Portland décrite comme ravagée par la guerre
Pour comprendre cette affaire, il faut d’abord saisir la vision trumpiste de Portland. Dans l’univers parallèle de Trump et de ses médias alliés, Portland n’est pas une ville prospère du Nord-Ouest avec une économie dynamique, des industries technologiques florissantes, et une qualité de vie enviable. Non. C’est une zone de guerre. Une ville « ravagée », « anarchique », « contrôlée par Antifa », où des « hordes radicales » terrorisent les citoyens honnêtes et où la loi n’existe plus. Trump a utilisé ce narratif avec constance depuis les manifestations Black Lives Matter de 2020, quand Portland est devenue un symbole national des protestations contre la brutalité policière. Pour Trump, Portland représente tout ce qu’il déteste: une ville démocrate, progressiste, jeune, diverse, qui refuse de se soumettre à son autorité. Alors il la diabolise, la transforme en épouvantail pour effrayer sa base électorale. « Regardez ce qui arrive quand les démocrates contrôlent une ville! » Le fait que cette description soit grotesquement exagérée — que Portland soit objectivement l’une des villes les plus sûres et vivables d’Amérique — n’a aucune importance dans la politique trumpiste. Le narratif compte plus que la réalité.
Les manifestations devant l’ICE comme prétexte
Le prétexte immédiat pour le déploiement militaire était les manifestations continues devant le bâtiment de l’Immigration and Customs Enforcement à Portland. Depuis le retour de Trump au pouvoir en janvier 2025, l’ICE a intensifié massivement ses opérations d’arrestation et d’expulsion — séparant des familles, ciblant des résidents de longue date, menant des raids dans les sanctuaires urbains. À Portland, comme dans d’autres villes progressistes, des militants ont organisé des manifestations régulières devant les installations de l’ICE pour protester contre ces politiques. Les manifestants bloquent parfois l’accès au bâtiment, scandent des slogans, tiennent des banderoles. C’est une protestation classique, constitutionnellement protégée par le Premier Amendement. Mais pour Trump et son administration, c’est une rébellion. Un défi intolérable à l’autorité fédérale. Le secrétaire à la Défense Pete Hegseth avait affirmé que ces manifestations empêchaient les agents fédéraux de faire leur travail, constituaient une menace pour la sécurité nationale, et justifiaient une réponse militaire. Le problème? Les témoignages lors du procès ont complètement démoli cette version. Le directeur régional de l’ICE lui-même a admis sous serment que les manifestations n’avaient que « minimalement entravé » les opérations fédérales. Les agents pouvaient entrer et sortir du bâtiment. Les expulsions continuaient. Aucun employé fédéral n’avait été blessé.
La fédéralisation forcée contre la volonté des gouverneurs
Ce qui rend l’action de Trump particulièrement choquante juridiquement, c’est qu’il n’a pas simplement demandé l’aide des États — il l’a imposée par la force. Normalement, la Garde nationale opère sous le contrôle des gouverneurs d’État. Le président peut demander leur activation pour assister dans des urgences fédérales, mais les gouverneurs décident. C’est un équilibre constitutionnel fondamental entre pouvoir fédéral et souveraineté des États. Mais Trump, furieux que la gouverneure Kotek ait refusé sa demande, a invoqué des pouvoirs d’urgence pour fédéraliser unilatéralement les troupes — les plaçant sous commandement fédéral contre la volonté de l’Oregon. Il est allé plus loin: il a également fédéralisé des troupes du Texas et de la Californie pour les envoyer à Portland, encore une fois sans le consentement des gouverneurs. Le gouverneur de Californie Gavin Newsom a immédiatement joint la poursuite judiciaire de l’Oregon. C’était un affront sans précédent aux droits des États. Même durant les pires moments de tensions fédérales-étatiques dans l’histoire américaine — la déségrégation forcée dans les années 1950-60, la répression des émeutes dans les années 1960-70 — les présidents avaient généralement tenté de négocier avec les gouverneurs avant d’imposer leur volonté. Trump n’a même pas fait semblant. Il a simplement ordonné le déploiement et a dit aux gouverneurs de la fermer.
La décision juridique qui démonte le château de cartes
Immergut démonte l’argument de la rébellion
Le cœur juridique de la décision d’Immergut repose sur une analyse serrée du Code américain Titre 10, Section 12406 — la loi qui autorise le président à fédéraliser la Garde nationale. Cette loi est étroite et spécifique: le président peut fédéraliser les troupes uniquement en cas de « rébellion » ou quand les forces régulières sont incapables de faire respecter les lois fédérales. Trump et son administration affirmaient que les manifestations à Portland constituaient précisément une telle rébellion — un défi organisé et violent à l’autorité fédérale qui empêchait l’ICE de fonctionner. Mais Immergut, dans sa décision de 106 pages méticuleusement documentée, démolit systématiquement chaque élément de cet argument. Elle note qu’une rébellion nécessite une résistance organisée, violente et substantielle aux lois fédérales. Les manifestations à Portland? Largement pacifiques. Aucune arme. Aucune violence systématique contre les agents fédéraux. Certes, il y avait eu quelques incidents isolés — des graffitis sur le bâtiment, des déchets jetés, des confrontations verbales — mais rien qui s’approche remotement d’une « rébellion » au sens légal du terme. Immergut écrit avec une clarté brutale qu’elle n’a trouvé « aucune preuve crédible » que les manifestations « étaient devenues incontrôlables » ou constituaient une menace pour la sécurité nationale.
Le témoignage de l’ICE qui s’effondre au procès
Plus dévastateur encore pour l’administration Trump: le témoignage du directeur régional de l’ICE lors du procès de trois jours qui a précédé cette décision finale. Les avocats du gouvernement avaient présenté ce responsable comme témoin clé pour prouver que les manifestations paralysaient les opérations fédérales et justifiaient une intervention militaire. Mais sous le contre-interrogatoire des avocats de l’Oregon, de la Californie et de Portland, son témoignage s’est littéralement désintégré. Il a admis que les agents de l’ICE pouvaient entrer et sortir du bâtiment sans problème majeur. Que les opérations d’expulsion se poursuivaient à leur rythme habituel. Que les manifestants n’avaient jamais tenté d’envahir le bâtiment ou d’attaquer physiquement le personnel. Que les dégâts matériels se limitaient essentiellement à des graffitis et à du vandalisme mineur. Immergut, dans sa décision, qualifie ce témoignage de « peu convaincant » et note que les manifestations avaient seulement « minimalement entravé » les employés fédéraux. En d’autres termes: oui, c’était irritant pour l’ICE d’avoir des manifestants qui criaient devant leur porte tous les jours. Mais une irritation politique ne justifie pas un déploiement militaire. C’est la différence fondamentale entre démocratie et autoritarisme: dans une démocratie, les citoyens ont le droit d’exprimer leur désaccord de manière forte et gênante. L’État doit le tolérer, pas le réprimer par les armes.
La violation du Dixième Amendement
Au-delà de la question spécifique de la « rébellion », Immergut conclut que le déploiement violait le Dixième Amendement de la Constitution — celui qui réserve aux États tous les pouvoirs non explicitement délégués au gouvernement fédéral. La Garde nationale occupe une position unique dans le fédéralisme américain: c’est à la fois une force étatique sous commandement des gouverneurs et une réserve fédérale mobilisable par le président dans des circonstances extraordinaires. Cet équilibre délicat protège la souveraineté des États tout en permettant une réponse nationale aux crises véritables. Mais Trump a brisé cet équilibre en fédéralisant les troupes contre l’opposition explicite des gouverneurs et sans justification d’urgence crédible. Immergut écrit que « les preuves démontrent que ces déploiements, auxquels s’est opposée la gouverneure de l’Oregon et qui n’ont pas été demandés par les responsables fédéraux en charge de la protection du bâtiment de l’ICE, ont dépassé l’autorité du président ». C’est une formulation juridique sobre qui cache une réalité constitutionnelle explosive: un président ne peut pas simplement prendre contrôle des forces militaires d’un État parce qu’il n’aime pas comment ce dernier gère une situation locale. C’est exactement le type d’abus de pouvoir fédéral que le Dixième Amendement était censé prévenir.
L'injonction permanente et ses conséquences immédiates
L’ordre en lettres capitales pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté
Ce qui frappe dans la décision d’Immergut, c’est son ton sans équivoque. Les juges fédéraux écrivent généralement dans un langage juridique sobre et mesuré. Pas cette fois. Immergut écrit en lettres capitales que « CETTE INJONCTION PERMANENTE EST PLEINEMENT EN VIGUEUR ET EN APPLICATION ». C’est l’équivalent juridique de crier pour s’assurer d’être entendu. Elle ne veut laisser aucune place à l’ambiguïté, aucune marge de manœuvre pour que l’administration Trump prétende mal comprendre ou contourner l’ordre. L’injonction est permanente — pas temporaire, pas conditionnelle, pas sujette à révision après quelques semaines. Elle interdit catégoriquement le déploiement de troupes de la Garde nationale à Portland pour la protection du bâtiment de l’ICE. Point final. Bien sûr, Immergut précise dans une note de bas de page que sa décision ne prévient pas le président de tenter de déployer la Garde nationale à l’avenir si une situation véritablement différente se présentait — par exemple, une véritable rébellion ou une catastrophe naturelle où l’aide fédérale serait demandée par l’État. Mais dans les circonstances actuelles, avec les faits tels qu’ils sont, le déploiement est illégal. L’administration doit retirer immédiatement toutes les troupes fédéralisées de Portland.
Les troupes restent sous contrôle fédéral pendant deux semaines
Il y a cependant une complication dans l’exécution immédiate de cette décision. Immergut accorde à l’administration un délai de deux semaines durant lequel les troupes de la Garde nationale restent techniquement sous contrôle fédéral. Pourquoi? Parce que le processus de « dé-fédéralisation » — rendre les troupes à l’autorité des États — nécessite une coordination administrative et logistique complexe. Les soldats doivent être physiquement retirés de Portland, leurs ordres fédéraux doivent être officiellement révoqués, la chaîne de commandement doit être restaurée aux gouverneurs. Ce n’est pas quelque chose qui peut se faire instantanément avec un simple ordre. Donc Immergut accorde ce délai pratique tout en ordonnant que le processus commence immédiatement. La gouverneure Kotek a réagi rapidement, réitérant sa demande que « la Garde nationale soit renvoyée chez elle ». Elle a déclaré: « Cette décision, maintenant la quatrième de ce type, confirme la réalité sur le terrain. L’Oregon ne désire ni ne nécessite d’intervention militaire, et les efforts du président Trump pour fédéraliser la Garde représentent un abus de pouvoir significatif. » C’est la quatrième décision judiciaire contre Trump sur cette question parce que l’administration a systématiquement tenté de contourner les ordres précédents, forçant les plaignants à retourner devant les tribunaux encore et encore.
Le procureur général célèbre une victoire constitutionnelle majeure
Le procureur général de l’Oregon Dan Rayfield, qui a mené la bataille juridique contre l’administration Trump depuis septembre, n’a pas caché sa satisfaction. « La décision d’aujourd’hui est une énorme victoire pour l’Oregon. Les tribunaux tiennent cette administration responsable devant la vérité et l’État de droit », a-t-il déclaré. Rayfield avait averti dès le début que la tentative de Trump de fédéraliser la Garde nationale était inconstitutionnelle et établirait un précédent dangereux si elle était autorisée. Son bureau a produit des centaines de pages de preuves et de témoignages durant le procès de trois jours, démontrant méthodiquement que les conditions légales pour une fédéralisation n’étaient pas remplies. Le procureur général de Californie Rob Bonta a également célébré la décision, soulignant qu’elle protégeait non seulement l’Oregon mais aussi la Californie contre le déploiement illégal de ses propres troupes de la Garde nationale. « La juge nommée par Trump émet une décision finale déclarant que la fédéralisation et le déploiement des troupes de la Garde nationale en Oregon par l’administration Trump étaient illégaux », a écrit Bonta dans un communiqué. L’ironie — une juge Trump bloquant Trump — n’échappait à personne.
Le pattern plus large d'attaques contre les villes démocrates
Chicago également visée par le même stratagème
Portland n’est pas la seule ville visée par cette tactique trumpiste. Chicago a également fait face à une tentative similaire de déploiement militaire fédéral forcé. Là aussi, Trump a décrit la ville comme un champ de bataille urbain nécessitant une intervention militaire. Là aussi, il a tenté de fédéraliser la Garde nationale contre la volonté du gouverneur de l’Illinois. Et là aussi, les tribunaux ont bloqué son action. Le schéma est clair: Trump cible spécifiquement des villes démocrates — Portland, Chicago, San Francisco, New York — qu’il dépeint comme des zones anarchiques contrôlées par des « radicaux de gauche » et nécessitant une main de fer fédérale pour restaurer l’ordre. C’est à la fois une tactique politique — galvaniser sa base en la convainquant que les démocrates détruisent l’Amérique — et une intimidation directe des gouvernements locaux et étatiques qui s’opposent à son agenda. Le message est limpide: si vous résistez à mes politiques, j’enverrai l’armée. C’est exactement le type de tactique employée par les régimes autoritaires pour soumettre les régions dissidentes. Et Trump ne s’en cache même pas.
La militarisation de la politique intérieure
Cette stratégie de déploiement militaire représente une militarisation inquiétante de la politique intérieure américaine. Historiquement, les États-Unis ont maintenu une séparation stricte entre l’armée et l’application de la loi domestique — une norme codifiée dans le Posse Comitatus Act de 1878 qui interdit généralement l’utilisation des forces armées fédérales pour l’application de la loi civile. Cette séparation existe pour des raisons profondes: les militaires sont entraînés pour combattre des ennemis extérieurs avec une force létale, pas pour gérer des protestations civiles ou des désaccords politiques. Quand l’armée entre dans les rues pour « maintenir l’ordre », elle transforme les citoyens en ennemis potentiels et la dissidence politique en menace militaire. C’est une ligne rouge que même les présidents les plus autoritaires des États-Unis avaient hésité à franchir. Trump la franchit avec désinvolture, encore et encore. Il voit les manifestants non comme des citoyens exerçant leurs droits constitutionnels, mais comme des insurgés à réprimer. Et il voit l’armée non comme un outil de défense nationale, mais comme un instrument de domination politique intérieure. Cette vision est fondamentalement incompatible avec la démocratie constitutionnelle américaine.
L’instrumentalisation d’Antifa comme épouvantail
Un élément récurrent dans la rhétorique trumpiste pour justifier ces déploiements militaires est la menace supposée d’Antifa — ce mouvement anti-fasciste décentralisé que Trump et ses alliés ont transformé en organisation terroriste imaginaire. Lors du procès à Portland, les avocats du gouvernement ont affirmé qu’Antifa opérait comme « une entité organisée et cohésive » représentant une menace coordonnée contre le gouvernement fédéral. Immergut, dans sa décision, rejette catégoriquement cette caractérisation. Elle note que les preuves présentées ne démontraient aucune organisation centralisée, aucune hiérarchie de commandement, aucune planification coordonnée du type qui caractériserait une véritable insurrection. Antifa n’est pas une organisation — c’est une idéologie diffuse et un label adopté par divers groupes et individus qui s’opposent au fascisme. Mais Trump a besoin d’un ennemi intérieur clairement identifiable pour justifier ses tactiques autoritaires. Alors il fabrique cet ennemi, transformant des manifestants décentralisés en armée secrète menaçant l’Amérique. C’est une tactique classique des régimes autoritaires: créer un épouvantail terrifiant, puis se présenter comme le seul rempart contre cette menace existentielle. Le fait que la menace soit largement imaginaire n’a aucune importance si suffisamment de gens y croient.
Les réactions politiques prévisiblement polarisées
La Maison-Blanche dénonce une décision égregeuse
La réaction de la Maison-Blanche à la décision d’Immergut a été immédiate et furieuse. Un porte-parole a qualifié l’injonction d’« égregeuse » et d’« obstacle judiciaire à la capacité du président de protéger les installations fédérales et le personnel ». La déclaration affirmait que les tribunaux « s’immiscent » dans des décisions de sécurité nationale qui relèvent exclusivement de la branche exécutive. C’est un argument que l’administration Trump déploie systématiquement quand elle perd devant les tribunaux: les juges n’ont pas le droit de contrôler les décisions présidentielles, surtout en matière de sécurité. C’est une vision de la présidence impériale où l’exécutif opère au-dessus des lois et hors de portée du contrôle judiciaire. Bien sûr, cette vision est totalement incompatible avec la structure constitutionnelle américaine de séparation des pouvoirs. Les tribunaux existent précisément pour vérifier que l’exécutif et le législatif opèrent dans les limites de la loi. Mais Trump et ses alliés rejettent fondamentalement ce concept. Pour eux, quand un juge bloque Trump, ce n’est pas un fonctionnement normal du système de freins et contrepoids — c’est une obstruction partisane, un complot du « Deep State judiciaire ».
Les démocrates célèbrent mais restent vigilants
Du côté démocrate, la décision a été accueillie avec soulagement mais aussi avec vigilance. La sénatrice Elizabeth Warren du Massachusetts a tweeté: « Les tribunaux viennent de dire à Trump ce que nous savions tous: vous ne pouvez pas envoyer l’armée contre des citoyens américains exerçant leurs droits constitutionnels. C’est la démocratie qui fonctionne. » Le représentant Adam Schiff de Californie a averti que « Trump ne s’arrêtera pas ici » et que l’administration fera presque certainement appel de la décision. Schiff a raison d’être prudent. Les avocats du gouvernement ont déjà annoncé durant le procès leur intention de faire appel à la Cour d’appel du Neuvième Circuit à San Francisco — notoirement progressiste et susceptible de confirmer la décision d’Immergut. Mais l’administration pourrait ensuite tenter d’amener l’affaire à la Cour suprême, où la majorité conservatrice 6-3 pourrait être plus réceptive aux arguments de pouvoir exécutif expansif. Les démocrates savent que chaque victoire juridique contre Trump est temporaire et fragile, susceptible d’être renversée au niveau supérieur ou contournée par de nouvelles tactiques.
Les républicains silencieux ou complices
Ce qui est peut-être le plus révélateur, c’est le silence quasi-total des républicains élus face à cette tentative flagrante d’abus de pouvoir présidentiel. À quelques exceptions près — notamment le sénateur Mitt Romney de l’Utah qui a exprimé des « préoccupations constitutionnelles » — les républicains n’ont soit rien dit, soit activement défendu les actions de Trump. Le sénateur Tom Cotton de l’Arkansas a même doublé la mise, affirmant que Trump devrait « ignorer » les décisions judiciaires et déployer les troupes de toute façon parce que « le président a l’autorité constitutionnelle inhérente de protéger les installations fédérales ». C’est un appel ouvert à défier les ordres des tribunaux fédéraux — une position que Cotton n’aurait jamais adoptée si un président démocrate l’avait proposée. Cette hypocrisie partisane révèle combien le Parti républicain s’est transformé en culte de personnalité trumpiste où les principes constitutionnels sont jetables selon les besoins politiques du moment. Défendre les droits des États? Seulement quand les États font ce que Trump veut. Respecter les décisions judiciaires? Seulement quand elles favorisent Trump. Limiter le pouvoir exécutif? Seulement quand c’est un démocrate qui l’exerce. L’incohérence idéologique est totale.
Les précédents historiques inquiétants
Little Rock et la déségrégation forcée
L’histoire américaine a connu des moments où des présidents ont effectivement utilisé les forces fédérales contre la volonté des gouverneurs d’État. Le cas le plus célèbre est Little Rock en 1957, quand le président Eisenhower a fédéralisé la Garde nationale de l’Arkansas et déployé la 101ème division aéroportée pour forcer la déségrégation de Central High School contre l’opposition violente du gouverneur Orval Faubus. Mais il y a une différence fondamentale entre Little Rock et Portland: à Little Rock, Eisenhower agissait pour faire respecter un arrêt de la Cour suprême ordonnant la déségrégation, et pour protéger les droits constitutionnels de citoyens noirs face à une violence raciste organisée. À Portland, Trump tente d’utiliser l’armée pour réprimer l’exercice de droits constitutionnels — le droit de manifester, de protester, de s’exprimer. C’est exactement l’inverse. Eisenhower utilisait la force fédérale pour étendre la liberté et les droits civiques. Trump veut l’utiliser pour restreindre ces mêmes droits. La différence n’est pas juste de degré — c’est de nature fondamentale. Un président qui déploie l’armée pour protéger des droits constitutionnels contre des États récalcitrants est dans son rôle. Un président qui déploie l’armée pour réprimer l’exercice de ces droits est un tyran.
Kent State et la tragédie de la militarisation
Un autre précédent historique pertinent — et terrifiant — est Kent State en 1970. Des manifestations contre la guerre du Vietnam à l’Université Kent State dans l’Ohio ont mené le gouverneur à déployer la Garde nationale sur le campus. La situation a dégénéré quand des gardes nerveux ont ouvert le feu sur des manifestants non armés, tuant quatre étudiants et en blessant neuf autres. Kent State est devenu un symbole national de ce qui peut arriver quand on militarise la réponse aux protestations civiles. Les soldats ne sont pas des policiers. Ils ne sont pas entraînés pour la gestion de foules ou la désescalade de tensions. Ils sont entraînés pour neutraliser des menaces avec une force écrasante. Mettre des soldats face à des manifestants crée une situation où la tragédie devient presque inévitable. C’est précisément pourquoi les normes américaines contre l’utilisation de l’armée pour l’application de la loi domestique existent. Trump, soit ignore cette histoire, soit s’en fiche complètement. Il voit les manifestants comme des ennemis à intimider et l’armée comme l’outil d’intimidation le plus efficace disponible. La possibilité qu’un Kent State moderne se produise — peut-être à Portland, peut-être à Chicago — ne semble pas l’inquiéter le moins du monde.
Les dictatures latino-américaines et les escadrons de la mort
Élargissons la perspective historique au-delà des États-Unis. L’Amérique latine du 20ème siècle a connu de nombreux exemples de régimes qui ont militarisé la répression politique intérieure. En Argentine, au Chili, au Guatemala, au Salvador, des gouvernements autoritaires ont déployé l’armée contre des « subversifs » intérieurs — un terme élastique qui incluait des syndicalistes, des étudiants, des journalistes, des militants des droits humains, essentiellement quiconque critiquait le régime. Les résultats ont été catastrophiques: des dizaines de milliers de « disparus », des escadrons de la mort, la terreur institutionnalisée. Ces régimes justifiaient leurs actions avec une rhétorique de « sécurité nationale » et de lutte contre « l’anarchie » et le « terrorisme » — exactement le langage que Trump utilise maintenant. Évidemment, nous sommes loin de ce niveau de violence systématique aux États-Unis. Mais les patterns précoces sont troublants. Un leader qui désigne ses opposants politiques comme des ennemis intérieurs. Qui décrit des villes entières comme des zones de guerre nécessitant une intervention militaire. Qui contourne les gouverneurs et les autorités locales pour imposer sa volonté par la force. Qui attaque les tribunaux qui le freinent. Ce sont les étapes préliminaires vers quelque chose de beaucoup plus sombre. Et les gens qui disent « ça ne peut pas arriver ici » oublient que ça peut arriver partout si suffisamment de garde-fous sont démantelés.
L'appel inévitable et la bataille juridique à venir
La Cour d’appel du Neuvième Circuit comme prochaine étape
Les avocats du gouvernement fédéral ont clairement annoncé durant le procès leur intention de faire appel de toute décision défavorable à la Cour d’appel du Neuvième Circuit à San Francisco. Cette cour, qui couvre l’Ouest américain incluant l’Oregon et la Californie, est la plus progressiste du système judiciaire fédéral américain — une épine constante dans le pied de l’administration Trump. Le Neuvième Circuit a bloqué de nombreuses initiatives trumpistes durant son premier mandat et continue de le faire maintenant. Il est donc hautement probable que la cour d’appel confirme la décision d’Immergut, peut-être même avec un langage encore plus fort dénonçant l’abus de pouvoir présidentiel. Mais cette victoire au niveau de la cour d’appel ne sera probablement pas la fin de l’affaire. L’administration Trump a démontré à maintes reprises sa volonté de faire appel jusqu’à la Cour suprême sur pratiquement toutes les questions où elle perd aux niveaux inférieurs. Et à la Cour suprême, avec sa majorité conservatrice 6-3 solidement en place, les calculs changent dramatiquement. Les juges conservateurs ont montré une propension à accorder au président une déférence extraordinaire en matière de sécurité nationale et de pouvoir exécutif.
La Cour suprême pourrait-elle renverser et légitimer l’abus?
Le scénario cauchemar pour les défenseurs des libertés civiles serait que la Cour suprême accepte d’entendre l’affaire et renverse les décisions des tribunaux inférieurs, établissant le précédent que le président a effectivement le pouvoir de fédéraliser et déployer la Garde nationale contre la volonté des gouverneurs d’État dans des circonstances bien plus larges que la loi actuelle ne le permet. Une telle décision transformerait fondamentalement l’équilibre fédéral-étatique et donnerait à tous les présidents futurs — pas seulement Trump — un outil extraordinairement puissant pour intimider et réprimer la dissidence politique dans les États et villes contrôlés par l’opposition. Ce n’est pas un scénario purement hypothétique. La Cour suprême conservatrice a déjà démontré sa volonté de bouleverser des précédents établis de longue date — on l’a vu avec Dobbs renversant Roe v. Wade sur l’avortement, avec les décisions démantellant les protections des droits de vote, avec l’expansion agressive des droits du Deuxième Amendement. Les juges conservateurs opèrent selon une philosophie du « pouvoir exécutif unitaire » qui accorde au président une autorité presque illimitée dans son domaine constitutionnel. Portland pourrait devenir le test case pour étendre radicalement ce pouvoir présidentiel dans le domaine de la sécurité intérieure.
Le timing politique avec les élections de mi-mandat 2026
Le timing de cette bataille juridique est également politiquement significatif. Nous sommes maintenant à environ un an des élections de mi-mandat 2026, qui détermineront si les républicains maintiennent leur contrôle du Congrès ou si les démocrates peuvent reprendre une ou les deux chambres. Trump utilise clairement la question de la « loi et l’ordre » dans les villes démocrates comme un thème de campagne central — exactement comme il l’avait fait en 2024. Chaque décision judiciaire bloquant ses tentatives de déploiement militaire lui fournit du matériel de campagne: « Les juges activistes m’empêchent de protéger l’Amérique contre l’anarchie! » Sa base adore ce narratif. Donc même si Trump perd juridiquement, il peut gagner politiquement en mobilisant ses supporters autour de la perception qu’il se bat contre un système corrompu. Inversement, si la Cour suprême finissait par lui donner raison, cela deviendrait un énorme problème de mobilisation pour les démocrates — une menace existentielle crédible de militarisation fédérale contre laquelle se rallier. Dans les deux cas, la bataille juridique de Portland devient un enjeu électoral majeur pour 2026. Et les conséquences de ces midterms détermineront si Trump peut continuer ses abus de pouvoir sans contrôle parlementaire durant les deux dernières années de son mandat.
Conclusion
Voilà donc le résultat de cette bataille constitutionnelle: une juge fédérale — nommée par Trump lui-même — vient de lui dire qu’il a illégalement tenté d’utiliser l’armée contre des citoyens américains. Dans une décision de 106 pages écrite en lettres capitales pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté, Karin Immergut a émis une injonction permanente interdisant le déploiement de la Garde nationale à Portland. Elle a démoli systématiquement chaque argument de l’administration: non, les manifestations ne constituaient pas une rébellion. Non, les opérations fédérales n’étaient pas significativement entravées. Non, le président ne peut pas simplement s’emparer des forces militaires d’un État parce qu’il n’aime pas comment la gouverneure gère une situation locale. Trump a violé le Dixième Amendement, dépassé l’autorité présidentielle, et tenté d’utiliser l’armée comme arme politique contre des villes démocrates. Les gouverneurs de l’Oregon et de la Californie célèbrent cette victoire comme une défense cruciale du fédéralisme et des libertés civiles. Les procureurs généraux qui ont mené cette bataille juridique soulignent que les tribunaux tiennent l’administration « responsable devant la vérité et l’État de droit ».
Mais ne vous y trompez pas: cette guerre est loin d’être terminée. L’administration Trump fera appel, probablement jusqu’à la Cour suprême si nécessaire. Et là, avec une majorité conservatrice 6-3, les calculs deviennent beaucoup plus incertains. Portland n’est qu’une bataille dans une guerre plus large que Trump mène contre les villes et États démocrates — Chicago fait face aux mêmes tentatives de militarisation, tout comme d’autres bastions progressistes. Le pattern est clair et terrifiant: Trump décrit ces villes comme des zones de guerre, invente ou exagère des menaces, puis tente de déployer l’armée pour « restaurer l’ordre ». C’est la militarisation de la politique intérieure, la transformation de la dissidence politique en menace militaire, l’utilisation de l’appareil sécuritaire de l’État contre ses propres citoyens. Ce sont précisément les tactiques qui caractérisent les régimes autoritaires à travers le monde et l’Histoire. Pour l’instant, les tribunaux tiennent bon — une juge nommée par Trump a eu le courage de lui dire non, de défendre la Constitution contre ses abus. Mais combien de juges auront ce courage? Et pour combien de temps le système judiciaire pourra-t-il servir de dernier rempart quand les branches électives du gouvernement ont abdiqué leur responsabilité de surveillance? Ces questions n’ont pas de réponses rassurantes. Nous vivons une expérience en temps réel pour savoir si les institutions démocratiques américaines peuvent survivre à un leader déterminé à les détruire. Portland est un test. Et le résultat final de ce test déterminera l’avenir de la république américaine.