlement potentiel de structures jugées monopolistiques.
Des précédents qui n’ont mené nulle part
Mais l’Histoire récente incite à la prudence quant aux résultats probables. Ce n’est pas la première fois que l’industrie de la transformation de viande fait l’objet d’investigations pour pratiques anticoncurrentielles. Ces entreprises ont déjà versé des millions de dollars pour régler des poursuites collectives portant sur des accusations de fixation de prix — tout en continuant à nier catégoriquement toute faute. Les plaignants dans ces affaires — éleveurs et consommateurs lésés — ont obtenu des compensations financières, mais les pratiques fondamentales du secteur n’ont pas vraiment changé. La concentration du marché s’est même poursuivie. Prouver légalement une collusion ou une manipulation de prix est extrêmement difficile: il faut démontrer une coordination explicite entre concurrents, des communications directes attestant d’accords illégaux, des comportements qui ne peuvent s’expliquer autrement que par une entente secrète. Les entreprises sophistiquées savent comment opérer dans des zones grises, comment aligner leurs comportements sans laisser de traces compromettantes. L’enquête peut donc durer des mois ou des années, mobiliser des ressources considérables, et finalement aboutir à un règlement transactionnel sans reconnaissance de culpabilité — le scénario classique.
Le timing politique qui révèle l’urgence
Le moment choisi pour cette annonce n’a rien d’innocent. Trump vient de subir une raclée électorale aux élections locales de début novembre, les démocrates ayant remporté des victoires retentissantes dans des États clés en capitalisant précisément sur la question du coût de la vie. Les stratèges des deux partis s’accordent: l’économie et l’inflation ont été les facteurs déterminants de ces résultats. Trump, qui avait bâti une partie substantielle de sa campagne 2024 sur la promesse de faire baisser les prix alimentaires et de rendre l’Amérique à nouveau abordable, se retrouve coincé. Son taux d’approbation dégringole alors que les prix continuent de grimper. Il lui fallait un geste fort, visible, dramatique pour montrer qu’il agit. Accuser publiquement les grandes entreprises de transformation de viande — dont certaines à capitaux étrangers — de criminalité économique, c’est exactement le type d’action qui résonne auprès de sa base populiste. Peu importe que l’enquête aboutisse réellement: l’important politiquement, c’est le signal envoyé. Trump se bat pour vous contre les gros. Trump défend les éleveurs américains contre les rapaces étrangers. Le narratif compte davantage que les résultats concrets.
Les solutions controversées qui divisent même les alliés
Importer du bœuf argentin: l’idée qui a choqué
Avant cette enquête, Trump avait avancé une autre proposition pour faire baisser les prix du bœuf: augmenter massivement les importations depuis l’Argentine, potentiellement jusqu’à quadrupler les volumes actuels. L’idée, sur le papier, fait sens économiquement: l’Argentine produit du bœuf de qualité à des coûts inférieurs, augmenter l’offre disponible sur le marché américain ferait mécaniquement baisser les prix. Mais dans la pratique politique et sectorielle, cette suggestion a provoqué un tollé chez les éleveurs américains — précisément ceux que Trump prétend défendre. Ils ont immédiatement dénoncé une trahison: comment peut-on prétendre protéger les producteurs nationaux tout en ouvrant les vannes aux importations étrangères qui vont concurrencer directement leur production et tirer leurs revenus encore plus vers le bas? L’agence AFP rapporte que les éleveurs ont réagi avec fureur à cette proposition. Pour eux, c’est incohérent: d’un côté Trump accuse les transformateurs étrangers de manipuler les prix, de l’autre il veut inonder le marché avec du bœuf étranger. Cette contradiction révèle la difficulté du problème: il n’y a pas de solution miracle qui satisferait simultanément les éleveurs, les transformateurs et les consommateurs.
Réduire les coûts d’inspection pour les petits acteurs
Une autre piste explorée par l’administration Trump vise à favoriser l’émergence de transformateurs plus petits qui pourraient introduire de la concurrence dans ce marché oligopolistique. Le gouvernement propose de réduire jusqu’à 75% les coûts d’inspection pour les petits transformateurs, allégeant ainsi une charge réglementaire qui constitue souvent une barrière à l’entrée dissuasive. L’idée est de faciliter l’installation et l’expansion d’abattoirs locaux et régionaux qui traiteraient le bétail des éleveurs de leur zone, créant des alternatives aux quatre géants nationaux. En théorie, plus de concurrence devrait exercer une pression à la baisse sur les prix et offrir aux éleveurs davantage d’options pour vendre leur bétail. Mais dans la réalité, les obstacles vont bien au-delà des frais d’inspection. Construire et opérer un abattoir moderne conforme aux normes sanitaires exige des investissements massifs en infrastructure, en équipement, en formation du personnel. Les économies d’échelle favorisent structurellement les gros opérateurs. Les petits transformateurs auront du mal à concurrencer sur les prix avec des géants qui traitent des dizaines de milliers de têtes par jour. Cette mesure peut aider à la marge, mais elle ne transformera pas fondamentalement la structure du marché.
L’étiquetage « Produit des États-Unis » comme bouclier
L’administration Trump veut également relancer l’étiquetage « Produit des États-Unis », garantissant aux consommateurs que le bœuf qu’ils achètent est né, élevé et abattu entièrement sur le territoire américain. Cette mesure vise à créer une différenciation de marché: les consommateurs soucieux de soutenir les producteurs nationaux et préoccupés par la traçabilité pourraient choisir spécifiquement du bœuf 100% américain, même à un prix légèrement supérieur. Cela créerait un segment de marché premium pour les éleveurs américains, potentiellement avec de meilleures marges. Mais là encore, l’impact réel sur les prix de masse reste incertain. L’étiquetage ne change rien à la structure oligopolistique du secteur de transformation. Les quatre géants continueront de dominer le marché, qu’ils traitent du bétail américain ou importé. Et pour les consommateurs à budget serré qui cherchent simplement le prix le plus bas, l’origine nationale du bœuf pèsera peu dans leur décision d’achat face à une différence de prix significative. C’est une mesure symboliquement forte, politiquement attrayante, mais économiquement limitée dans son impact sur le problème central des prix élevés.
La réaction immédiate des marchés financiers
JBS plonge de plus de 6%
Les marchés financiers ne pardonnent pas l’incertitude réglementaire. Dès l’annonce de Trump vendredi, les actions de JBS S.A., le géant brésilien propriétaire de JBS USA, ont chuté jusqu’à 6,2% en bourse. Pour les investisseurs, une enquête fédérale antitrust représente un risque majeur: amendes potentiellement massives, perturbations opérationnelles, dommages réputationnels, possibilité même de démantèlement forcé ou de restrictions sur les acquisitions futures. JBS, déjà sous pression en raison de controverses passées liées à des scandales de corruption au Brésil et à des accusations de pratiques anticoncurrentielles, voit maintenant la plus grande économie mondiale enquêter formellement sur ses opérations américaines. Les analystes financiers ont immédiatement revu leurs prévisions, intégrant le risque juridique dans leurs modèles de valorisation. Cette chute boursière reflète la nervosité des investisseurs face à ce qui pourrait devenir une longue bataille juridique aux conséquences imprévisibles. Si JBS devait être contraint de céder des actifs ou de modifier substantiellement ses pratiques commerciales, cela affecterait directement sa rentabilité et sa position de marché.
Tyson Foods vacille puis se redresse
Les actions de Tyson Foods, géant américain de la transformation de viande, ont également subi une pression immédiate, chutant jusqu’à 2% avant de partiellement récupérer et même de repartir à la hausse en fin de journée. Cette volatilité illustre l’incertitude des marchés: d’un côté, une enquête antitrust représente clairement un risque; de l’autre, Tyson est une entreprise américaine bien établie avec des relations politiques solides et une capacité éprouvée à naviguer dans les turbulences réglementaires. Les investisseurs semblent parier que Tyson peut résister à cette tempête mieux que ses concurrents à capitaux étrangers. Il y a aussi une dimension de calcul cynique: si l’enquête devait effectivement aboutir à des sanctions sévères contre les concurrents de Tyson — notamment JBS — cela pourrait paradoxalement renforcer la position de marché de Tyson à moyen terme. Les marchés financiers jouent aux échecs pendant que les consommateurs et éleveurs vivent les conséquences quotidiennes de cette concentration industrielle.
L’incertitude réglementaire qui pèse sur tout le secteur
Au-delà des mouvements boursiers immédiats, c’est toute l’industrie de la transformation de viande qui entre dans une période d’incertitude réglementaire prolongée. Les entreprises devront mobiliser des ressources juridiques considérables pour répondre aux demandes du ministère de la Justice, produire des documents, préparer des témoignages, élaborer des stratégies de défense. Cette distraction managériale et ces coûts légaux viennent s’ajouter aux défis opérationnels existants. Les projets d’expansion ou de modernisation pourraient être mis en pause en attendant de voir l’issue de l’enquête. Les acquisitions envisagées risquent d’être reportées ou annulées face au risque réglementaire accru. Pour les petits et moyens acteurs du secteur, cette situation crée à la fois des opportunités — si les géants sont affaiblis — et des menaces — si l’ensemble du secteur est stigmatisé et soumis à une surveillance réglementaire beaucoup plus stricte. L’annonce de Trump a fondamentalement changé l’environnement d’affaires pour toute l’industrie, créant une nouvelle réalité où chaque décision stratégique doit maintenant intégrer le risque d’un examen antitrust approfondi.
Ce que disent les éleveurs au bord de la rupture
R-CALF USA dénonce une concentration toxique
L’organisation R-CALF USA, qui représente des milliers d’éleveurs indépendants à travers le pays, accueille favorablement l’enquête mais rappelle qu’elle dénonce cette situation depuis des années. Selon eux, la concentration de l’industrie de transformation « dépasse largement le niveau normalement considéré comme nuisant à l’économie ». Quand quatre entreprises contrôlent 85% d’un marché aussi vital que la production de bœuf, les mécanismes normaux de concurrence cessent de fonctionner. Les éleveurs se retrouvent en position de faiblesse structurelle: ils ont besoin de vendre leur bétail à un moment donné — les animaux ne peuvent pas être indéfiniment gardés — mais ils ont très peu d’acheteurs potentiels. Si les quatre grands transformateurs s’alignent sur des prix d’achat bas, les éleveurs n’ont d’autre choix que d’accepter ou de perdre encore plus d’argent. Cette asymétrie de pouvoir de négociation transforme ce qui devrait être un marché concurrentiel en système où les transformateurs dictent les termes. R-CALF réclame depuis longtemps des mesures structurelles pour briser cette concentration, allant jusqu’à suggérer le démantèlement forcé des plus grandes entreprises si nécessaire. Mais jusqu’à présent, les gouvernements successifs — républicains comme démocrates — ont hésité à prendre des mesures aussi radicales.
Entre coûts qui explosent et revenus qui s’effondrent
Pour comprendre le désespoir des éleveurs, il faut regarder leur situation économique concrète. D’un côté, leurs coûts de production ont explosé: alimentation du bétail en hausse de 30 à 50% selon les régions et les périodes, carburant et électricité qui grimpent, main-d’œuvre plus chère, coûts vétérinaires en augmentation, taxes foncières qui continuent de monter. De l’autre côté, les prix qu’ils reçoivent pour leur bétail ne suivent pas la même courbe. Certes, les prix du bétail sur pied ont augmenté et atteignent même des « records historiques » selon certaines mesures. Mais ces augmentations ne compensent pas la hausse des coûts de production, et surtout elles restent déconnectées de la flambée des prix au détail. Les éleveurs voient le bœuf se vendre 6,32 dollars la livre au supermarché, ils savent que les transformateurs empochent la différence entre ce qu’ils payent pour le bétail vivant et ce qu’ils vendent en viande transformée, et ils se sentent floués. Beaucoup d’exploitations familiales qui existaient depuis des générations sont maintenant au bord de la faillite, incapables de maintenir une rentabilité dans cette configuration de marché. Le suicide des agriculteurs et éleveurs — un fléau statistiquement documenté — s’explique en partie par ce sentiment d’impuissance face à des forces économiques qui les écrasent.
La nostalgie d’un marché qui fonctionnait autrement
Les éleveurs plus âgés se souviennent d’une époque où le marché de la viande bovine fonctionnait différemment. Dans les années 1970 et 1980, il existait des dizaines d’abattoirs régionaux en concurrence réelle les uns avec les autres. Les éleveurs pouvaient jouer les acheteurs entre eux, obtenir des offres compétitives, négocier réellement. Les marges étaient réparties plus équitablement le long de la chaîne de valeur. Mais les vagues successives de consolidation — encouragées ou du moins tolérées par les autorités antitrust — ont progressivement éliminé cette concurrence. Les petits abattoirs ont fermé, incapables de rivaliser avec l’efficacité opérationnelle et les économies d’échelle des géants. Les abattoirs moyens ont été rachetés ou acculés à la faillite. Aujourd’hui, dans de vastes régions du pays, les éleveurs n’ont littéralement qu’un seul acheteur accessible dans un rayon raisonnable. C’est ce qu’on appelle en économie un monopsone — le pendant du monopole du côté de l’achat. Et un monopsone est tout aussi destructeur de la concurrence et du bien-être économique qu’un monopole. Certains éleveurs plaident maintenant pour un retour en arrière, pour des politiques industrielles qui favoriseraient activement la déconcentration du secteur. Mais retrouver un marché fragmenté après des décennies de consolidation semble une tâche titanesque, peut-être même impossible.
Les enjeux politiques qui dépassent le bœuf
La débâcle électorale qui a tout précipité
Il faut le dire clairement: sans la défaite cuisante des républicains aux élections de début novembre 2025, Trump n’aurait probablement pas agi avec cette urgence. Les démocrates ont remporté les gubernatoriales du New Jersey et de la Virginie, des États que Trump considérait comme compétitifs ou même favorables. Plus dramatique encore, ils ont arraché des sièges dans des circonscriptions législatives locales traditionnellement républicaines, y compris dans des zones rurales qui constituent le cœur de la base électorale de Trump. Les analystes politiques des deux camps s’accordent sur le diagnostic: le coût de la vie a été le facteur déterminant. Les démocrates ont martelé un message simple et efficace — « vous aviez promis de faire baisser les prix, ils continuent de monter » — et ça a fonctionné. Pour Trump, c’est un désastre politique. Son taux d’approbation, déjà fragile, a continué de baisser. Les sondages montrent une érosion de son soutien même dans sa base traditionnelle. Il lui fallait absolument un coup d’éclat, une action spectaculaire qui démontrerait qu’il se bat pour les Américains ordinaires contre les puissances économiques qui les exploitent. L’enquête sur les transformateurs de viande, annoncée dans le fracas médiatique, remplit parfaitement cet objectif politique.
Le populisme économique comme arme électorale
Ce que Trump déploie ici, c’est du populisme économique pur et dur: désigner des ennemis clairement identifiables — les grandes entreprises, de préférence étrangères — comme responsables des maux économiques du peuple, puis promettre de les combattre avec la force de l’État. C’est une stratégie aussi vieille que la politique démocratique elle-même, et elle fonctionne particulièrement bien en période de crise économique ou de frustration populaire. Trump avait bâti sa première victoire présidentielle en 2016 en partie sur ce type de discours contre les élites économiques et les accords commerciaux qui trahissaient les travailleurs américains. Il tente maintenant de réactiver cette formule magique. Le narratif est simple, émotionnellement puissant, facile à comprendre: les prix sont élevés parce que des entreprises rapaces manipulent le marché pour s’enrichir à vos dépens, et moi je vais les arrêter. Peu importe la complexité économique réelle du problème — sécheresse, inflation généralisée, déséquilibre offre-demande structurel. Le populisme ne s’embarrasse pas de nuances; il fonctionne sur des récits simples de bons et de méchants. Et politiquement, ça peut être redoutablement efficace.
Les démocrates qui observent et calculent
Du côté démocrate, on observe avec attention cette offensive de Trump, calculant comment y répondre. D’un côté, ils ne peuvent que soutenir une enquête sur d’éventuelles pratiques anticoncurrentielles — ce serait politiquement suicidaire de s’opposer à une investigation visant à protéger les consommateurs. D’un autre côté, ils voient clairement la manœuvre politique et cherchent à en minimiser l’impact. Leur stratégie: souligner que les prix élevés résultent largement des politiques économiques de Trump lui-même — ses tarifs douaniers qui augmentent les coûts, son incapacité à gérer l’inflation, ses promesses de campagne non tenues. Ils rappellent également que l’administration Biden avait elle aussi lancé des investigations sur la concentration de l’industrie de la viande, mais de manière plus méthodique et moins spectaculaire. Les démocrates tentent de se positionner comme les défenseurs crédibles et cohérents d’une politique alimentaire abordable, contrairement à Trump qui improvise frénétiquement face à une crise de sa propre fabrication. Le bœuf est devenu un champ de bataille politique majeur en vue des prochaines échéances électorales. Chaque camp essaie de s’approprier le narratif et de rejeter la faute sur l’autre. Entre-temps, les prix restent élevés et les Américains continuent de payer.
Conclusion
Alors voilà où nous en sommes. Trump a dégainé l’arme judiciaire contre les titans de la viande, accusant Tyson Foods, Cargill, JBS USA et National Beef de collusion criminelle pour gonfler les prix du bœuf qui ont atteint des sommets historiques — 6,32 dollars la livre pour le bœuf haché, une augmentation de 15% en un an. Le ministère de la Justice enquête maintenant sur ces géants qui contrôlent 85% du marché américain, cherchant des preuves de manipulation, de fixation de prix, de pratiques anticoncurrentielles qui violeraient les lois antitrust. Les actions de JBS ont plongé de plus de 6%, les marchés financiers tremblent, l’industrie entre dans une période d’incertitude réglementaire profonde. Mais derrière ce spectacle judiciaire se cache une réalité politique plus crue: Trump vient de subir une défaite électorale humiliante, son taux d’approbation s’effondre, et les Américains lui reprochent amèrement de ne pas avoir tenu ses promesses sur le coût de la vie. Cette enquête est sa réponse — dramatique, spectaculaire, politiquement calculée. Il désigne des coupables identifiables, de préférence étrangers, et promet de les combattre avec toute la force de l’État fédéral.
Mais est-ce que ça changera vraiment quelque chose pour l’éleveur du Montana qui voit son exploitation familiale sombrer, ou pour la mère de famille de l’Ohio qui ne peut plus se permettre d’acheter du steak pour ses enfants? L’Histoire des enquêtes antitrust dans ce secteur n’inspire guère l’optimisme. Les transformateurs ont déjà versé des millions en règlements transactionnels pour des accusations similaires, sans jamais reconnaître leur faute et sans modifier fondamentalement leurs pratiques. Prouver légalement une collusion demande des preuves directes difficiles à obtenir. L’enquête peut durer des années, mobiliser des ressources colossales, et finalement aboutir à un accord à l’amiable qui ne change rien à la structure oligopolistique du marché. Pendant ce temps, les prix resteront probablement élevés — parce que la sécheresse a réellement décimé le cheptel, parce que l’inflation généralisée affecte tous les maillons de la chaîne, parce que la demande reste forte malgré tout. Trump a lancé son offensive avec fracas, mais la bataille contre les prix alimentaires élevés ne se gagnera pas avec des annonces spectaculaires et des tweets incendiaires. Elle exigerait des réformes structurelles profondes, une remise en question de décennies de consolidation industrielle tolérée ou encouragée, un rééquilibrage fondamental du pouvoir économique. Rien de tout ça n’est simple, rapide ou politiquement facile.