John Brennan: le directeur de la CIA devenu ennemi public
John Brennan dirigeait la CIA durant ces mois cruciaux de 2016-2017, supervisent l’évaluation qui conclurait que la Russie avait mené une campagne d’ingérence sophistiquée pour favoriser Trump. Depuis, il est devenu l’une des bêtes noires préférées du président. Trump l’a accusé publiquement de trahison, a révoqué son habilitation de sécurité en 2018 durant son premier mandat, et a régulièrement appelé à son arrestation et à sa poursuite judiciaire. Brennan, de son côté, n’a jamais mâché ses mots: il a qualifié Trump de « danger pour la sécurité nationale », a dénoncé sa complaisance envers la Russie, a mis en garde contre son autoritarisme croissant. Cette confrontation publique entre un ancien directeur de la CIA et un président en exercice était déjà extraordinaire. Mais maintenant, Trump franchit une ligne que même ses prédécesseurs les plus vindicatifs n’avaient jamais osé traverser: il utilise le grand jury fédéral pour enquêter sur les décisions d’un directeur de la CIA prises dans l’exercice de ses fonctions officielles. Quelles accusations pourraient être retenues? Personne ne le sait encore avec certitude, mais les termes employés par Tulsi Gabbard — actuelle directrice du Renseignement national et instigatrice supposée de cette enquête — parlent de « fabrication et politisation du renseignement ».
Strzok et Page: le couple maudit du FBI
Peter Strzok et Lisa Page sont devenus les visages de ce que la droite américaine appelle le « Deep State » conspirant contre Trump. Strzok était un agent de contre-espionnage senior du FBI, Page était avocate au sein du Bureau. Ils ont tous deux participé à l’enquête initiale Crossfire Hurricane sur les liens entre la campagne Trump et la Russie. Ils ont également eu une liaison extraconjugale durant laquelle ils ont échangé des messages privés extrêmement critiques de Trump — des textos qui ont été découverts lors d’une enquête de l’inspecteur général et rendus publics, provoquant un scandale massif. Trump et ses alliés ont immédiatement instrumentalisé ces messages comme preuve d’un complot biaisé au sein du FBI. Strzok a été licencié en 2018, Page a démissionné la même année. Tous deux ont poursuivi le gouvernement pour violations de leur vie privée, obtenant des règlements financiers. Mais pour Trump, ça ne suffisait pas. Il les veut devant un tribunal, sous serment, forcés de répondre à des questions sur leurs actions, leurs motivations, leurs communications. Le fait que leurs messages personnels — aussi inappropriés soient-ils — ne prouvent aucunement une quelconque manipulation illégale de l’enquête n’a aucune importance. Dans l’univers trumpiste, ils sont coupables par association, par biais présumé, par leur simple participation à une investigation qui embarrassait le futur président.
James Clapper: l’ancien patron du renseignement dans la ligne de mire
James Clapper occupait le poste de directeur du Renseignement national sous Obama, supervisant l’ensemble des 17 agences de renseignement américaines. C’est sous son autorité qu’a été produite en janvier 2017 l’évaluation de la communauté du renseignement — ce document qui affirmait avec un haut degré de confiance que la Russie avait interféré dans l’élection et que Vladimir Poutine avait personnellement ordonné cette campagne d’influence pour favoriser Trump et nuire à Hillary Clinton. Ce rapport, déclassifié et rendu public quelques jours avant l’investiture de Trump, a été un moment fondateur dans le débat sur l’ingérence russe. Pour les uns, c’était une évaluation factuelle basée sur des preuves solides. Pour les autres — incluant Trump — c’était une manipulation politique conçue pour délégitimer sa victoire électorale. Clapper, comme Brennan, est devenu une voix publique critique de Trump après avoir quitté ses fonctions, multipliant les interventions médiatiques pour mettre en garde contre les dangers représentés par le président. Et maintenant, il se retrouve lui aussi visé par une citation à comparaître d’un grand jury qui cherche à démontrer… quoi exactement? Que l’évaluation de 2017 était frauduleuse? Que la communauté du renseignement a conspiré pour inventer des preuves d’ingérence russe? Les implications d’une telle accusation, si elle était prouvée, seraient absolument dévastatrices pour la crédibilité des institutions américaines. Mais si elle échoue — comme le suggèrent fortement tous les rapports précédents, y compris celui du procureur spécial John Durham nommé par Trump lui-même — l’enquête ne sera qu’un exercice d’intimidation politique.
L'anatomie d'une enquête politiquement motivée
Le district sud de la Floride comme base opérationnelle
Le choix du district sud de la Floride comme origine de ces citations à comparaître n’est pas innocent. C’est là que réside Trump, à Mar-a-Lago. C’est là qu’il a des relations politiques profondes, des réseaux de soutien solides. Et c’est là que travaille le procureur fédéral qui pilote cette investigation: un ami personnel de la ministre de la Justice Pam Bondi, elle-même une loyaliste inconditionnelle de Trump. Cette proximité géographique et personnelle soulève immédiatement des questions sur l’indépendance réelle de l’enquête. Normalement, une investigation d’une telle portée et sensibilité serait confiée à un procureur spécial indépendant ou du moins à un bureau du ministère de la Justice sans lien évident avec le président. Mais Trump et Bondi ont choisi une voie différente: garder le contrôle étroit sur le processus, s’assurer que l’enquête avance exactement comme ils le souhaitent. Les citations à comparaître demandent des documents couvrant la période de juillet 2016 à février 2017 — ces mois cruciaux englobant la fin de la campagne électorale, l’élection de Trump, la période de transition, et les premières semaines de son premier mandat. Elles exigent la production de communications électroniques, de notes manuscrites, de mémos, de tout document qui pourrait révéler les discussions internes sur l’évaluation du renseignement concernant la Russie.
Les délais de prescription qui compliquent tout
Un problème juridique majeur se dresse devant cette enquête: les délais de prescription. Pour la plupart des crimes fédéraux, ce délai est de cinq ans. Certaines infractions graves ont des délais plus longs, mais même ceux-ci ont leurs limites. Nous sommes maintenant en novembre 2025, presque neuf ans après les événements de 2016. Cela signifie que la grande majorité des actions potentiellement criminelles commises durant cette période sont maintenant prescrites — on ne peut plus poursuivre quelqu’un pour ces actes. Les exceptions incluent certains crimes comme l’espionnage, qui n’ont pas de délai de prescription, ou des infractions où un élément du crime s’est poursuivi dans le temps. Mais accuser des responsables du renseignement d’espionnage pour avoir produit une évaluation du renseignement dans le cadre de leurs fonctions officielles serait juridiquement extraordinaire et probablement voué à l’échec. Alors à quoi rime cette enquête si la plupart des potentielles accusations sont de toute façon prescrites? Plusieurs possibilités. D’abord, l’intimidation pure: même sans poursuites criminelles finales, le processus lui-même est punitif — payer des avocats, témoigner sous serment, voir sa réputation écorchée publiquement. Ensuite, la possibilité de trouver des infractions plus récentes — par exemple, si quelqu’un a menti lors d’interviews ou de témoignages ultérieurs. Enfin, l’objectif peut être simplement politique: créer un narratif de « complot démontré », même sans condamnations, pour alimenter la base électorale de Trump.
Tulsi Gabbard comme instigatrice controversée
C’est Tulsi Gabbard, actuelle directrice du Renseignement national nommée par Trump, qui aurait lancé cette enquête en transmettant ce qu’elle appelle des « preuves convaincantes » de fabrication de renseignement à la ministre de la Justice. Gabbard, ancienne représentante démocrate d’Hawaï devenue alliée de Trump, a toujours été controversée dans les milieux du renseignement. Ses positions sur la Syrie — où elle a défendu Bachar al-Assad — et sa réticence à critiquer la Russie ont suscité des inquiétudes quant à sa capacité à diriger la communauté du renseignement de manière impartiale. Sa nomination comme directrice du Renseignement national avait déjà provoqué un tollé parmi les professionnels du secteur. Et maintenant, elle utilise son poste pour lancer une enquête criminelle contre ses prédécesseurs qui avaient conclu à une ingérence russe — précisément le type d’analyse que certains observateurs craignaient qu’elle refuse de produire ou de reconnaître. Le fait qu’elle accuse Brennan et potentiellement même Obama d’avoir « fabriqué et politisé le renseignement » — une allégation qui contredit frontalement les conclusions de multiples enquêtes indépendantes, y compris celle du procureur spécial Robert Mueller et du procureur spécial John Durham — soulève des questions sérieuses sur ses motivations et son jugement.
Les précédents qui démontent cette enquête
Le rapport Mueller qui a tout examiné
Rappelons les faits que cette nouvelle enquête semble vouloir ignorer. Le procureur spécial Robert Mueller a passé presque deux ans à examiner méticuleusement les liens entre la campagne Trump et la Russie, ainsi que l’ingérence russe dans l’élection de 2016. Son rapport de 448 pages, publié en avril 2019, a conclu sans ambiguïté que la Russie avait effectivement mené une campagne sophistiquée d’ingérence — via des opérations de désinformation sur les réseaux sociaux et via le piratage et la diffusion d’emails volés. Mueller a également documenté de multiples contacts entre des membres de la campagne Trump et des intermédiaires russes. Ce que Mueller n’a pas trouvé, c’est une preuve suffisante d’une conspiration criminelle coordonnée justifiant des poursuites. Mais il a explicitement refusé d’exonérer Trump sur la question de l’obstruction à la justice, identifiant dix instances où le président avait potentiellement entravé l’enquête. Ce rapport a été examiné, critiqué, analysé sous tous les angles par des experts juridiques, des politiciens, des journalistes. Et personne — littéralement personne en dehors de l’univers trumpiste — n’a trouvé de preuves que la communauté du renseignement avait « fabriqué » quoi que ce soit concernant l’ingérence russe. Les faits établis par Mueller corroborent l’évaluation de 2017. Alors sur quelle base Gabbard et Bondi lancent-elles cette nouvelle investigation? Que savent-elles que Mueller et son équipe de dizaines de procureurs expérimentés auraient manqué?
Le rapport Durham qui n’a rien trouvé de criminel
Plus accablant encore pour cette nouvelle enquête: le rapport du procureur spécial John Durham, nommé par le ministre de la Justice de Trump, William Barr, précisément pour enquêter sur les origines de l’investigation Crossfire Hurricane. Durham était censé être l’arme ultime de Trump contre le « Deep State » — un procureur conservateur respecté, mandaté pour exposer la corruption présumée au sein du FBI et de la communauté du renseignement. Il a passé presque quatre ans à enquêter, avec un budget substantiel et des pouvoirs étendus. Et qu’a-t-il trouvé? Pratiquement rien. Son rapport, publié en mai 2023, critique certes certains aspects de l’ouverture et de la conduite de l’enquête Crossfire Hurricane, suggérant que le FBI aurait pu faire preuve de plus de prudence avant de lancer une investigation complète. Mais Durham n’a poursuivi que trois personnes, et deux ont été acquittées par des jurys. La troisième — un avocat du FBI — a plaidé coupable d’avoir falsifié un document, une infraction mineure sans lien avec une quelconque conspiration pour « piéger » Trump. Durham n’a trouvé aucune preuve que l’évaluation du renseignement de 2017 était frauduleuse, aucune preuve d’un complot coordonné pour inventer des preuves, aucune preuve justifiant des poursuites contre Brennan, Clapper, ou d’autres hauts responsables. Si Durham — avec toutes ses ressources et sa prédisposition à trouver des fautes — n’a rien trouvé de criminel, sur quelle base cette nouvelle enquête peut-elle espérer aboutir?
L’inspecteur général qui a documenté des erreurs mais pas de complot
Le troisième rapport pertinent est celui de l’inspecteur général du ministère de la Justice, Michael Horowitz, publié en décembre 2019. Horowitz a examiné spécifiquement la manière dont le FBI avait obtenu des mandats de surveillance sous le Foreign Intelligence Surveillance Act pour surveiller Carter Page, un conseiller de la campagne Trump. Son rapport a identifié 17 erreurs ou omissions dans les demandes de mandat, dont certaines étaient significatives et inacceptables. Le FBI a reconnu ces fautes et promis des réformes. Mais — et c’est crucial — Horowitz n’a trouvé aucune preuve que ces erreurs étaient motivées par un biais politique ou faisaient partie d’un complot pour piéger Trump. Il a conclu que l’ouverture de l’enquête Crossfire Hurricane elle-même était justifiée par les informations dont disposait le FBI à l’époque. Encore une fois, nous avons un examen indépendant et approfondi qui identifie des problèmes procéduraux mais ne trouve aucun complot criminel du type allégué par Trump et ses alliés. Trois enquêtes — Mueller, Durham, Horowitz — menées sur plusieurs années, par des investigateurs avec des perspectives différentes, et aucune ne soutient la théorie d’une fabrication délibérée de preuves pour détruire Trump. Pourtant, nous voilà repartis pour un quatrième tour, cette fois mené par des loyalistes de Trump décidés à obtenir un résultat différent.
Les implications pour l'indépendance de la justice
La norme brisée de l’indépendance du ministère de la Justice
Depuis le scandale du Watergate, une norme fondamentale s’est établie dans la démocratie américaine: le ministère de la Justice doit opérer indépendamment du pouvoir exécutif, particulièrement pour les affaires politiquement sensibles. Le président ne doit pas diriger personnellement les enquêtes ou les poursuites, encore moins contre ses adversaires politiques. Cette séparation — jamais parfaite, souvent tendue — constituait néanmoins un garde-fou essentiel contre l’autoritarisme. Trump a systématiquement piétiné cette norme durant son premier mandat, exigeant ouvertement que le ministère de la Justice poursuive Hillary Clinton, James Comey, et d’autres. Il a été partiellement freiné par des responsables qui ont résisté ou démissionné. Mais maintenant, dans son second mandat, il a installé des loyalistes inconditionnels à tous les postes clés. Pam Bondi, sa ministre de la Justice, ne prétend même pas maintenir une distance avec la Maison-Blanche. Le porte-parole présidentiel Harrison Fields a publiquement célébré l’ouverture de cette enquête, affirmant que « l’administration reste déterminée à mener une enquête approfondie » pour « fournir au peuple américain la vérité ». La Maison-Blanche ne cache plus son implication directe dans les décisions du ministère de la Justice. La norme de l’indépendance, déjà affaiblie, est maintenant totalement brisée. Et une fois cette barrière tombée, qu’est-ce qui empêche n’importe quel futur président de transformer le système judiciaire en arme contre ses opposants?
L’effet glaçant sur la communauté du renseignement
Au-delà des questions juridiques abstraites, cette enquête envoie un message glacial à tous les professionnels du renseignement actuellement en fonction: si vous produisez une analyse qui déplaît politiquement au président, vous pourriez finir devant un grand jury des années plus tard. Imaginez être un analyste de la CIA en ce moment même, travaillant sur une évaluation sensible — disons, concernant l’ingérence chinoise dans les élections, ou les liens financiers entre certains politiciens et des puissances étrangères, ou les activités russes en cours. Vous savez maintenant que si votre analyse dérange le président et ses alliés, vous risquez non seulement de perdre votre carrière mais potentiellement de faire face à des poursuites criminelles. Comment peut-on attendre des professionnels du renseignement qu’ils fournissent des évaluations honnêtes et impartiales dans un tel environnement? L’effet sera inévitablement un biais d’autocensure: les analyses seront édulcorées, les conclusions inconfortables seront atténuées ou omises, les responsables chercheront à anticiper ce que veut entendre le pouvoir politique plutôt que de dire ce que montrent les preuves. C’est exactement ce qui se passe dans les régimes autoritaires, où le renseignement devient un outil de propagande plutôt qu’un mécanisme de vérité. Plusieurs anciens responsables du renseignement ont publiquement exprimé leurs alarmes face à cette dérive, mais leurs voix sont noyées dans le fracas politique.
Le précédent dangereux pour les administrations futures
Pensons maintenant à long terme. Trump ne sera pas président éternellement — la Constitution limite les mandats à deux, et il aura 82 ans en 2028. Imaginons qu’un démocrate remporte la Maison-Blanche en 2028 ou 2032. Quel précédent Trump lui laisse-t-il? Que le ministère de la Justice peut être utilisé pour poursuivre les responsables de l’administration précédente dont les décisions vous déplaisaient. Que l’indépendance du ministère de la Justice est une suggestion optionnelle plutôt qu’une norme contraignante. Que les vendettas personnelles du président sont une raison légitime d’ouvrir des enquêtes criminelles. Si les démocrates acceptaient cette logique et l’appliquaient en retour — poursuivant par exemple tous les responsables de Trump qui ont participé à ses politiques controversées — nous entrerions dans une spirale de représailles judiciaires mutuelles dont il serait très difficile de sortir. Chaque changement d’administration deviendrait une occasion de règlements de comptes juridiques, transformant la gouvernance américaine en guerre de tranchées permanente où personne n’accepte jamais la légitimité de l’autre camp. Certains constitutionnalistes parlent déjà d’une « mort lente de la démocratie américaine » — pas par coup d’État brutal mais par érosion graduelle des normes et institutions qui la protègent. Cette enquête contre les responsables du renseignement de l’ère Obama est un pas de plus dans cette direction.
Les réactions de l'opposition et de la société civile
Les démocrates dénoncent une instrumentalisation
Les démocrates du Congrès ont réagi avec fureur à l’annonce de ces citations à comparaître. Le sénateur Adam Schiff, ancien président de la commission du renseignement de la Chambre et lui-même une cible fréquente des attaques de Trump, a qualifié l’enquête d’« abus flagrant du pouvoir judiciaire » et d’« effort transparent pour intimider et punir ceux qui ont osé dire la vérité sur Trump ». La représentante Nancy Pelosi, ancienne présidente de la Chambre, a averti que « nous glissons vers l’autoritarisme quand le président utilise le ministère de la Justice comme une arme contre ses adversaires politiques ». Les démocrates soulignent que cette enquête intervient alors que Trump lui-même fait face à de multiples procédures judiciaires pour ses actions — tentative de renverser l’élection de 2020, rétention de documents classifiés, fraude commerciale à New York. Pour eux, l’enquête visant Brennan et les autres est une tentative de « les deux camps sont équivalents » — créer l’impression que les démocrates sont tout aussi corrompus et criminels, diluant ainsi les accusations légitimes contre Trump. Mais les démocrates sont confrontés à un dilemme stratégique: comment s’opposer efficacement à cette enquête sans paraître défendre une éventuelle mauvaise conduite si elle était effectivement découverte? Leur position est de soutenir toute enquête légitime basée sur des preuves réelles, tout en dénonçant ce qu’ils considèrent comme une chasse aux sorcières motivée politiquement.
Les organisations de défense des libertés civiles mobilisées
L’American Civil Liberties Union (ACLU) a émis une déclaration exprimant une « profonde préoccupation » face à ce qu’elle décrit comme « l’utilisation du grand jury fédéral pour enquêter sur des fonctionnaires ayant agi dans l’exercice de leurs responsabilités officielles ». L’ACLU rappelle que les décisions de politique publique — y compris les évaluations du renseignement — ne devraient pas faire l’objet de poursuites criminelles simplement parce qu’elles sont controversées ou désapprouvées par un futur gouvernement. D’autres organisations, comme le Project on Government Oversight et le Brennan Center for Justice, ont publié des analyses juridiques détaillées expliquant pourquoi cette enquête représente un danger pour l’État de droit. Ils soulignent que même si certaines actions du FBI durant Crossfire Hurricane méritaient critique — et les rapports de l’inspecteur général en ont identifié — cela ne justifie pas des poursuites criminelles contre des responsables de haut niveau qui supervisaient l’opération. Le problème, notent ces experts, est que transformer des désaccords sur la politique ou des erreurs de jugement en crimes crée un effet dissuasif catastrophique: les fonctionnaires deviendront paralysés par la peur de prendre des décisions difficiles, sachant qu’ils pourraient être poursuivis des années plus tard si le vent politique tourne.
Le silence assourdissant des républicains modérés
Ce qui est peut-être le plus révélateur dans cette affaire, c’est le silence quasi-total des républicains qui, en privé, expriment des inquiétudes sur la direction prise par Trump. À quelques exceptions près, les membres républicains du Congrès ont soit ouvertement soutenu l’enquête, soit refusé de commenter, soit produit des déclarations tièdes sur la nécessité de « laisser la justice suivre son cours ». Cette abdication collective de la responsabilité de surveillance est stupéfiante. Dans les années 1970, ce sont des républicains — Howard Baker, Barry Goldwater — qui ont finalement forcé Richard Nixon à démissionner en lui retirant leur soutien quand ses abus de pouvoir sont devenus indéniables. Aujourd’hui, le Parti républicain est tellement transformé par le trumpisme que même des transgressions évidentes des normes démocratiques ne provoquent qu’un haussement d’épaules. La base républicaine, alimentée par des années de rhétorique sur le « Deep State » et la « chasse aux sorcières » contre Trump, soutient massivement l’enquête. Les sondages montrent que plus de 75% des républicains croient que l’investigation originale sur Trump et la Russie était illégitime et politiquement motivée. Dans cet environnement, un républicain qui critiquerait publiquement l’enquête de Bondi risquerait immédiatement d’être primé ou attaqué par Trump. Le calcul politique l’emporte sur les principes constitutionnels.
Les scenarios possibles pour la suite
Le scenario de l’échec juridique et de la victoire politique
Le scénario le plus probable, selon la plupart des experts juridiques, est que cette enquête finira par s’enliser sans produire de condamnations significatives. Les délais de prescription, l’absence de preuves de conduite criminelle établie par trois enquêtes précédentes, la difficulté de prouver une intention criminelle plutôt que des décisions de politique publique controversées — tous ces facteurs rendent peu probable qu’un jury condamne Brennan, Clapper ou d’autres pour leurs actions de 2016-2017. Les poursuites, si elles sont lancées, pourraient être rejetées par des juges ou aboutir à des acquittements. Mais politiquement, Trump aura déjà gagné. Le simple fait d’avoir ces figures publiquement traînées devant des grands jurys, forcées de témoigner, leurs réputations écorchées par des fuites stratégiques et des accusations médiatiques — c’est déjà une victoire pour lui. Ça alimente le narratif que ses adversaires étaient effectivement corrompus et qu’il avait raison depuis le début. Ça mobilise sa base électorale en vue de futures batailles politiques. Et ça envoie le message d’intimidation à quiconque envisagerait de s’opposer à lui: voilà ce qui vous attend. Dans ce scénario, l’échec juridique n’est pas vraiment un échec — c’est presque accessoire à l’objectif politique principal.
Le scénario catastrophe des poursuites réussies
Un scénario plus sombre serait que l’enquête aboutisse effectivement à des inculpations et à des condamnations. Comment cela pourrait-il arriver malgré les obstacles juridiques? Plusieurs possibilités: des procureurs très agressifs trouvant des angles créatifs pour contourner les délais de prescription; des témoins retournés offrant des témoignages incriminants (vrais ou fabriqués); des jurys en Floride — territoire trumpiste — convaincus par le narratif du complot malgré les preuves objectives; des juges nommés par Trump refusant de rejeter des accusations douteuses. Si Brennan ou Clapper finissaient effectivement condamnés et emprisonnés pour avoir produit l’évaluation du renseignement de 2017, les implications seraient cataclysmiques. Cela établirait le précédent que les professionnels du renseignement peuvent être poursuivis criminellement pour leurs analyses si un futur président les juge incorrectes ou politiquement motivées. La communauté du renseignement serait paralysée. Les alliés internationaux perdraient confiance dans la capacité des États-Unis à protéger les informations sensibles et à opérer selon des principes professionnels plutôt que politiques. Et cela ouvrirait grande la porte à des représailles futures: chaque changement d’administration deviendrait l’occasion de poursuivre les responsables du gouvernement précédent. La démocratie américaine en sortirait fondamentalement altérée.
Le scenario de l’escalade vers une crise constitutionnelle
Un troisième scénario, moins probable mais pas impossible, serait une crise constitutionnelle majeure émergeant de cette enquête. Imaginons que certains des responsables visés refusent de se conformer aux citations à comparaître, arguant qu’elles sont politiquement motivées et constituent un abus de pouvoir. Ou que des témoins invoquent massivement leur droit au silence sous le Cinquième Amendement, provoquant la fureur de Trump qui exigerait des poursuites pour outrage. Ou que des gouverneurs d’États démocrates tentent d’interférer avec l’exécution des mandats fédéraux sur leur territoire. Ou que la Cour suprême soit appelée à trancher sur la légalité de l’enquête elle-même, créant un affrontement entre les branches du gouvernement. N’importe lequel de ces développements pourrait transformer ce qui est pour l’instant une controverse légale et politique en crise ouverte mettant à l’épreuve les fondements mêmes du système constitutionnel américain. L’Histoire montre que les républiques ne meurent généralement pas d’un seul coup — elles s’effritent graduellement à travers une série de crises où chaque acteur pousse un peu plus loin les limites du système. Cette enquête pourrait être une de ces crises, un test pour savoir si les institutions américaines peuvent encore contenir les ambitions autoritaires d’un leader populiste déterminé.
Les leçons historiques ignorées
Le Watergate et la raison d’être de l’indépendance
Il y a une raison pour laquelle les réformes post-Watergate ont insisté si fortement sur l’indépendance du ministère de la Justice. Richard Nixon avait utilisé le FBI, la CIA et l’IRS pour espionner et harceler ses adversaires politiques. Le « Saturday Night Massacre » — quand Nixon a limogé le procureur spécial Archibald Cox qui enquêtait sur lui — est devenu le symbole de l’abus de pouvoir présidentiel. Les réformes qui ont suivi visaient explicitement à empêcher qu’un tel scénario ne se reproduise. Des règles ont été établies sur la nomination de procureurs spéciaux indépendants. Des normes ont été codifiées sur la séparation entre la Maison-Blanche et les enquêtes du ministère de la Justice. Des mécanismes de surveillance parlementaire ont été renforcés. Pendant des décennies, ces garde-fous ont à peu près fonctionné, avec des violations occasionnelles mais jamais aussi flagrantes. Trump les a systématiquement démantelés ou contournés. Et maintenant, nous assistons à quelque chose qui ressemble douloureusement à ce que le Watergate était censé avoir rendu impossible: un président utilisant le pouvoir judiciaire fédéral pour poursuivre ceux qui l’ont enquêté. La différence, c’est que Nixon a finalement été forcé de démissionner quand son propre parti l’a abandonné. Trump, lui, maintient un contrôle quasi-total sur le Parti républicain. Les leçons du Watergate, apparemment, n’ont pas survécu à l’amnésie collective.
McCarthyisme version 2025
Il y a aussi des échos troublants du maccarthysme des années 1950 dans cette chasse aux sorcières moderne. Le sénateur Joseph McCarthy avait terrorisé Washington avec ses accusations sans preuves de « communistes » infiltrés dans le gouvernement. Des carrières ont été détruites, des vies ruinées, le tout sur la base d’allégations jamais prouvées et de listes de noms compilées sans méthode rigoureuse. McCarthy a finalement été désavoué et censuré par le Sénat, mais seulement après des années de dégâts. L’enquête actuelle contre les responsables du renseignement suit une logique similaire: identifier un ennemi intérieur prétendument traître, l’accuser publiquement de crimes graves, utiliser les mécanismes de l’État pour l’intimider et le punir, le tout sans preuves solides d’une véritable malversation criminelle. Comme McCarthy, Trump et ses alliés comptent sur le fait qu’une partie significative de la population est prête à croire à un complot vaste et coordonné plutôt qu’à accepter des explications plus banales. Et comme à l’époque de McCarthy, les institutions qui devraient servir de contrepoids — le Congrès, la presse, les tribunaux — sont soit complices, soit paralysées, soit impuissantes face à la vague populiste. L’Histoire se répète, d’abord comme tragédie, puis comme farce, disait Marx. Nous sommes peut-être quelque part entre les deux.
L’érosion graduelle qui mène à l’autoritarisme
Les politologues qui étudient comment les démocraties meurent ont identifié un pattern récurrent: ce n’est presque jamais par coup d’État militaire soudain, mais par érosion graduelle des normes et institutions démocratiques. Un leader populiste arrive au pouvoir par des moyens démocratiques. Il commence à contester la légitimité des oppositions et des institutions de contrôle. Il remplace progressivement les responsables indépendants par des loyalistes. Il utilise les instruments de l’État — justice, fiscalité, régulation — pour récompenser les alliés et punir les ennemis. Il sape la confiance dans les médias et les sources d’information indépendantes. Et à chaque étape, il y a des justifications plausibles, des précédents qu’on peut torturer pour légitimer l’action, des supporters qui applaudissent parce qu’ils voient l’autre camp comme une menace existentielle. Regardez la Hongrie sous Viktor Orbán, la Turquie sous Recep Erdoğan, la Pologne sous le PiS avant 2023 — partout le même pattern. Et maintenant, regardez les États-Unis sous Trump en 2025. La ressemblance est troublante. Cette enquête contre les responsables du renseignement n’est qu’une pièce dans un puzzle plus large de démantèlement des freins et contrepoids démocratiques. Individuellement, chaque action peut sembler défendable ou du moins pas franchement catastrophique. Collectivement, elles dessinent une trajectoire claire vers quelque chose qui ne ressemble plus vraiment à une démocratie libérale.
Conclusion
Alors voilà où nous en sommes, début novembre 2025. Le ministère de la Justice des États-Unis — cette institution censée incarner l’impartialité de la loi — émet des dizaines de citations à comparaître visant des responsables du renseignement qui ont commis le crime impardonnable d’avoir enquêté sur Donald Trump. John Brennan, James Clapper, Peter Strzok, Lisa Page, et potentiellement 26 autres professionnels du renseignement se retrouvent dans le viseur d’une enquête criminelle pilotée depuis la Floride par des loyalistes de Trump. L’accusation? Avoir « fabriqué et politisé » le renseignement concernant l’ingérence russe dans l’élection de 2016. Les preuves? Inexistantes, si l’on en croit les trois enquêtes majeures précédentes — Mueller, Durham, l’inspecteur général — qui ont toutes examiné ces mêmes allégations et n’ont trouvé aucune malversation criminelle. Les délais de prescription? Largement expirés pour la plupart des infractions potentielles. Alors pourquoi cette enquête? Parce que Trump l’a promise, parce que sa base l’exige, parce que l’intimidation fonctionne même sans condamnations, parce qu’il peut maintenant le faire sans que personne ne l’arrête.
Ce que nous assistons dépasse largement la question spécifique de savoir si Brennan ou Clapper ont mal agi en 2016-2017. C’est un test existentiel pour la démocratie américaine: les institutions peuvent-elles encore contenir les ambitions autoritaires d’un président déterminé à punir ses ennemis? La réponse, de plus en plus, semble être non. L’indépendance du ministère de la Justice — cette norme post-Watergate considérée comme sacrée — est morte, piétinée par un président qui ne reconnaît aucune limite à son pouvoir et par un parti républicain trop lâche ou trop complice pour l’arrêter. La communauté du renseignement, terrifiée, apprend qu’une analyse honnête mais politiquement inconvenante peut vous valoir une poursuite criminelle une décennie plus tard. Les démocrates hurlent, les organisations de libertés civiles alertent, quelques commentateurs modérés s’inquiètent — mais rien ne change. La machine continue d’avancer, broyant les normes sur son passage. Dans quelques mois, nous saurons si cette enquête produit des inculpations réelles ou si elle s’essouffle faute de preuves. Mais d’une certaine manière, le mal est déjà fait. Le précédent est établi: le ministère de la Justice est maintenant ouvertement une arme politique, disponible pour tout président assez impitoyable pour l’utiliser ainsi. Et une fois cette boîte de Pandore ouverte, comment la refermer? Comment reconstruire la confiance, restaurer les normes, réaffirmer que la justice sert la loi et non l’homme? Je n’ai pas de réponse rassurante. Personne n’en a. Nous naviguons en eaux inconnues, dans un territoire où les cartes anciennes ne fonctionnent plus. Accrochez-vous. Ça va secouer.