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Un porte-avions nucléaire comme message de guerre

L’USS Gerald R. Ford n’est pas un simple bateau de guerre. C’est une forteresse flottante, un symbole de la puissance américaine qui défie toute logique militaire traditionnelle. Long de 337 mètres, capable d’accueillir plus de 4 500 marins et aviateurs, équipé des technologies les plus avancées en matière de catapultage électromagnétique et de systèmes de combat intégrés, ce porte-avions représente à lui seul une force de frappe supérieure à celle de nombreuses nations. Quand il entre dans une zone maritime, ce n’est pas une simple présence militaire — c’est une déclaration de guerre potentielle. Le communiqué du Southcom, le commandement américain pour l’Amérique latine et les Caraïbes, a confirmé le 16 novembre que le groupe aéronaval Ford avait officiellement pénétré dans sa zone de responsabilité, rejoignant ainsi les forces déjà en place, notamment un groupe amphibie et une unité embarquée de Marines. La formulation est froide, bureaucratique, presque anodine. Mais dans les coulisses des ministères de la Défense régionaux, cette annonce a provoqué des sueurs froides.

Le Ford transporte quatre escadrilles complètes d’avions de combat F/A-18E Super Hornet — des chasseurs-bombardiers capables de frapper des cibles terrestres avec une précision chirurgicale, ou d’engager des combats aériens à haute intensité. Il est escorté par trois destroyers lance-missiles de classe Arleigh Burke, chacun armé de systèmes Aegis permettant de traquer simultanément des dizaines de cibles aériennes, navales ou sous-marines. Ce déploiement massif fait suite à l’annonce du 24 octobre par le Pentagone, lorsque le secrétaire à la Défense Pete Hegseth avait ordonné au Ford de quitter la Méditerranée pour se diriger vers l’Amérique du Sud. À l’époque, le porte-avions était tranquillement amarré en Croatie, sur les rives de l’Adriatique. Quelques semaines plus tard, des observateurs maritimes basés à Gibraltar l’ont photographié traversant le détroit pour entrer dans l’Atlantique. Destination : les Caraïbes. Mission officielle : « soutenir l’ordre du président de démanteler les organisations criminelles transnationales et de contrer le narcoterrorisme en défense de la patrie », selon les termes du Southcom. Mission réelle ? Faire plier Maduro, par la menace ou par la force.

Un déploiement sans précédent dans la région

Jamais depuis des décennies les États-Unis n’avaient concentré autant de puissance militaire dans les Caraïbes. Selon l’analyse du USNI News Fleet Tracker, le déploiement actuel représente près de 20% de l’ensemble des navires de guerre américains actuellement en opération à travers le monde. C’est colossal. C’est disproportionné. C’est effrayant. En temps normal, la région ne voit passer que quelques patrouilleurs de la Garde côtière, des frégates légères engagées dans des missions anti-drogue de routine, ou des navires d’entraînement. Mais depuis août 2025, c’est une véritable armada qui s’est installée au large du Venezuela : destroyers, croiseurs, sous-marins d’attaque, navires amphibies transportant des Marines prêts à débarquer, bombardiers stratégiques B-52 stationnés dans les bases aériennes de Porto Rico, et maintenant le joyau de la couronne, le porte-avions Ford lui-même. Ce déploiement dépasse en ampleur ce qui avait été mobilisé lors de la crise des missiles cubains en 1962, ou pendant l’invasion du Panama en 1989.

Les analystes militaires sont unanimes : cette concentration de forces ne sert pas uniquement à intercepter des bateaux de narcotrafiquants. « Le premier objectif, on peut l’accomplir en théorie sans groupe aéronaval », expliquait James Holmes, expert en stratégie navale. « Mais j’ai du mal à imaginer comment la puissance maritime pourrait accomplir le second objectif, avec ou sans porte-avions. » Le « second objectif », c’est évidemment le renversement de Maduro. Et pour cela, il faut bien plus que des frappes en mer. Il faut une capacité de projection de force terrestre, une domination aérienne totale, une logistique capable de soutenir une opération prolongée. Le Ford apporte tout cela. Avec ses 75 aéronefs embarqués, il peut lancer des raids aériens soutenus pendant des semaines, frapper des infrastructures militaires vénézuéliennes, neutraliser les défenses antiaériennes, et préparer le terrain pour une éventuelle invasion. Tout est en place. Il ne manque plus que l’ordre présidentiel.

Les frappes meurtrières se multiplient dans l’indifférence

Pendant que le Ford approche des Caraïbes, les opérations létales continuent dans un silence médiatique troublant. Le 10 novembre, une nouvelle frappe américaine a détruit un bateau soupçonné de transporter de la drogue, tuant les quatre personnes à bord. Aucune preuve n’a été fournie concernant la nature exacte de la cargaison. Aucune enquête indépendante n’a été autorisée. Juste une déclaration laconique du Pentagone confirmant « l’élimination d’une cible liée au trafic de stupéfiants ». Cette frappe porte à au moins 80 le nombre de morts depuis le début de cette campagne militaire non déclarée. Vingt assauts. Vingt et un navires coulés. Pas de prisonniers. Pas de procès. Juste des explosions dans la nuit, des corps engloutis par les vagues, et un communiqué de presse le lendemain. C’est une guerre secrète menée en pleine lumière, une série d’exécutions extrajudiciaires déguisées en opérations anti-drogue.

Washington justifie ces frappes en évoquant la lutte contre le Tren de Aragua, ce gang vénézuélien que l’administration Trump a désigné comme organisation terroriste étrangère. Selon les autorités américaines, ce groupe criminel serait responsable de la violence et du trafic de drogue qui ravagent certaines villes des États-Unis. Quatre des bateaux détruits auraient, selon Washington, des liens avec le Venezuela — bien que là encore, aucune preuve tangible n’ait été rendue publique. Les Nations Unies s’inquiètent. Les organisations de défense des droits humains dénoncent des violations flagrantes du droit international. Mais rien ne ralentit la machine de guerre américaine. Chaque semaine, de nouvelles frappes. Chaque semaine, de nouveaux morts. Et maintenant, avec le Ford en position, les frappes pourraient ne plus se limiter aux embarcations en haute mer. Elles pourraient viser des installations portuaires, des bases militaires, des dépôts de carburant, voire des cibles gouvernementales à Caracas.


Je me souviens d’une époque où les guerres se déclaraient officiellement, où les parlements votaient, où les peuples étaient consultés. Aujourd’hui, on coule des bateaux dans l’indifférence générale, on accumule des cadavres sans rendre de comptes, et on appelle ça « lutte contre le narcoterrorisme ». Quelle époque troublante. Quelle dérive vertigineuse.

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