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Les ordonnances d’urgence sans explication

L’une des critiques les plus sévères formulées par Wolf et ses collègues juges concerne la pratique de plus en plus courante de la Cour suprême d’émettre des ordonnances d’urgence non signées qui annulent des décisions de tribunaux inférieurs sans fournir de justification détaillée. Historiquement, ces ordonnances — connues sous le nom de « shadow docket » (registre de l’ombre) — étaient rares, réservées à des situations véritablement urgentes. Mais depuis le retour de Trump au pouvoir en janvier 2025, leur utilisation a explosé. Dans une douzaine d’interviews accordées à NBC News en septembre, des juges fédéraux nommés par des présidents de tous bords ont décrit un schéma troublant. Un juge de district émet une injonction préliminaire bloquant une action de l’administration Trump — par exemple, un ordre exécutif sur l’immigration ou des tarifs douaniers. Le juge prend le temps d’analyser méticuleusement la loi, d’examiner les précédents, de rédiger une décision argumentée de dizaines de pages. L’administration Trump fait appel à la Cour suprême.

Et là, en quelques jours, parfois en quelques heures, la Cour suprême émet une ordonnance d’urgence de quelques paragraphes — souvent non signée, parfois avec une seule phrase d’explication — qui annule la décision du juge inférieur et permet à Trump de continuer sa politique. Ces ordonnances ne créent pas de précédent officiel, mais elles envoient un message clair : la Cour suprême soutient Trump, peu importe ce que disent les tribunaux inférieurs. Dix des douze juges interrogés par NBC ont déclaré que la Cour suprême devrait fournir des explications plus claires pour ces décisions. Actuellement, les juges de district se retrouvent dans une position impossible. Ils doivent respecter les décisions de la Cour suprême, mais ils ne comprennent pas toujours quel précédent appliquer ou quelle direction suivre, parce que les ordonnances d’urgence ne contiennent aucune analyse juridique substantielle. Un juge a déclaré : « Les juges dans les tranchées ont besoin, et ont droit, à des orientations bien motivées et claires. Aujourd’hui, des décisions radicales arrivent à une vitesse fulgurante avec une explication minimale. »

Le silence du juge en chef Roberts

Le juge en chef John Roberts, qui a historiquement défendu l’indépendance et la dignité de la branche judiciaire, a été étrangement silencieux face aux attaques répétées de Trump contre les juges fédéraux. Trump a qualifié des juges de « monstres », de « radicaux de gauche », de « criminels », de « traîtres ». Il a suggéré leur destitution, leur poursuite, leur emprisonnement. Il a publié leurs noms sur Truth Social, encourageant ainsi ses partisans à les harceler. Et les données sont alarmantes : à la mi-juin 2025, le Service des marshals américains avait enregistré plus de 400 menaces contre près de 300 juges — un chiffre supérieur à l’ensemble de l’année 2022. Certaines de ces menaces incluent du doxxing, la publication d’adresses personnelles, des appels à la violence. Un juge a confié à NBC qu’il vit maintenant dans la peur, qu’il sursaute chaque fois que quelqu’un frappe à sa porte.

Face à cette escalade terrifiante, Roberts a émis quelques déclarations générales sur l’importance de l’indépendance judiciaire, mais il a soigneusement évité de critiquer nommément Trump ou son administration. Plusieurs juges interrogés par NBC ont exprimé leur frustration face à ce silence. « Le juge en chef ne peut pas servir de porte-parole public contre l’administration tout en remplissant simultanément ses fonctions de décision dans des affaires impliquant cette administration », a déclaré l’un d’eux, reconnaissant le dilemme de Roberts. Mais d’autres estiment que ce dilemme n’est qu’une excuse. « Il doit choisir », a affirmé un autre juge. « Soit il défend le système judiciaire et accepte que cela puisse affecter la perception de son impartialité dans certains cas, soit il reste silencieux et laisse Trump détruire la légitimité de tous les tribunaux, y compris la Cour suprême elle-même. » Pour l’instant, Roberts semble avoir choisi le silence. Et ce silence, selon Wolf et ses collègues, est une forme de complicité.

Une majorité conservatrice qui protège Trump

La composition actuelle de la Cour suprême — six juges conservateurs contre trois juges progressistes — explique en partie ce phénomène. Trois de ces six conservateurs ont été nommés par Trump lui-même : Neil Gorsuch, Brett Kavanaugh et Amy Coney Barrett. Bien qu’ils soient censés être indépendants une fois confirmés, il est difficile d’ignorer le fait qu’ils doivent leur siège au président qu’ils sont maintenant censés contrôler. Dans plusieurs affaires récentes, cette majorité conservatrice a systématiquement favorisé l’administration Trump. En novembre 2025, la Cour a entendu des arguments sur l’utilisation par Trump de la loi sur les pouvoirs économiques d’urgence pour imposer des tarifs massifs sans approbation du Congrès. Plusieurs juges ont semblé sceptiques lors des audiences orales, mais beaucoup d’observateurs s’attendent à ce qu’ils finissent par statuer en faveur de Trump, ou du moins qu’ils retardent suffisamment la décision pour lui permettre de continuer sa politique pendant des mois.

Dans l’affaire des allocations SNAP discutée dans un autre article, la juge Ketanji Brown Jackson a accordé un sursis administratif temporaire permettant à Trump de bloquer les paiements — une décision qui a choqué de nombreux défenseurs des droits civiques. Même les juges progressistes semblent parfois hésiter à s’opposer frontalement à l’administration. Cette dynamique crée un environnement où Trump sait qu’il peut pousser les limites, défier les tribunaux inférieurs, ignorer les ordonnances judiciaires — parce qu’au final, la Cour suprême le couvrira. C’est exactement ce que Wolf dénonce. La Cour suprême, dit-il, n’est plus un arbitre impartial. Elle est devenue un bouclier protégeant Trump des conséquences de ses actions inconstitutionnelles. Et cette transformation, si elle se confirme, marquera la fin de la séparation des pouvoirs telle que nous la connaissons.

Six contre trois. Ça semble si abstrait, si mathématique. Mais derrière ces chiffres, il y a des vies, des droits, des libertés. Et quand ces six personnes décident, encore et encore, de protéger un homme plutôt que de défendre la Constitution… à quel moment est-ce qu’on arrête d’appeler ça une cour de justice et qu’on commence à l’appeler ce que c’est vraiment ? Un instrument politique déguisé en institution sacrée.

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