Une PME texane qui fait trembler la Maison Blanche
L’histoire commence avec Learning Resources Inc., une petite entreprise familiale basée à Vernon Hills, dans l’Illinois, qui fabrique des jouets éducatifs pour enfants. Cette société, qui emploie quelques centaines de personnes et réalise des dizaines de millions de dollars de chiffre d’affaires annuel, importe la majorité de ses produits depuis la Chine et d’autres pays asiatiques. Lorsque Trump a imposé ses tarifs massifs au printemps 2025 — 25% sur la Chine, le Mexique et le Canada en février, puis 10% à 50% sur presque tous les autres pays en avril — Learning Resources s’est retrouvée face à une menace existentielle. Les coûts d’importation ont explosé, les marges bénéficiaires se sont effondrées, l’entreprise a dû choisir entre augmenter ses prix et perdre des clients, ou maintenir ses prix et faire faillite. Le 22 avril 2025, Learning Resources a déposé une plainte devant le tribunal fédéral du district de Columbia, arguant que le président Trump n’avait pas l’autorité légale d’imposer ces tarifs sous l’IEEPA. L’entreprise était rejointe par d’autres PME américaines dans une situation similaire, ainsi que par douze États fédérés — dont la Californie, New York, l’Illinois et le Massachusetts — qui estimaient que leurs économies étaient dévastées par ces tarifs arbitraires. Le 29 mai 2025, le juge fédéral a accordé une injonction préliminaire en faveur de Learning Resources, concluant que l’IEEPA n’autorisait pas le président à imposer des tarifs illimités sur les marchandises de presque tous les pays du monde.
Trois tribunaux donnent tort à Trump
Ce n’était pas une décision isolée. En parallèle, une autre affaire progressait devant la Cour du commerce international, un tribunal fédéral spécialisé dans les questions douanières. Dans l’affaire Trump v. V.O.S. Selections, un groupe de petites entreprises américaines — dont des importateurs de vin, des fabricants de vêtements, des distributeurs de produits électroniques — avait également contesté l’autorité légale de Trump. Le 28 mai 2025, la Cour du commerce international a statué en faveur des entreprises, concluant que l’IEEPA ne donnait pas au président le pouvoir d’imposer des tarifs de cette ampleur. Trump a fait appel de cette décision devant la Cour d’appel du circuit fédéral, mais le 29 août 2025, cette juridiction supérieure a confirmé le jugement initial par un vote de 7 contre 4. Les juges ont invoqué la doctrine des « questions majeures », un principe juridique récemment réaffirmé par la Cour suprême elle-même, qui stipule que lorsque le Congrès délègue des pouvoirs d’une « vaste importance économique et politique », il doit « s’exprimer clairement ». Or, l’IEEPA ne mentionne nulle part les mots « tarifs » ou « droits de douane ». La loi permet au président de bloquer des transactions financières, de geler des avoirs, de restreindre les investissements étrangers en cas d’urgence nationale. Mais peut-elle être interprétée comme autorisant des tarifs commerciaux mondiaux ? Trois tribunaux ont répondu non. Et maintenant, la Cour suprême doit trancher.
Un recours accéléré devant la Cour suprême
Face à ces défaites judiciaires successives, l’administration Trump a demandé un recours accéléré devant la Cour suprême. Normalement, une affaire doit passer par tous les niveaux d’appel avant d’atteindre la plus haute juridiction du pays. Mais étant donné l’importance économique et politique de cette question, Trump a sollicité un traitement d’urgence. Le 9 septembre 2025, la Cour suprême a accepté d’entendre l’affaire et a consolidé les deux procédures — Learning Resources v. Trump et Trump v. V.O.S. Selections — en un seul dossier. L’audience orale s’est tenue le 5 novembre 2025, moins de deux mois après l’acceptation du dossier, un calendrier exceptionnellement rapide pour la Cour suprême. Pendant deux heures, les avocats des deux camps ont présenté leurs arguments devant les neuf juges. D. John Sauer, le Solicitor General de l’administration Trump, a défendu l’interprétation large de l’IEEPA, affirmant que la loi donnait au président une autorité discrétionnaire pour réagir rapidement aux urgences économiques nationales, y compris par l’imposition de tarifs. Les avocats de Learning Resources et des États contestataires ont rétorqué que cette interprétation transformait le président en législateur, lui permettant de contourner le Congrès sur des questions économiques majeures, en violation de la Constitution qui attribue au Congrès le pouvoir de réglementer le commerce international.
Les arguments juridiques et la doctrine des questions majeures
Que dit vraiment l’IEEPA ?
L’International Emergency Economic Powers Act a été adopté par le Congrès en 1977, dans le contexte de la guerre froide, pour donner au président des outils rapides de réaction face aux menaces économiques étrangères. La loi permet au président de déclarer une urgence nationale et, dans ce cadre, de bloquer des transactions financières, de geler des avoirs de gouvernements ou d’entités étrangères, de restreindre les investissements, de contrôler les importations et exportations de certains biens stratégiques. Depuis son adoption, l’IEEPA a été invoquée des dizaines de fois par différents présidents — pour imposer des sanctions contre l’Iran, geler les avoirs de dictateurs, bloquer des transactions avec des organisations terroristes, restreindre les investissements chinois dans des secteurs sensibles. Mais jamais, jusqu’à Trump, un président n’avait utilisé l’IEEPA pour imposer des tarifs douaniers généralisés sur la quasi-totalité des importations américaines. La question juridique centrale est donc : l’IEEPA autorise-t-elle ce type d’action ? Le texte de la loi énumère plusieurs pouvoirs présidentiels, mais ne mentionne pas explicitement les « tarifs » ou les « droits de douane ». Il parle de « réguler », de « prohiber », de « restreindre » les importations. L’administration Trump argue que ces termes sont suffisamment larges pour inclure les tarifs. Les opposants rétorquent que si le Congrès avait voulu donner au président le pouvoir d’imposer des tarifs, il l’aurait écrit clairement.
La doctrine des questions majeures comme obstacle
C’est ici qu’intervient la doctrine des « questions majeures », un principe juridique développé par la Cour suprême ces dernières années et qui est devenu l’un des outils principaux des juges conservateurs pour limiter le pouvoir de l’exécutif. Cette doctrine stipule que lorsqu’une agence gouvernementale ou le président prétend exercer un pouvoir d’une importance économique ou politique exceptionnelle, le Congrès doit avoir autorisé ce pouvoir de manière explicite et claire. Autrement dit, on ne peut pas déduire des pouvoirs extraordinaires de formulations vagues ou générales. La Cour suprême a appliqué cette doctrine dans plusieurs affaires récentes pour annuler des réglementations fédérales jugées trop ambitieuses. Par exemple, elle a invalidé le moratoire de l’administration Biden sur les expulsions de locataires pendant la pandémie, arguant que le Congrès n’avait pas clairement autorisé les Centers for Disease Control à prendre une telle mesure. Elle a également annulé le plan de remise de dette étudiante de Biden, estimant que le Congrès n’avait pas explicitement donné au président le pouvoir d’effacer des centaines de milliards de dollars de dettes. Maintenant, cette même doctrine pourrait être utilisée contre Trump. Car imposer des tarifs sur presque tous les pays du monde, générer plus de 200 milliards de dollars de revenus tarifaires annuels, restructurer complètement les flux commerciaux américains, affecter des millions d’entreprises et de consommateurs — c’est indéniablement une « question majeure ». Et l’IEEPA n’autorise pas clairement cette action.
La séparation des pouvoirs constitutionnels en jeu
Au-delà de l’interprétation de l’IEEPA, il y a une question constitutionnelle fondamentale : qui a le pouvoir de réglementer le commerce international ? L’article 1, section 8 de la Constitution américaine attribue au Congrès le pouvoir de « réguler le commerce avec les nations étrangères ». C’est une prérogative législative, pas exécutive. Historiquement, ce sont les membres du Congrès qui votent les lois tarifaires, qui négocient les accords commerciaux, qui définissent les politiques d’importation et d’exportation. Le président peut proposer des mesures, mais c’est le Congrès qui décide. Trump, en invoquant l’IEEPA, prétend contourner cette séparation des pouvoirs. Il affirme qu’en cas d’urgence nationale, il peut agir unilatéralement sans l’approbation du Congrès. Mais les opposants rétorquent que les « urgences nationales » invoquées par Trump sont fabriquées. En février 2025, Trump a déclaré une urgence nationale pour imposer des tarifs de 25% sur la Chine, le Mexique et le Canada, citant le trafic de drogue comme justification. Mais le trafic de drogue n’est pas une nouvelle menace, il existe depuis des décennies. En avril 2025, Trump a déclaré une deuxième urgence nationale pour imposer des tarifs de 10% à 50% sur presque tous les pays, affirmant que le déficit commercial américain constituait une « menace extraordinaire et inhabituelle ». Mais là encore, le déficit commercial existe depuis des décennies et n’a jamais été considéré comme une urgence justifiant des pouvoirs présidentiels extraordinaires. Les critiques accusent Trump d’abuser de la notion d’urgence pour s’arroger des pouvoirs que la Constitution réserve au Congrès.
Les enjeux économiques colossaux d'une décision contre Trump
Plus de 200 milliards de dollars de revenus tarifaires en jeu
Les implications financières d’une décision de la Cour suprême contre Trump sont vertigineuses. Selon les données du Trésor américain, le gouvernement fédéral a collecté plus de 213 milliards de dollars de revenus tarifaires entre janvier et septembre 2025, incluant des records mensuels de plus de 31 milliards de dollars en août et septembre. Ces chiffres représentent une augmentation massive par rapport aux années précédentes, où les revenus tarifaires oscillaient entre 40 et 80 milliards de dollars par an. Les tarifs de Trump ont transformé les douanes américaines en une machine à cash, générant des revenus comparables à certains impôts fédéraux. Le Congressional Budget Office estime que les tarifs instaurés entre janvier et mai 2025 réduiront les déficits fédéraux de 2 800 milliards de dollars sur la prochaine décennie. D’autres analyses, comme celle de la Tax Foundation, projettent des revenus à long terme d’environ 2 200 milliards de dollars, ou 1 600 milliards après comptabilisation de la réduction des échanges commerciaux et du ralentissement de la croissance économique. Trump lui-même a affirmé que les revenus tarifaires serviraient à financer des chèques de 2 000 dollars pour chaque Américain et à réduire la dette nationale de 38 000 milliards de dollars. Mais si la Cour suprême déclare ces tarifs inconstitutionnels, toute cette structure financière s’effondre.
Des remboursements qui pourraient atteindre 3 000 milliards de dollars
Trump a averti le 10 novembre 2025, dans un message sur Truth Social, qu’une décision défavorable de la Cour suprême pourrait déclencher un « dénouement » économique dépassant 3 000 milliards de dollars, qualifiant cela d’« événement de sécurité nationale insurmontable » qui serait « dévastateur pour l’avenir de notre pays — possiblement non soutenable ». Ce chiffre de 3 000 milliards correspond à l’estimation haute des revenus tarifaires que le gouvernement prévoit de collecter sur une décennie. Mais il inclut également les remboursements potentiels que le gouvernement devrait effectuer si les tarifs sont déclarés illégaux. En droit américain, lorsqu’un tribunal déclare qu’une taxe ou un tarif a été collecté illégalement, le gouvernement est tenu de rembourser les sommes perçues aux entreprises qui ont payé. Cela signifie que les entreprises américaines qui ont versé des milliards de dollars en tarifs depuis janvier 2025 pourraient demander des remboursements complets. Les procédures judiciaires pour obtenir ces remboursements prendraient des années et créeraient un chaos administratif monumental. Le Trésor américain devrait débourser des sommes colossales alors que le budget fédéral est déjà en déficit massif. Et les entreprises étrangères qui ont supporté indirectement le coût des tarifs — en réduisant leurs prix pour rester compétitives sur le marché américain — pourraient également réclamer des compensations, bien que leurs chances de succès soient plus limitées.
L’impact sur le budget fédéral et le déficit
Au-delà des remboursements directs, une décision contre Trump forcerait le gouvernement fédéral à revoir complètement son budget. Les prévisions budgétaires pour les années 2026 à 2035 intègrent les revenus tarifaires comme une source de financement majeure. Si ces revenus disparaissent, le Congrès devra soit augmenter d’autres impôts, soit réduire drastiquement les dépenses, soit accepter une explosion du déficit fédéral. Or, le déficit américain est déjà à des niveaux historiquement élevés, dépassant 1 800 milliards de dollars par an. Ajouter 200 à 300 milliards de dollars de déficit supplémentaire chaque année pourrait déclencher une crise de confiance sur les marchés financiers, augmenter les coûts d’emprunt du gouvernement, et forcer des coupes budgétaires dans des programmes essentiels comme la sécurité sociale, Medicare, la défense nationale, ou l’éducation. Les républicains, qui contrôlent le Congrès, seraient placés devant un choix impossible : soutenir Trump en refusant de combler le trou budgétaire, au risque d’une crise fiscale ; ou se retourner contre Trump en adoptant de nouvelles taxes ou en réduisant les dépenses, au risque de perdre le soutien de leur base électorale. Les démocrates, de leur côté, pourraient exploiter cette situation pour exiger des concessions politiques en échange de leur soutien à des mesures budgétaires d’urgence. Le résultat serait une paralysie politique prolongée, exactement ce dont les États-Unis n’ont pas besoin en ce moment.
L'audience du 5 novembre et les signaux des juges
Six juges sceptiques sur neuf
L’audience orale du 5 novembre 2025 devant la Cour suprême a révélé des signaux inquiétants pour l’administration Trump. Selon les observateurs juridiques présents dans la salle, six des neuf juges — y compris certains conservateurs nommés par des présidents républicains — se sont montrés sceptiques à l’égard de la thèse gouvernementale. Les questions posées par le juge en chef John Roberts, par le juge Brett Kavanaugh et par le juge Amy Coney Barrett suggèrent qu’ils sont préoccupés par les implications d’une acceptation large de l’autorité présidentielle sous l’IEEPA. Roberts, en particulier, a interrogé le Solicitor General sur les limites potentielles de cette autorité : si le président peut imposer des tarifs illimités en invoquant une urgence économique, quelles autres mesures pourrait-il prendre ? Pourrait-il nationaliser des industries entières ? Pourrait-il imposer des contrôles de prix ? Pourrait-il geler les comptes bancaires de citoyens américains ? Sauer a tenté de rassurer la Cour en affirmant que l’IEEPA contenait des limites implicites et que le président ne pouvait agir que dans le cadre d’une urgence nationale réelle. Mais cette réponse n’a pas convaincu les juges, qui ont souligné que Trump avait déclaré des urgences nationales pour des situations qui existaient depuis des décennies et qui n’avaient rien d’urgent. Kavanaugh a également évoqué la doctrine des questions majeures, demandant si l’imposition de tarifs globaux ne constituait pas précisément le type de décision économique majeure qui requiert une autorisation explicite du Congrès.
Les juges conservateurs pris en tenaille
Les juges conservateurs de la Cour suprême se retrouvent dans une position délicate. D’un côté, ils sont généralement favorables à un exécutif fort et ont soutenu Trump dans de nombreux dossiers depuis son retour à la Maison Blanche. D’un autre côté, ils ont également développé une jurisprudence stricte sur la séparation des pouvoirs et sur les limites de l’autorité administrative. La doctrine des questions majeures, qu’ils ont eux-mêmes créée et renforcée ces dernières années, pourrait maintenant se retourner contre Trump. Accepter la thèse de l’administration sur l’IEEPA reviendrait à affaiblir cette doctrine, à créer une exception pour le président alors qu’ils ont refusé des exceptions pour les agences administratives. Cela créerait également un précédent dangereux pour l’avenir : un futur président démocrate pourrait invoquer l’IEEPA pour imposer des mesures économiques radicales — par exemple, déclarer une urgence climatique et imposer des taxes carbone massives sur les importations, ou déclarer une urgence de santé publique et imposer des restrictions sur certains produits alimentaires ou pharmaceutiques. Les juges conservateurs sont conscients de ce risque et semblent réticents à donner au président un pouvoir aussi étendu. Mais d’un autre côté, annuler les tarifs de Trump créerait un chaos économique immédiat et affaiblirait considérablement le président, ce qui pourrait avoir des répercussions politiques majeures. Les juges conservateurs doivent donc choisir entre leurs principes juridiques et leurs affinités politiques, un dilemme qui n’est jamais confortable.
Les juges progressistes unis dans l’opposition
Du côté progressiste de la Cour, les trois juges — Sonia Sotomayor, Elena Kagan et Ketanji Brown Jackson — sont clairement opposés à la thèse de Trump. Leurs questions lors de l’audience ont été acerbes, pointant les contradictions et les faiblesses de l’argumentation gouvernementale. Jackson, en particulier, a critiqué ce qu’elle perçoit comme un « abus grave de notre docket d’urgence », une référence au fait que l’administration Trump multiplie les demandes de traitement accéléré devant la Cour suprême pour contourner les décisions défavorables des tribunaux inférieurs. Sotomayor a souligné que accepter la thèse de Trump reviendrait à vider de son sens la clause constitutionnelle qui attribue au Congrès le pouvoir de réguler le commerce international. Kagan a questionné la notion même d’« urgence nationale » invoquée par Trump, demandant si un déficit commercial qui existe depuis quarante ans pouvait vraiment être qualifié d’urgence. Les trois juges progressistes voteront presque certainement contre Trump. La question est donc de savoir combien de juges conservateurs se joindront à elles pour former une majorité. Si les six juges qui se sont montrés sceptiques lors de l’audience votent effectivement contre Trump, la décision serait un camouflet humiliant pour le président, avec un vote de 6 contre 3, voire 7 contre 2 ou 8 contre 1 si d’autres juges conservateurs rejoignent l’opposition.
Les précédents historiques et les batailles de Trump contre les juges
Une administration en conflit permanent avec le judiciaire
L’affaire des tarifs n’est que le dernier épisode d’un conflit permanent entre l’administration Trump et le pouvoir judiciaire. Depuis son retour à la Maison Blanche en janvier 2025, Trump a été confronté à des dizaines de défaites judiciaires sur une multitude de dossiers : immigration, environnement, droits civiques, politiques sociales, relations avec le Congrès. Selon le Shadow Docket Tracker du Brennan Center, la Cour suprême a émis 23 décisions d’urgence concernant des actions de l’administration Trump depuis le 20 janvier 2025, dont 20 ont été favorables à l’administration, au moins partiellement. Mais ces chiffres masquent une réalité plus complexe. Dans de nombreux cas, la Cour suprême a accordé des suspensions temporaires d’injonctions de tribunaux inférieurs, mais n’a pas encore tranché sur le fond des affaires. Autrement dit, Trump a gagné du temps, mais pas nécessairement les batailles juridiques elles-mêmes. Et dans certains dossiers majeurs — comme l’abolition de la citoyenneté par le droit du sol, les expulsions vers des pays tiers, ou maintenant les tarifs douaniers — les défaites s’accumulent. Trump a réagi à ces défaites avec une agressivité sans précédent, attaquant publiquement les juges, les accusant de partisanerie, appelant à leur destitution, refusant parfois de se conformer immédiatement à leurs décisions.
Les attaques contre le juge Boasberg et la destitution avortée
Un exemple particulièrement frappant de cette confrontation est l’affaire du juge James Boasberg, un magistrat fédéral de Washington DC qui a émis plusieurs décisions défavorables à l’administration Trump sur des questions d’immigration et de transparence gouvernementale. En avril 2025, Boasberg a ordonné au gouvernement de produire des documents sur les opérations de raids anti-immigration, suspectant que l’administration cachait des preuves d’abus et de violations des droits constitutionnels. Plutôt que de se conformer à cette décision, le gouvernement a attaqué le juge lui-même, l’accusant dans des documents judiciaires de pratiquer « une micro-gestion digressive ayant pris le pas sur l’examen des questions juridiques ». La porte-parole de la Maison Blanche, Karoline Leavitt, est allée plus loin, qualifiant Boasberg de « militant démocrate » dont l’épouse aurait donné « plus de 10 000 dollars » au parti démocrate. Et à la Chambre des représentants, le député texan Brandon Gill a lancé, à l’incitation de Trump, une procédure pour destituer Boasberg au motif qu’il « avait tenté de s’emparer du pouvoir de l’exécutif et d’interférer avec la volonté du peuple ». Cette tentative de destitution a échoué, mais elle a envoyé un message glaçant aux juges fédéraux : si vous vous opposez à Trump, vous serez attaqués personnellement, votre intégrité sera mise en doute, votre carrière sera menacée. C’est une attaque frontale contre l’indépendance du judiciaire, un pilier fondamental de la démocratie américaine.
Trump menace de ne pas respecter une décision défavorable
La question qui obsède maintenant les observateurs juridiques et politiques est la suivante : si la Cour suprême déclare les tarifs inconstitutionnels, Trump se conformera-t-il à cette décision ? Historiquement, les présidents américains ont toujours respecté les décisions de la Cour suprême, même lorsqu’elles allaient à l’encontre de leurs politiques. C’est un principe fondamental de l’État de droit : le pouvoir exécutif est soumis au pouvoir judiciaire, et les décisions des tribunaux doivent être respectées. Mais Trump a déjà montré, à plusieurs reprises, son mépris pour ce principe. En 2022, alors qu’il n’était pas encore président, il avait appelé à « mettre fin » à la Constitution dans sa croisade pour inverser les résultats de l’élection présidentielle de 2020. En 2025, il a refusé de se conformer immédiatement à plusieurs injonctions de tribunaux fédéraux, arguant qu’elles étaient « illégales » ou « politiquement motivées ». Il a également multiplié les déclarations affirmant que les juges n’ont pas l’autorité de contrôler le pouvoir exécutif dans certains domaines, notamment la sécurité nationale et le commerce international. Si la Cour suprême annule ses tarifs, Trump pourrait prétendre que cette décision menace la sécurité économique des États-Unis et refuser de l’appliquer, déclenchant ainsi une crise constitutionnelle majeure. Les conséquences seraient imprévisibles : le Congrès pourrait lancer une procédure de destitution, les gouverneurs d’États pourraient refuser de coopérer avec le gouvernement fédéral, les entreprises et les citoyens ne sauraient plus quelles règles respecter, et la confiance dans les institutions démocratiques s’effondrerait complètement.
Les alternatives de Trump si la Cour suprême tranche contre lui
Invoquer une nouvelle loi d’urgence
Si la Cour suprême déclare que l’IEEPA n’autorise pas les tarifs de Trump, le président dispose de plusieurs options pour maintenir sa politique commerciale. La première serait d’invoquer une autre loi d’urgence. Il existe plusieurs statuts fédéraux qui donnent au président des pouvoirs d’urgence dans différents domaines. Par exemple, la Section 232 du Trade Expansion Act de 1962 permet au président d’imposer des tarifs sur des importations qui menacent la sécurité nationale. Trump a déjà utilisé cette section lors de son premier mandat pour imposer des tarifs sur l’acier et l’aluminium. Il pourrait tenter de l’utiliser à nouveau, en arguant que la dépendance américaine aux importations chinoises dans des secteurs stratégiques — semi-conducteurs, terres rares, produits pharmaceutiques — constitue une menace pour la sécurité nationale. Cependant, cette option est limitée : la Section 232 ne peut s’appliquer qu’à des produits spécifiques qui ont un lien clair avec la sécurité nationale, pas à l’ensemble des importations. Une autre option serait la Section 301 du Trade Act de 1974, qui permet au président d’imposer des tarifs en représailles contre des pratiques commerciales déloyales d’autres pays. Trump a déjà utilisé cette section pour cibler la Chine sur les questions de propriété intellectuelle. Mais là encore, l’application est limitée à des situations spécifiques et ne permet pas d’imposer des tarifs globaux sur tous les pays. En réalité, aucune autre loi ne donne au président l’autorité étendue que Trump prétend avoir sous l’IEEPA.
Demander au Congrès d’adopter de nouvelles lois tarifaires
La deuxième option serait de passer par le Congrès. Si la Cour suprême déclare que le président ne peut pas imposer des tarifs unilatéralement sans autorisation législative claire, alors la solution constitutionnelle serait que le Congrès adopte une nouvelle loi autorisant explicitement ces tarifs. Les républicains contrôlent actuellement la Chambre des représentants et le Sénat, ce qui pourrait faciliter l’adoption d’une telle législation. Cependant, cette approche présente plusieurs obstacles. Premièrement, tous les républicains ne soutiennent pas les tarifs de Trump. De nombreux sénateurs républicains, issus d’États agricoles ou industriels qui dépendent des exportations, sont opposés à une guerre commerciale qui pourrait provoquer des représailles contre les produits américains. En octobre 2025, le Sénat a adopté trois résolutions visant à annuler les déclarations d’urgence nationale utilisées par Trump pour imposer des tarifs, un vote largement symbolique mais révélateur de fractures au sein du parti républicain. Deuxièmement, même si le Congrès adoptait une loi autorisant les tarifs, elle devrait probablement inclure des limitations, des mécanismes de contrôle, des clauses de temporalité que Trump trouverait inacceptables. Le Congrès ne donnerait pas au président un chèque en blanc. Troisièmement, l’adoption d’une telle loi prendrait des mois, pendant lesquels les tarifs existants seraient suspendus, créant une incertitude économique massive et permettant aux importations de reprendre, ce qui minerait toute la stratégie de Trump.
Négocier des accords bilatéraux avec chaque pays
Une troisième option serait d’abandonner l’approche unilatérale et de négocier des accords bilatéraux avec chaque pays individuellement. C’est d’ailleurs ce que de nombreux experts en commerce international recommandent depuis le début. Plutôt que d’imposer des tarifs généralisés de manière arbitraire, Trump pourrait négocier avec chaque partenaire commercial — Canada, Mexique, Chine, Union européenne, Japon, Corée du Sud, et cetera — pour obtenir des concessions spécifiques sur des questions commerciales précises. Cette approche serait conforme au droit international, respecterait les accords commerciaux existants comme l’USMCA (l’accord commercial nord-américain renégocié lors du premier mandat de Trump), et permettrait d’obtenir des résultats concrets sans déclencher une guerre commerciale mondiale. Cependant, cette approche est beaucoup plus lente, plus complexe, et moins spectaculaire que les déclarations d’urgence unilatérales. Elle nécessiterait de la diplomatie, de la patience, des compromis — des qualités que Trump n’a jamais particulièrement valorisées. De plus, certains pays pourraient refuser de négocier sous la menace des tarifs, exigeant d’abord que Trump retire ses mesures avant d’engager des discussions. Et pendant ce temps, les revenus tarifaires sur lesquels le budget fédéral compte disparaîtraient, créant le chaos fiscal que Trump cherche justement à éviter.
Les implications internationales et les réactions des partenaires commerciaux
Le Canada et le Mexique retiennent leur souffle
Les partenaires commerciaux des États-Unis observent cette bataille judiciaire avec une attention fébrile. Le Canada et le Mexique, qui ont été frappés par des tarifs de 25% en février 2025, ont déjà menacé de représailles massives si ces mesures restaient en place. Le gouvernement canadien a préparé une liste de produits américains — du bois d’œuvre aux produits agricoles en passant par les automobiles — qui seraient soumis à des contre-tarifs si la situation n’est pas résolue. Le Mexique a adopté une stratégie similaire, tout en cherchant à diversifier ses relations commerciales vers l’Amérique latine, l’Europe et l’Asie pour réduire sa dépendance aux États-Unis. Les deux pays ont également déposé des plaintes auprès de l’organe de règlement des différends de l’USMCA, arguant que les tarifs de Trump violent cet accord commercial. Si la Cour suprême annule les tarifs, le Canada et le Mexique pousseront un soupir de soulagement et chercheront à normaliser rapidement leurs relations commerciales avec les États-Unis. Mais si la Cour maintient les tarifs, les deux pays n’auront d’autre choix que d’imposer des représailles, déclenchant une spirale de guerre commerciale nord-américaine qui pourrait dévaster les économies des trois pays. L’USMCA, censé garantir la stabilité des relations commerciales en Amérique du Nord, deviendrait lettre morte.
La Chine utilise la bataille juridique comme levier diplomatique
La Chine, de son côté, observe cette bataille avec un mélange de satisfaction et de calcul stratégique. Pékin a été frappé par des tarifs massifs — initialement 25%, puis augmentés à 50% sur certains produits — et a riposté avec ses propres contre-tarifs sur les produits agricoles américains, les avions Boeing, les semi-conducteurs et d’autres biens. Mais la Chine a également adopté une stratégie plus subtile : plutôt que d’escalader la guerre commerciale, elle attend patiemment que le système judiciaire américain fasse le travail à sa place. Les dirigeants chinois ont publiquement déclaré que les tarifs de Trump étaient « illégaux et unilatéraux », et ils citent maintenant les décisions des tribunaux américains pour valider leur position. Si la Cour suprême annule les tarifs, la Chine présentera cela comme une victoire diplomatique majeure, une preuve que même le système américain reconnaît l’illégalité des actions de Trump. Pékin utilisera cette décision pour renforcer sa position dans les négociations commerciales internationales, pour rallier d’autres pays à sa vision d’un ordre commercial multilatéral fondé sur des règles, et pour affaiblir la crédibilité américaine sur la scène mondiale. À l’inverse, si la Cour maintient les tarifs, la Chine intensifiera probablement ses contre-mesures, cherchant à infliger le maximum de douleur économique aux États-Unis pour forcer Trump à négocier. Dans les deux cas, la Chine sort gagnante de cette confrontation.
L’Union européenne prépare des scénarios multiples
L’Union européenne, qui a également été touchée par les tarifs de Trump — bien que dans une moindre mesure que la Chine, le Canada ou le Mexique — prépare plusieurs scénarios en fonction de la décision de la Cour suprême. Si les tarifs sont annulés, l’UE cherchera à renforcer ses liens commerciaux avec les États-Unis, proposant des négociations pour un accord commercial transatlantique qui éliminerait progressivement les barrières tarifaires et réglementaires. Si les tarifs sont maintenus, l’UE imposera des contre-tarifs ciblés sur des produits américains emblématiques — whisky du Kentucky, motos Harley-Davidson, produits agricoles de districts républicains — pour maximiser la pression politique sur Trump. Bruxelles a également déposé une plainte auprès de l’Organisation mondiale du commerce, arguant que les tarifs américains violent les règles du commerce international. Mais l’OMC est actuellement paralysée par le refus américain de nommer de nouveaux juges à son organe d’appel, ce qui rend toute procédure judiciaire internationale inefficace. L’Europe explore donc des alliances alternatives, renforçant ses liens commerciaux avec l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine pour compenser la perte potentielle du marché américain. À long terme, la bataille tarifaire de Trump pourrait accélérer le découplage économique entre les États-Unis et le reste du monde, affaiblissant la position dominante de l’Amérique dans le système commercial global.
Conclusion
Nous sommes à un tournant historique. Dans les prochaines semaines, peut-être même avant la fin de novembre 2025, la Cour suprême des États-Unis rendra une décision qui pourrait changer la face de l’économie américaine et redéfinir les limites du pouvoir présidentiel. Si les neuf juges déclarent que Trump n’avait pas l’autorité légale d’imposer des tarifs massifs sous l’IEEPA, les conséquences seront vertigineuses : jusqu’à 3 000 milliards de dollars de revenus tarifaires évaporés, des remboursements massifs aux entreprises, un trou béant dans le budget fédéral, l’effondrement de la stratégie économique trumpiste, et potentiellement une crise constitutionnelle si le président refuse de se conformer à la décision. Mais même si la Cour maintient les tarifs, les États-Unis seront confrontés à une guerre commerciale mondiale prolongée, à des représailles de dizaines de pays, à un ralentissement économique, et à une érosion continue de leur crédibilité internationale. Il n’y a pas de solution facile, pas de sortie propre de cette impasse. Trump s’est enfermé dans une logique dont il ne peut sortir sans perdre la face, et la Cour suprême doit maintenant choisir entre sauver le président ou sauver les principes constitutionnels. Les signaux de l’audience du 5 novembre suggèrent que les juges pencheront vers la Constitution, vers la séparation des pouvoirs, vers les limites de l’autorité exécutive. Mais rien n’est certain jusqu’à la décision finale.
Cette affaire dépasse largement les considérations techniques de droit commercial ou d’interprétation législative. C’est une bataille pour l’âme de la démocratie américaine, pour la question de savoir si le président est au-dessus des lois ou soumis à elles, si les urgences nationales peuvent être invoquées de manière arbitraire pour contourner le Congrès, si les tribunaux ont encore le pouvoir de limiter l’exécutif. Les réponses à ces questions détermineront non seulement le sort des tarifs de Trump, mais aussi la nature de la présidence américaine pour les générations futures. Si Trump parvient à imposer sa vision d’un exécutif tout-puissant, capable d’agir unilatéralement sans contrôle législatif ou judiciaire, alors la séparation des pouvoirs — ce pilier fondamental de la Constitution américaine — aura subi un coup fatal. Si la Cour suprême résiste et réaffirme les limites constitutionnelles du pouvoir présidentiel, alors il y a encore de l’espoir pour l’État de droit. Mais même dans ce scénario, les dégâts sont déjà considérables : la confiance dans les institutions est érodée, les normes démocratiques sont affaiblies, les partenaires internationaux sont aliénés. La décision de la Cour suprême ne résoudra pas tous ces problèmes. Elle ne fera que déterminer si nous continuons à glisser vers l’autoritarisme, ou si nous trouvons encore la force de nous ressaisir.