Un record sanglant qui efface une décennie
Quarante exécutions. Quarante êtres humains supprimés par l’État américain entre janvier et octobre 2025, un chiffre qui dépasse largement les vingt-cinq de l’année précédente. Ce nombre glacial n’avait pas été atteint depuis 2015, et pourtant nous n’avons pas encore terminé l’année. Neuf autres condamnés attendent leur tour avant le réveillon, portant le total potentiel à des sommets inégalés depuis des décennies. La Floride seule, sous la férule du gouverneur Ron DeSantis, fidèle lieutenant trumpiste, a exécuté quatorze personnes en 2025. Quatorze. Plus qu’aucun autre gouverneur de l’histoire récente de cet État en une seule année. L’Arizona, le Missouri, l’Oklahoma, la Caroline du Sud et le Texas complètent ce cortège funèbre, transformant la justice américaine en machine à tuer industrielle et efficace.
Des méthodes dignes d’un autre siècle
Mais c’est la méthode qui glace le sang encore davantage. Vingt-et-une injections létales, certes, la routine habituelle de la mort administrée cliniquement. Mais trois exécutions par inhalation d’azote, cette technique nouvelle que des experts de l’ONU ont immédiatement qualifiée de torture, où le condamné suffoque lentement dans une agonie prolongée. Et deux exécutions par peloton d’exécution en Caroline du Sud, les premières depuis 2010 aux États-Unis. Le peloton. Les fusils. Le sang. Trump lui-même aurait évoqué en privé son enthousiasme pour les pelotons d’exécution, les pendaisons, voire la guillotine. Nous sommes entrés dans l’ère du spectacle punitif, où la mort ne suffit plus, elle doit être mise en scène, ritualisée, transformée en avertissement public pour ceux qui oseraient défier l’autorité.
L’ordre exécutif du premier jour
Le 20 janvier 2025, jour de son investiture, Trump a signé un décret présidentiel ordonnant la relance de la peine capitale aux niveaux fédéral et étatique. Un seul jour. Quelques heures après avoir prêté serment, sa première priorité n’était ni l’économie, ni la diplomatie, ni même l’immigration. C’était la mort. Il a ordonné à sa procureure générale, Pam Bondi, de rechercher agressivement la peine fédérale de mort dans tous les cas possibles, d’assister les États dans leurs exécutions, de remplir à nouveau les couloirs de la mort fédéraux. Il a même promis publiquement d’exécuter tous les meurtriers de Washington D.C., où il contrôle directement la justice locale. Le message est limpide: sous Trump, l’État tue, et il tue beaucoup, vite, ostensiblement.
Je me souviens de ces images floues des années quatre-vingt, ces reportages clandestins filmés au Salvador où des corps apparaissaient chaque matin sur les bas-côtés, torturés, mutilés, abandonnés comme déchets. On appelait ça les escadrons de la mort. On pensait que c’était loin, que c’était l’Amérique latine, que c’était une autre époque. Mais aujourd’hui, lorsque je vois quarante exécutions en dix mois, lorsque j’entends parler de pelotons d’exécution réactivés, je reconnais cette même logique: l’État qui tue pour terroriser, pour soumettre, pour rappeler qui détient le monopole ultime de la violence. La différence, c’est qu’aujourd’hui ça se passe aux États-Unis, en pleine lumière, légalement, constitutionnellement. C’est propre. C’est codifié. Mais le résultat est identique: des corps qui tombent pour maintenir un ordre.
Les unités paramilitaires de la Garde nationale
Le décret d’août qui a tout changé
Le 25 août 2025, Trump a franchi une ligne que même ses prédécesseurs les plus autoritaires n’avaient jamais osé approcher. Par décret exécutif, il a ordonné au secrétaire à la Défense Pete Hegseth de créer des unités spécialisées au sein de la Garde nationale de chaque État, spécifiquement formées et équipées pour gérer les troubles de l’ordre public. Ces unités ne seraient plus seulement des forces de réserve intervenant en cas de catastrophe naturelle, elles deviendraient des instruments permanents de contrôle domestique, prêtes à être déployées en moins de vingt-quatre heures n’importe où sur le territoire américain. Le décret ordonne la création d’une force de réaction rapide nationale, une sorte d’armée intérieure mobile, capable d’intervenir simultanément dans plusieurs villes, contournant ainsi l’autorité traditionnelle des gouverneurs sur leurs propres gardes nationales.
Washington D.C., laboratoire de l’occupation militaire
La capitale américaine est devenue le terrain d’expérimentation privilégié de cette nouvelle doctrine. Trump contrôle directement la Garde nationale du District de Columbia, privilège unique qui ne s’applique à aucun État. Il en a profité pleinement. Des centaines de soldats patrouillent désormais les rues de Washington, masqués, lourdement armés, créant une atmosphère que même les résidents les plus anciens comparent à une occupation militaire. Plus de sept cent mille habitants de D.C. vivent maintenant sous un régime où l’armée, et non la police civile, maintient l’ordre. Les chars sont apparus dans les avenues. Des checkpoints contrôlent certains quartiers. L’administration justifie tout cela par la lutte contre le crime, mais les statistiques criminelles de D.C. ne justifient absolument pas un tel déploiement. C’est autre chose. C’est l’exhibition du pouvoir, la normalisation de la présence militaire, l’accoutumance progressive à vivre sous surveillance armée.
La Californie envahie malgré son gouverneur
Puis est venu le moment le plus choquant: le déploiement en Californie. Pour la première fois depuis 1965, la Garde nationale a été activée sans le consentement du gouverneur d’un État. Gavin Newsom, gouverneur démocrate de Californie, a publiquement déclaré que ce déploiement était inutile et dangereux, qu’il « jetait de l’huile sur le feu ». Trump a ignoré cette opposition. Sept cents membres d’un bataillon d’infanterie de marine ont rejoint la Garde nationale en Californie, avec des règles d’engagement floues, sans supervision claire. L’Oregon a suivi. Deux cents gardes nationaux placés sous contrôle fédéral et envoyés à Portland malgré l’opposition du gouverneur. L’administration Trump a prétendu que Portland était ravagée par la guerre, affirmation grotesque et mensongère qui ne trompe personne, mais qui sert de prétexte légal pour cette prise de contrôle militaire des territoires rebelles.
C’est là que mon estomac se noue vraiment. Quand un président peut envoyer l’armée dans un État contre la volonté de son gouverneur élu, nous ne sommes plus dans une république fédérale, nous sommes dans quelque chose d’autre. J’ai étudié les coups d’État en Amérique latine pendant mes années d’université, fasciné et horrifié par la facilité avec laquelle des démocraties s’effondraient. Ça commençait toujours pareil: un leader charismatique qui invoquait l’urgence, le chaos, la nécessité de l’ordre. Puis venaient les militaires. Puis venait la suspension progressive des contre-pouvoirs. Je ne dis pas que nous en sommes là. Pas encore. Mais ces sept cents Marines en Californie, cette Garde nationale fédéralisée contre la volonté des gouverneurs, c’est un franchissement de Rubicon. Une fois que le précédent est établi, une fois que personne ne l’arrête, ça devient la nouvelle normalité.
La rhétorique de l'invasion et de l'ennemi intérieur
Le décret du premier jour sur l’invasion frontalière
Dès le 20 janvier, Trump a signé un décret déclarant une « invasion » à la frontière sud, terme juridique précis qui lui permet d’invoquer des pouvoirs militaires exceptionnels. Ce n’est pas une métaphore, c’est un dispositif légal. En déclarant l’invasion, le président s’autorise à utiliser « toutes les options disponibles » pour que l’armée surveille la frontière, contournant ainsi les restrictions du Posse Comitatus Act qui interdit normalement aux forces armées d’agir comme police sur le territoire américain. Des terres frontalières ont été converties en propriétés fédérales à usage militaire par décrets des 11 avril et 1er mai, permettant ainsi de poursuivre pénalement pour intrusion criminelle toute personne traversant la frontière, y compris les demandeurs d’asile légalement protégés par les conventions internationales.
Chicago, San Francisco, New York: les prochaines cibles
Mais Trump ne s’arrête pas à la frontière. Il a publiquement menacé de déployer ses forces militarisées à Chicago, San Francisco et New York, villes démocrates dirigées par des maires opposés à son agenda. Lors d’une conférence de presse, il a déclaré que ses troupes étaient « prêtes à aller n’importe où » avec « moins de vingt-quatre heures » de préavis. Il a ajouté, révélateur: « Nous pourrions attendre qu’ils demandent de l’aide, ou nous pourrions simplement procéder et le faire, ce qui est probablement ce que nous devrions faire. » Cette phrase seule résume tout. L’aide n’est pas offerte, elle est imposée. Le consentement local n’est plus nécessaire. Trump a explicitement mentionné vouloir reproduire le « modèle de D.C. » à Chicago, utilisant les statistiques criminelles comme justification, alors même que les experts soulignent que ces chiffres ne justifient aucunement une intervention militaire.
Les raids de l’ICE transformés en opérations de guerre
Les raids de l’Immigration and Customs Enforcement (ICE) ont pris une tournure militaire inédite. Des agents masqués, équipés comme des soldats en zone de combat, mènent des opérations qui ressemblent davantage à des assauts qu’à des arrestations administratives. À Los Angeles, lorsque des manifestants ont protesté contre ces raids, Trump a immédiatement déployé des troupes pour réprimer les protestations. Pas pour maintenir l’ordre, pour réprimer. Le vocabulaire compte. Les images de tanks dans les rues de Los Angeles ont choqué le monde entier, mais pour l’administration Trump, c’était une démonstration de force nécessaire. Le message: toute opposition sera écrasée par la force militaire si nécessaire.
Le flou juridique délibéré de la Loi sur l’Insurrection
Derrière toutes ces manœuvres plane la menace de l’Insurrection Act, cette loi archaïque qui permet au président de déployer l’armée active sur le territoire américain pour faire respecter les lois fédérales. L’administration Trump a explicitement indiqué qu’elle envisageait d’invoquer cette loi, notamment concernant les opérations à la frontière sud. Le Pentagone et le Département de la Sécurité intérieure n’ont pas soutenu une mesure aussi drastique, mais Trump maintient la pression, laissant planer l’ambiguïté. Cette incertitude juridique est délibérée: elle permet de tester les limites, de normaliser progressivement des actions qui auraient été impensables il y a cinq ans, de créer un climat où personne ne sait vraiment ce qui est légal ou non, ce qui est autorisé ou franchement inconstitutionnel.
Il y a cette technique qu’utilisaient les régimes autoritaires d’Amérique latine dans les années soixante-dix: le flou. Ne jamais clarifier complètement qui a le pouvoir de faire quoi. Maintenir tout le monde dans l’incertitude. Les gouverneurs ne savent pas s’ils peuvent refuser. Les juges ne savent pas s’ils peuvent bloquer. Les citoyens ne savent pas s’ils ont le droit de manifester sans risquer une intervention militaire. Cette incertitude est une arme en soi. Elle paralyse. Elle décourage. Elle normalise l’impensable par petites doses acceptables. Trump maîtrise cette technique à la perfection. Il ne déclare jamais franchement la loi martiale, il la glisse progressivement, décret par décret, déploiement par déploiement, jusqu’à ce que nous réalisions un jour que nous y sommes déjà, sans avoir jamais franchi de ligne rouge identifiable.
Les échos sanglants d'Amérique latine
Le Plan Condor et ses méthodes exportées
Les escadrons de la mort d’Amérique latine n’étaient pas des accidents historiques, c’étaient des systèmes organisés. Le Plan Condor, opération coordonnée entre les dictatures militaires du Cône Sud dans les années soixante-dix et quatre-vingt, utilisait des escadrons paramilitaires pour éliminer toute opposition politique. Ces méthodes provenaient directement des techniques de guerre contre-révolutionnaire développées par l’armée française après l’Indochine et l’Algérie, puis transmises aux militaires latino-américains avec l’appui de la CIA. Les officiers argentins ont formé le Bataillon 3-16 au Honduras, unité spécialisée dans l’enlèvement, la torture et l’assassinat qui a opéré des années soixante-dix jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix. Au Salvador, des groupes paramilitaires comme la Main Blanche, l’Union Guerrière Blanche, la Phalange et l’Armée Secrète Anticommuniste ont multiplié les assassinats politiques, tuant notamment l’archevêque Oscar Romero en 1980.
Guatemala: quand les militaires deviennent criminels d’État
Le Guatemala offre peut-être l’exemple le plus glaçant de ce que deviennent les escadrons de la mort lorsqu’ils s’institutionnalisent. Pendant la guerre civile, ces groupes paramilitaires ont fait au moins cent cinquante mille victimes civiles, populations entières massacrées parce que soupçonnées de soutenir les guérillas de gauche. Après la fin officielle du conflit, les anciens militaires se sont organisés en bandes criminelles pour éviter toute justice transitionnelle. Ils ont assassiné l’évêque Juan José Gerardi Conedera sur ordre d’un commandant de base militaire, simple parce qu’il documentait les crimes de guerre. Comme l’a souligné le politologue Edgar Gutierrez, ces groupes « étaient mus par une ambition plus vaste: le contrôle de l’État et de l’économie ». Les officiers de renseignement de la dictature sont devenus des infiltrés de la criminalité organisée au sein même de l’appareil d’État. La violence n’était plus seulement répressive, elle était devenue économique, structurelle, permanente.
Les trente mille disparus argentins
En Argentine, les escadrons de la mort ont perfectionné la technique de la disparition forcée. Trente mille Argentins ont simplement disparu entre 1976 et 1983, enlevés de leurs domiciles, torturés dans des centres clandestins, souvent jetés vivants depuis des avions au-dessus de l’océan. Leurs corps n’ont jamais été retrouvés. Leurs familles n’ont jamais eu de réponses. C’était la terreur absolue: ne pas savoir si votre fils, votre frère, votre mère était mort ou vivant, torturé quelque part ou déjà assassiné. Cette technique avait un but précis: empêcher tout deuil, tout témoignage, toute preuve judiciaire future. Les victimes devenaient des fantômes, des non-personnes, effacées administrativement avant d’être effacées physiquement. Les méthodes incluaient la torture électrique, les viols systématiques, les vols d’enfants de prisonnières enceintes, ces bébés ensuite donnés à des familles militaires. L’horreur était systématique, bureaucratique, industrielle.
Quand j’écris ces lignes sur les trente mille disparus argentins, je ressens cette nausée familière qui m’accompagne depuis que j’ai commencé à documenter les dérives trumpistes. Parce que les parallèles sont là, visibles, troublants. Trump n’a pas encore fait disparaître trente mille personnes, évidemment. Mais il a créé l’infrastructure qui le permettrait. Il a normalisé l’idée que certaines personnes sont des ennemis intérieurs. Il a militarisé la réponse à la dissidence. Il a placé des unités paramilitaires sous son contrôle direct, contournant les autorités locales. Tous les éléments sont en place. Il ne manque que le dernier franchissement, celui qui transforme la menace en réalité. Et je me demande chaque jour si nous le verrons venir, si nous saurons le reconnaître, ou si comme les Argentins de 1976, nous nous réveillerons un matin en réalisant que c’était déjà arrivé.
L'effondrement des contre-pouvoirs
Des gouverneurs impuissants face au fédéral
Les gouverneurs Gavin Newsom de Californie et Tina Kotek d’Oregon ont publiquement dénoncé les déploiements militaires fédéraux dans leurs États. Ils ont intenté des procès. Ils ont mobilisé leurs administrations pour résister. Et pourtant, les troupes sont arrivées quand même. Cette impuissance des autorités étatiques face au pouvoir fédéral militarisé révèle l’effondrement du fédéralisme américain tel qu’il était compris constitutionnellement. Traditionnellement, la Garde nationale opère sous l’autorité des gouverneurs sauf circonstances exceptionnelles nécessitant une mobilisation fédérale. Trump a transformé l’exception en règle. Il fédéralise la Garde nationale au moindre prétexte, invoquant des crises qui n’existent pas, créant des urgences de toutes pièces pour justifier des pouvoirs extraordinaires. Les gouverneurs se retrouvent à gérer des forces militaires sur leur territoire qu’ils ne contrôlent plus, responsables devant leurs citoyens de maintenir l’ordre mais privés des moyens de le faire selon leurs propres jugements.
Un Congrès silencieux et complice
Le Congrès américain, censé représenter le pouvoir législatif capable de contrebalancer l’exécutif, reste largement silencieux. Les républicains, contrôlant la majorité, soutiennent quasi-unanimement les initiatives trumpistes. Trump a même déclaré publiquement qu’il proposerait au Congrès de formaliser le rôle élargi de la Garde nationale, ajoutant cyniquement: « Je pense que les démocrates vont en fait soutenir cela. » Cette phrase révèle sa stratégie: présenter des mesures autoritaires comme bipartisanes, normaliser l’exceptionnel en le faisant passer par les canaux législatifs habituels. Certains démocrates, effrayés par les statistiques criminelles amplifiées par les médias conservateurs, pourraient effectivement céder. Cette capitulation progressive du législatif face à l’exécutif reproduit exactement le schéma des démocraties latino-américaines qui ont basculé vers les dictatures militaires: d’abord la peur, puis la législation d’exception, puis l’irréversible.
Des tribunaux dépassés par la vitesse des décrets
Le système judiciaire, dernier rempart théorique, peine à suivre le rythme des décrets trumpistes. Les juges fédéraux ont bloqué certaines initiatives, certes, mais Trump signe tellement de décrets exécutifs, avec des formulations juridiques si ambiguës, que les tribunaux sont submergés. De plus, la Cour Suprême, désormais solidement conservatrice avec trois juges nommés par Trump lui-même, a montré une tendance inquiétante à valider des interprétations expansives du pouvoir présidentiel. Les experts juridiques notent que l’ordre exécutif d’août sur la Garde nationale est volontairement flou sur les lignes de commandement, sur les conditions de déploiement, sur les règles d’engagement. Ce flou n’est pas un défaut, c’est une stratégie. Il faudra des années de litiges pour clarifier ces questions, et pendant ce temps, les déploiements continuent, créant des précédents factuels qui deviennent difficiles à défaire juridiquement.
Une opinion publique fracturée et fatiguée
Peut-être le plus troublant est la réaction de l’opinion publique américaine. Une partie significative des électeurs trumpistes applaudit ces mesures, y voyant enfin un président qui « fait le ménage », qui « rétablit l’ordre », qui « protège les Américains ». Les sondages montrent un soutien majoritaire parmi les républicains pour l’expansion de la peine de mort et le déploiement militaire dans les « villes dangereuses ». L’autre partie de l’opinion, horrifiée, manifeste, proteste, mais semble progressivement épuisée par le flot incessant de crises et de transgressions. Cette fatigue démocratique est exactement ce que les régimes autoritaires recherchent: une population trop fatiguée pour résister à chaque nouvelle transgression, acceptant progressivement comme normale une situation qui aurait provoqué des révoltes massives si elle était apparue brutalement. Trump ne fait pas un coup d’État, il fait mille petits coups d’État quotidiens, chacun insuffisant pour déclencher une insurrection, mais collectivement transformateurs de la nature même du régime.
Je suis fatigué. Voilà, je l’admets. Je documente ces dérives depuis des mois maintenant, article après article, et je sens cette lassitude qui s’installe. C’est exactement ce qu’ils veulent. Nous submerger. Nous épuiser. Faire en sorte que chaque nouvelle horreur semble moins choquante que la précédente parce que nous n’avons plus l’énergie d’être choqués. Quarante exécutions? On s’indigne une journée puis on passe à autre chose. La Garde nationale en Californie? Un cycle médiatique, puis l’oubli. C’est cette accumulation qui tue la démocratie, pas un événement unique dramatique. Juste la lente érosion de nos capacités d’indignation, jusqu’à ce que nous acceptions tout simplement parce que résister demande trop d’énergie. Et je refuse. Je refuse cette fatigue. Mais bon sang, qu’elle est difficile à combattre.
La construction narrative de l'ennemi
Les immigrants comme invasion existentielle
Trump a bâti son empire politique sur la déshumanisation des immigrants, les transformant narrativement en invasion, en infestation, en menace existentielle pour la civilisation américaine. Cette rhétorique n’est pas accidentelle, c’est une construction délibérée qui permet de justifier n’importe quelle réponse, aussi disproportionnée soit-elle. Une fois que vous avez convaincu une partie de la population qu’ils font face à une invasion, le déploiement militaire devient logique. La suspension des protections légales devient nécessaire. La violence d’État devient défensive. C’est exactement la logique utilisée par les dictatures latino-américaines qui qualifiaient toute opposition de « subversion communiste » ou « d’infiltration étrangère ». Le langage crée la réalité politique, il fabrique le consentement pour des mesures qui seraient autrement rejetées comme barbares.
Les villes démocrates comme zones de non-droit
Chicago, Portland, San Francisco, New York: ces villes sont systématiquement décrites par Trump et ses médias alliés comme des zones de guerre, des territoires perdus où le chaos règne. Les statistiques sont manipulées, les incidents isolés amplifiés, les images recyclées pour créer une impression de collapse sociétal. Cette construction narrative sert un but précis: légitimer l’intervention fédérale militarisée malgré l’opposition des autorités locales. Si Portland est « ravagée par la guerre » comme Trump l’affirme, alors évidemment l’armée doit intervenir. Peu importe que Portland ne soit pas du tout ravagée par la guerre, que ses taux de criminalité soient stables, que ses habitants vivent normalement. La narration prime sur la réalité. C’est une technique de propagande classique: créer une crise fictive pour justifier une réponse réelle qui sert d’autres objectifs, en l’occurrence la soumission des bastions démocrates résistants.
La criminalité comme justification universelle
Tout est ramené à la criminalité. L’immigration? Des criminels qui envahissent. Les sans-abri? Des criminels qui occupent. Les manifestants? Des criminels qui perturbent. Cette réduction de toute question sociale complexe à une question criminelle permet de court-circuiter tout débat sur les causes profondes, sur les solutions alternatives, sur les dimensions économiques ou structurelles. Si tout est criminalité, alors la seule réponse est la répression. La militarisation devient évidente. L’expansion carcérale et la peine de mort deviennent logiques. Trump a même ordonné au Département du Logement et du Développement Urbain d’enquêter sur la non-conformité aux exigences de prévention du crime par l’Autorité du Logement de D.C., transformant ainsi la politique du logement social en outil de contrôle sécuritaire. Tout devient prétexte à surveillance, à intervention, à coercition.
J’ai grandi dans un Québec où la question sociale était toujours centrale. La pauvreté, le chômage, l’exclusion: on les abordait comme des problèmes collectifs nécessitant des solutions collectives. Regarder les États-Unis criminaliser systématiquement chaque problème social me donne l’impression de voir une société qui a perdu toute capacité d’introspection, toute compassion, toute imagination politique au-delà de la matraque et de la cellule. Et ce qui me terrifie vraiment, c’est la contagion. Ces logiques traversent les frontières. Quand Trump normalise la criminalisation absolue, quand il montre qu’on peut gagner électoralement avec ce discours, d’autres suivront. Déjà, je vois ces réflexes ici, au Québec, au Canada, cette tendance à répondre « police » à chaque malaise social. Nous ne sommes pas immunisés. Nous ne sommes jamais immunisés.
Vers une Amérique militarisée permanente
Les villes comme terrains d’entraînement militaire
Trump a déclaré devant des hauts responsables militaires que les troupes devraient utiliser les villes américaines comme « terrains d’entraînement » pour l’armée. Cette phrase seule devrait glacer le sang. Les villes ne sont pas des champs de bataille, ce sont des espaces de vie citoyenne. Les utiliser comme terrains d’entraînement militaire transforme fondamentalement la relation entre l’État et ses citoyens. Nous devenons l’ennemi potentiel contre lequel l’armée s’entraîne. Nos quartiers deviennent des décors de simulation de guerre urbaine. Cette militarisation de l’espace civil n’est pas temporaire, elle est conçue pour être permanente. Les unités spécialisées de la Garde nationale créées par le décret d’août ne sont pas des mesures d’urgence, elles sont des structures pérennes, financées, entraînées, maintenues en état d’alerte constant.
Le budget militaire dépassant mille milliards de dollars
Pour soutenir cette militarisation, le budget de la défense américaine a franchi la barre symbolique des mille milliards de dollars annuels. Plus d’un trillion dépensé chaque année pour maintenir la machine militaire, alors que les programmes sociaux sont systématiquement réduits, que la diplomatie est démantelée, que l’aide internationale est coupée. L’administration Trump a transformé les charrues en épées, comme l’a noté un observateur, concentrant les ressources nationales sur la capacité de projection de force, tant à l’étranger qu’à l’intérieur. Ce budget colossal finance notamment les nouvelles unités de la Garde nationale, leur équipement militaire de pointe, leur entraînement spécialisé en contrôle des foules et gestion des troubles civils. C’est un investissement à long terme dans l’infrastructure de la répression domestique.
L’expansion militaire internationale comme complément
Cette militarisation domestique s’accompagne d’une expansion militaire internationale agressive. L’administration Trump continue d’armer le gouvernement israélien malgré les accusations de génocide à Gaza. Elle a bombardé le Yémen, intensifié les frappes en Somalie, déclenché une guerre contre l’Iran. Cette double militarisation, intérieure et extérieure, crée une société perpétuellement en état de guerre, où la logique militaire supplante progressivement toute autre forme de pensée politique. Les soldats rentrent des guerres étrangères pour patrouiller les rues américaines. Les tactiques développées en Irak et Afghanistan sont appliquées à Chicago et Portland. Les frontières entre guerre extérieure et maintien de l’ordre intérieur s’effacent complètement, créant ce qu’on pourrait appeler un État de sécurité totale où tout territoire, qu’il soit domestique ou étranger, est potentiellement un champ de bataille nécessitant une réponse militaire.
Il y a ce concept en sciences politiques: le militarisme total, quand une société ne peut plus penser autrement qu’en termes militaires. Chaque problème devient une guerre: guerre contre la drogue, guerre contre le crime, guerre contre l’immigration, guerre contre le terrorisme. Et une fois que tout est guerre, alors tout justifie des moyens guerriers. Je vois l’Amérique basculer complètement dans ce paradigme sous Trump. Mille milliards de dollars pour l’armée. Des unités paramilitaires dans chaque État. Des villes transformées en terrains d’entraînement. Des exécutions publiques comme spectacle punitif. Ce n’est plus une démocratie avec une armée, c’est une armée avec des institutions démocratiques résiduelles, de plus en plus vidées de sens, de plus en plus formelles. Et ça devrait nous terrifier tous, parce que l’histoire nous enseigne qu’une fois qu’une société emprunte cette voie, le retour en arrière est extrêmement difficile, souvent impossible sans conflit majeur.
Conclusion
Nous savions déjà. Voilà la vérité inconfortable que nous devons affronter en cette fin d’année 2025. Nous savions ce que produisent les escadrons de la mort, nous avions documenté les horreurs d’Amérique latine, nous avions juré « plus jamais ça ». Et pourtant, nous regardons maintenant ces mêmes mécaniques se déployer aux États-Unis, légalisées, constitutionnalisées, applaudies par des millions d’électeurs. Quarante exécutions en dix mois. Des pelotons d’exécution réactivés. Des unités paramilitaires fédéralisées malgré l’opposition des gouverneurs. Des villes entières sous occupation militaire. La militarisation systématique de chaque question sociale. Ce ne sont pas des dérives accidentelles, c’est un projet cohérent, une transformation délibérée de la nature même de l’État américain. Trump ne cache rien, il exhibe sa brutalité, il en fait une marque de fabrique, une promesse tenue à ses électeurs qui voulaient exactement cela: la force, la domination, l’écrasement de tout ce qu’ils perçoivent comme faiblesse ou résistance.
Les parallèles avec l’Amérique latine des années soixante-dix ne sont pas des exagérations rhétoriques, ce sont des reconnaissances. Nous reconnaissons les patterns, les techniques, les justifications, les étapes progressives qui normalisent l’inacceptable. D’abord la déshumanisation d’un groupe cible. Puis l’invocation d’une urgence permanente. Puis la militarisation de la réponse. Puis l’expansion de la violence d’État. Puis l’effondrement des contre-pouvoirs. Puis la fatigue démocratique qui permet à tout cela de continuer sans résistance massive. Nous sommes quelque part au milieu de cette séquence, pas encore au bout, mais suffisamment avancés pour que le retour en arrière devienne chaque jour plus difficile. Les structures sont en place. Les précédents sont établis. Les populations sont accoutumées ou épuisées.
La question qui nous hante maintenant n’est plus « est-ce que cela pourrait arriver en Amérique? » mais « comment arrêtons-nous ce qui est déjà en train d’arriver? » Les gouverneurs résistent mais sont contournés. Les juges bloquent mais sont submergés. Les citoyens manifestent mais sont réprimés. Les institutions démocratiques tiennent encore, fragilisées mais pas encore brisées, et c’est peut-être notre dernière fenêtre d’action avant que ce qui est encore réversible devienne permanent. Les escadrons de la mort de Trump nous sont étrangement familiers parce que nous les avons déjà vus ailleurs, dans d’autres contextes, sous d’autres drapeaux. La différence, c’est qu’ils portent maintenant l’uniforme de la Garde nationale américaine et opèrent sous l’autorité de décrets exécutifs signés à la Maison Blanche. Nous pensions que cela appartenait au passé, à d’autres régions, à d’autres peuples. Nous avions tort. C’était juste en attente, dormant, attendant les conditions propices pour ressurgir au cœur même de ce qui se présentait comme la plus ancienne démocratie du monde. Et maintenant nous devons choisir: regarder ailleurs et laisser faire, ou reconnaître l’horreur pour ce qu’elle est et y résister avec toute l’énergie qui nous reste, avant qu’il ne soit définitivement trop tard.