Des tarifs de cinq cents pour cent comme arme de destruction massive
Le Sanctioning Russia Act, élaboré conjointement par le sénateur républicain Lindsey Graham et le démocrate Richard Blumenthal, représente la plus agressive expansion du régime de sanctions jamais conçue par Washington. Ce n’est plus de la politique étrangère, c’est de l’extorsion géopolitique à l’échelle planétaire. Le mécanisme est d’une simplicité brutale: tout pays qui continue d’acheter du pétrole, du gaz naturel, de l’uranium ou d’autres exportations russes verra ses propres exportations vers les États-Unis frappées de tarifs pouvant grimper jusqu’à cinq cents pour cent. Imaginons un instant ce que cela signifie concrètement. Un produit chinois vendu cent dollars aux États-Unis coûterait désormais six cents dollars avec ces tarifs. Personne ne peut absorber une telle augmentation. C’est une interdiction de facto, une expulsion du marché américain déguisée en mesure tarifaire. Le projet accorde à Trump une autorité quasi-illimitée pour imposer ces pénalités économiques non seulement sur la Russie elle-même, mais surtout sur ses partenaires commerciaux, transformant ainsi chaque transaction avec Moscou en suicide économique potentiel.
Les sanctions secondaires ou comment punir le monde entier
C’est le concept des sanctions secondaires qui fait toute la différence ici. Les sanctions primaires ciblent directement un pays ennemi — dans ce cas, la Russie. Mais les sanctions secondaires visent des tierces parties, des nations qui n’ont rien fait d’illégal selon le droit international mais qui refusent simplement de participer au blocus américain. C’est Washington qui impose unilatéralement ses priorités géopolitiques au reste de la planète en menaçant d’exclusion économique quiconque ose poursuivre des relations commerciales légitimes avec Moscou. Trump a déjà testé cette approche en août 2025 avec une surtaxe de vingt-cinq pour cent spécifiquement sur le pétrole russe, ajoutée à d’autres tarifs réciproques existants. Mais ce nouveau projet de loi va exponentiellement plus loin. Il ne s’agit plus de surtaxes modestes, mais de tarifs punitifs conçus pour annihiler totalement toute velléité de commerce avec la Russie. Lindsey Graham a été explicite lors d’une interview sur ABC News: « Si vous achetez des produits russes et que vous n’aidez pas l’Ukraine, alors il y aura un tarif de cinq cents pour cent sur vos produits entrant aux États-Unis. L’Inde et la Chine achètent soixante-dix pour cent du pétrole de Poutine. Ils maintiennent sa machine de guerre en marche. »
Trump enthousiaste et menaçant à la fois
Devant les journalistes samedi dernier, Trump a confirmé son soutien total à cette législation draconienne. « Comme vous le savez, je l’ai suggéré, donc tout pays qui fait affaire avec la Russie sera très sévèrement sanctionné », a-t-il déclaré avec cette assurance caractéristique qui ne laisse aucune place au doute. Il a poursuivi en ajoutant que ces pays « pourraient perdre complètement leur capacité de commercer avec nous », une menace qui équivaut à une excommunication économique du système commercial occidental. Mais Trump n’a pas terminé là. Il a évoqué la possibilité d’étendre ce régime punitif à l’Iran également, créant ainsi un double front de guerre économique simultané contre deux des principaux adversaires de Washington. « Nous examinons cela aussi pour l’Iran », a-t-il indiqué, laissant entendre que tout pays important du pétrole iranien pourrait bientôt faire face aux mêmes tarifs apocalyptiques. Cette extension potentielle transformerait la mesure d’une sanction ciblée contre la Russie en une restructuration forcée de l’ensemble du commerce énergétique mondial, obligeant chaque nation à choisir entre ses fournisseurs traditionnels et l’accès au marché américain.
Cinq cents pour cent. Je tourne ce chiffre dans ma tête depuis que Trump l’a prononcé et je n’arrive toujours pas à concevoir l’ampleur de ce qu’il signifie réellement. C’est tellement disproportionné que ça en devient presque abstrait, comme ces chiffres astronomiques de la dette nationale qu’on ne peut plus vraiment saisir humainement. Mais quand je ramène ça au concret, quand je pense aux entreprises chinoises qui exportent vers l’Amérique, aux raffineries indiennes qui dépendent du pétrole russe bon marché, aux économies entières bâties sur ces flux commerciaux, je réalise que Trump ne joue pas. Il est en train de construire un système où l’allégeance géopolitique devient plus importante que l’efficacité économique, où le commerce international n’est plus guidé par l’avantage comparatif mais par la soumission politique. Et franchement, ça me glace.
L'Inde et la Chine dans le viseur immédiat
Soixante-dix pour cent du pétrole russe acheté par deux géants
Les chiffres sont implacables et expliquent pourquoi l’Inde et la Chine se retrouvent au centre de cette tempête. Ensemble, ces deux géants asiatiques importent entre trois virgule cinq et quatre virgule cinq millions de barils de pétrole russe chaque jour, représentant environ soixante-dix pour cent de toutes les exportations pétrolières russes transportées par mer. Depuis l’invasion massive de l’Ukraine en 2022, l’Inde est devenue le plus gros acheteur mondial de brut russe à prix réduit, avec des importations moyennes de un virgule sept million de barils quotidiens durant les trois premiers trimestres de 2025. La Chine suit de près. Ces achats massifs ont permis à Moscou de contourner largement les sanctions occidentales, maintenant ses revenus pétroliers à des niveaux suffisants pour financer la guerre contre l’Ukraine. Richard Jones, expert en pétrole brut chez Energy Aspects, estime qu’entre un virgule quatre et deux virgule six millions de barils par jour destinés à l’Inde et la Chine pourraient disparaître une fois que les nouvelles sanctions entreront pleinement en vigueur. Ce serait un choc systémique pour l’économie russe, mais également un défi existentiel pour la sécurité énergétique asiatique.
New Delhi pris entre deux feux impossibles
L’Inde se trouve dans une position géopolitique particulièrement inconfortable. Historiquement non-alignée, maintenant des relations stratégiques à la fois avec Moscou et Washington, elle doit soudainement choisir son camp sans ambiguïté. Les raffineries indiennes, notamment Reliance Industries, le principal importateur indien de pétrole russe, ont déjà commencé à réduire ou suspendre leurs achats, incluant l’annulation d’un accord à long terme substantiel avec Rosneft, le géant pétrolier russe récemment sanctionné. Cette réorientation est douloureuse économiquement. Le pétrole russe venait avec une décote significative — parfois vingt à trente dollars par baril en dessous des prix du marché — permettant aux raffineries indiennes de maintenir des marges bénéficiaires confortables. Perdre cet approvisionnement bon marché forcera l’Inde à se tourner vers des fournisseurs plus coûteux du Moyen-Orient, augmentant ainsi ses coûts énergétiques nationaux et potentiellement ralentissant sa croissance économique. Le ministre des Affaires étrangères indien, S. Jaishankar, a critiqué indirectement Trump début novembre, déclarant que le commerce énergétique était devenu « de plus en plus restreint » et suggérant que « les principes appliqués sélectivement ne sont pas nécessairement pratiqués », une critique diplomatique rare de la part de New Delhi envers Washington.
Pékin face au dilemme énergétique et stratégique
Pour la Chine, la situation est différente mais tout aussi complexe. Pékin maintient une alliance stratégique profonde avec Moscou, considérant la Russie comme un partenaire essentiel dans son opposition à l’hégémonie américaine. Abandonner complètement le pétrole russe signifierait affaiblir ce partenariat au moment précis où la Chine en a le plus besoin face à la pression américaine croissante sur Taïwan, la mer de Chine méridionale et le commerce technologique. Mais les risques économiques sont également substantiels. La Chine exporte massivement vers les États-Unis — environ quatre cent cinquante milliards de dollars annuellement même après les guerres commerciales précédentes. Des tarifs de cinq cents pour cent sur ces exportations détruiraient instantanément ce commerce, provoquant un effondrement économique dans les provinces manufacturières chinoises et potentiellement déstabilisant le régime de Xi Jinping lui-même. Pékin pourrait tenter d’augmenter ses achats de pétrole russe pour compenser les volumes que l’Inde abandonne, mais cela aggraverait sa propre exposition aux sanctions secondaires américaines. Farwa Aamer, analyste au South Asia Policy Institute, note que « la Chine pourrait manquer d’incitations à augmenter son intake pour le moment », suggérant que même Pékin hésite devant les risques impliqués.
Je repense à mes cours d’économie internationale à l’université, à tous ces graphiques élégants montrant les flux commerciaux optimaux, les gains mutuels de l’échange, la beauté théorique du libre-échange. Tout ça semble appartenir à une autre époque maintenant, une époque naïve où nous pensions que l’interdépendance économique rendrait la guerre impossible, que le commerce pacifierait les relations internationales. Trump démontre quotidiennement le contraire: le commerce peut être transformé en arme, peut-être l’arme la plus dévastatrice de toutes. Quand vous forcez l’Inde à choisir entre sa croissance économique et l’accès au marché américain, quand vous mettez la Chine devant l’alternative entre son alliance stratégique et ses exportations vitales, vous ne faites pas de la politique commerciale, vous faites de la guerre par d’autres moyens. Et ça marche. C’est ça le plus terrifiant.
Les sanctions contre Rosneft et Lukoil changent tout
Octobre 2025, le coup massif contre les géants pétroliers russes
Le 23 octobre 2025, l’administration Trump a frappé au cœur de l’industrie pétrolière russe en imposant des sanctions directes contre Rosneft et Lukoil, les deux plus grands producteurs de pétrole du pays. Ces sanctions représentent les premières actions majeures du second mandat de Trump spécifiquement ciblant les opérations russes en Ukraine, reflétant sa frustration croissante envers l’intransigeance du président Vladimir Poutine dans les négociations de paix. Le timing n’était pas accidentel. Ces mesures sont arrivées juste après que Trump ait rencontré le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy en marge de l’Assemblée générale de l’ONU, un meeting qui a apparemment convaincu Trump que Poutine ne négociait pas de bonne foi. Les sanctions interdisent effectivement toute transaction financière avec ces deux compagnies, coupant leur accès au système bancaire occidental et rendant extrêmement risqué pour tout acheteur international de continuer à faire affaire avec elles. Un délai de conformité a été fixé au 21 novembre, donnant aux raffineries du monde entier moins d’un mois pour réorganiser complètement leurs chaînes d’approvisionnement pétrolières.
Les raffineries indiennes annulent leurs commandes en masse
La réaction a été immédiate et dramatique. Des raffineries indiennes ont commencé à annuler des commandes de pétrole russe littéralement quelques jours après l’annonce des sanctions, cherchant à respecter la date limite du 21 novembre. Reliance Industries, l’entreprise privée la plus puissante d’Inde et importateur majeur de brut russe, a pris la décision radicale de suspendre ou cesser complètement ses achats, incluant la résiliation d’un contrat à long terme important avec Rosneft. Cette décision s’explique par une réalité financière simple mais brutale: le non-respect pourrait entraîner des sanctions secondaires qui limiteraient sévèrement l’accès de ces entreprises aux banques américaines. Pour une compagnie comme Reliance, qui opère internationalement et dépend du système financier occidental pour ses transactions quotidiennes, perdre l’accès aux capitaux américains serait une sentence de mort commerciale. Helima Croft, analyste chez RBC Capital, a commenté: « Si l’administration Trump soutient les déclarations d’aujourd’hui par des actions, nous nous attendons à ce que les raffineurs voulant maintenir l’accès aux marchés des capitaux américains renoncent à acheter du pétrole russe. »
Entre un virgule quatre et deux virgule six millions de barils disparus
Les experts de l’industrie estiment que les sanctions contre Rosneft et Lukoil pourraient faire disparaître entre un virgule quatre et deux virgule six millions de barils par jour du commerce mondial du pétrole, une quantité colossale représentant environ deux à trois pour cent de la demande pétrolière mondiale. Cette disparition soudaine créerait un choc d’approvisionnement significatif, poussant potentiellement les prix mondiaux du brut à la hausse et forçant les acheteurs asiatiques à se tourner vers des fournisseurs alternatifs déjà opérant près de leur capacité maximale. Le Moyen-Orient devrait théoriquement combler ce vide, mais l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis ont leurs propres contraintes de production et objectifs de prix. De plus, le pétrole du Golfe coûte sensiblement plus cher que le brut russe fortement décoté, ce qui signifie que même si les volumes peuvent être remplacés, le coût pour les importateurs asiatiques augmentera substantiellement. Cette transition forcée représente essentiellement une taxe énergétique imposée à l’Asie par décision unilatérale de Washington, ralentissant potentiellement la croissance économique de toute la région pour servir les objectifs géopolitiques américains.
Deux virgule six millions de barils par jour. J’essaie de visualiser ce que ça représente concrètement. C’est l’équivalent de toute la consommation pétrolière quotidienne de pays comme l’Italie ou la Corée du Sud qui disparaît soudainement du marché. Ce n’est pas une ajustement marginal, c’est un bouleversement systémique. Et Trump fait ça avec un décret, quelques signatures, sans consultation internationale, sans mécanisme de compensation. Il redessine les flux énergétiques planétaires par décision exécutive. Le plus impressionnant — ou terrifiant selon la perspective — c’est que ça fonctionne. Les raffineries indiennes plient immédiatement. Les banques se conforment sans résistance. Personne n’ose défier Washington frontalement parce que les coûts seraient trop élevés. C’est la démonstration ultime de la puissance impériale américaine à l’ère moderne: pas besoin d’envahir militairement, il suffit de contrôler l’accès au système financier et commercial occidental.
L'Iran ajouté à la liste des cibles potentielles
Mars et novembre 2025, les menaces successives contre Téhéran
Trump n’a jamais caché son obsession pour l’Iran, et novembre 2025 a confirmé que cette fixation allait se traduire par une expansion massive du régime de sanctions secondaires. Dès le 30 mars 2025, Trump avait menacé de bombarder l’Iran et d’imposer des tarifs secondaires si Téhéran refusait de négocier l’abandon de ses ambitions nucléaires et d’autres concessions majeures. Ces menaces n’étaient pas rhétoriques. En novembre, Trump a explicitement indiqué que le mécanisme de sanctions secondaires actuellement développé contre la Russie pourrait être étendu à l’Iran, ciblant tout pays continuant d’importer du pétrole, des pétrochimiques ou des métaux iraniens. Le Département du Trésor a intensifié le rythme des désignations de sanctions tout au long de 2025, ciblant des entités impliquées dans l’exportation de pétrole iranien en défiance des sanctions américaines, des facilitateurs financiers soutenant le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique, et des réseaux d’approvisionnement en armes des Houthis au Yémen. Le 11 novembre, le Trésor a annoncé une nouvelle série de sanctions nonprolifération, la deuxième depuis la réimposition des sanctions onusiennes le 27 septembre, visant directement le programme de missiles et drones iraniens.
Le piège des sanctions secondaires pour Téhéran
Pour l’Iran, les sanctions secondaires représentent une menace existentielle bien plus grave que les sanctions primaires américaines. L’Iran n’exporte pratiquement rien directement vers les États-Unis — seulement six virgule deux millions de dollars en 2024 et deux virgule deux millions en 2023 — donc les tarifs américains sur les biens iraniens n’ont aucun impact réel. Mais les sanctions secondaires ciblent les partenaires commerciaux de l’Iran, principalement la Chine, l’Irak, les Émirats Arabes Unis, le Pakistan et l’Afghanistan. Sous ce mécanisme, Washington pourrait imposer des tarifs massifs sur les exportations chinoises vers l’Amérique si Pékin continue d’acheter du pétrole iranien. Cela place la Chine devant le même dilemme impossible qu’avec la Russie: choisir entre l’accès au marché américain ou maintenir ses importations énergétiques iraniennes. Le commerce extérieur iranien est extrêmement concentré sur un petit groupe de pays, ce qui rend l’application de sanctions secondaires particulièrement efficace. De plus, l’Iran utilise largement des pays tiers comme les Émirats pour reétiqueter ses produits sanctionnés et les réacheminer vers les marchés mondiaux, une stratégie que les sanctions secondaires sont spécifiquement conçues pour démanteler.
La réimposition des sanctions onusiennes de septembre
Le contexte s’est considérablement aggravé pour l’Iran le 29 septembre 2025, lorsque les sanctions nucléaires onusiennes contre Téhéran, suspendues en 2015 lors de l’accord nucléaire JCPOA, ont été réimposées suite à l’activation du mécanisme de « snapback » par la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Cette réimposition restaure les embargos sur les armes, drones et missiles contre Téhéran, réinstaure les sanctions contre les entités et officiels liés à la prolifération, et empêche l’expiration des restrictions nucléaires comme les interdictions d’enrichissement d’uranium et de retraitement du plutonium. L’administration Trump a utilisé cette occasion pour annoncer une nouvelle série de sanctions autonomes américaines allant au-delà des exigences onusiennes, intensifiant ainsi la campagne de « pression maximale » initiée en février 2025. Trump avait explicitement ordonné à son administration de finaliser le snapback des sanctions et exigé que l’Iran démantèle complètement, définitivement et vérifiablement son programme d’armes nucléaires pour obtenir un allègement des sanctions. Téhéran a répondu en approfondissant ses relations avec la Chine et la Russie, signant notamment un accord de vingt-cinq milliards de dollars avec Moscou pour construire quatre centrales nucléaires en Iran en septembre, démontrant sa détermination à résister malgré l’isolement croissant.
L’Iran me fascine dans cette histoire, pas pour des raisons sympathiques, mais parce que c’est le laboratoire ultime de ce que Trump essaie de faire globalement. Téhéran vit sous sanctions américaines massives depuis des décennies maintenant, et pourtant le régime tient. Il a développé des techniques d’évitement sophistiquées, des réseaux financiers parallèles, des alliances stratégiques avec la Chine et la Russie spécifiquement pour survivre à la pression américaine. Mais Trump est en train de fermer toutes ces échappatoires simultanément avec les sanctions secondaires. Si vous ne pouvez plus vendre votre pétrole à la Chine parce que Pékin risque de perdre l’accès au marché américain, si vous ne pouvez plus utiliser les Émirats pour reétiqueter vos produits, si la Russie elle-même est tellement sanctionnée qu’elle ne peut plus vous aider efficacement, alors vous êtes véritablement isolé. C’est un blocus économique total sans flotte navale, juste la menace de l’exclusion du système commercial occidental. Et je me demande combien de temps un régime peut survivre dans ces conditions.
La réorganisation forcée du commerce énergétique mondial
Les anciennes routes commerciales détruites en quelques mois
Ce que Trump est en train d’accomplir avec ces sanctions secondaires massives dépasse largement la simple punition de la Russie ou de l’Iran. Il est en train de restructurer fondamentalement les flux commerciaux énergétiques mondiaux qui s’étaient établis au cours des dernières décennies. Avant 2022, le pétrole russe alimentait massivement l’Europe via des pipelines terrestres et des tankers en mer Baltique. Après l’invasion de l’Ukraine, ces flux se sont réorientés vers l’Asie, créant de nouvelles routes maritimes, de nouveaux arrangements logistiques, de nouvelles relations commerciales. Les raffineries indiennes ont investi des milliards pour adapter leurs installations au brut russe Urals, différent des grades moyen-orientaux qu’elles traitaient auparavant. Les compagnies d’assurance maritimes ont créé des mécanismes spéciaux pour les pétroliers transportant du pétrole russe. Toute cette infrastructure commerciale complexe, développée péniblement sur trois ans, est maintenant en train d’être démantelée en quelques mois par décret présidentiel américain. Les pays doivent trouver de nouveaux fournisseurs, renégocier des contrats à long terme, réadapter leurs raffineries, tout cela dans l’urgence et à des coûts substantiels.
Le Moyen-Orient comme grand bénéficiaire involontaire
Si l’Inde et la Chine doivent abandonner le pétrole russe et iranien, elles devront se tourner quelque part, et ce quelque part sera probablement le Golfe Persique. L’Arabie Saoudite, les Émirats Arabes Unis, le Koweït et l’Irak possèdent les capacités de production excédentaires nécessaires pour combler partiellement le vide laissé par la disparition du brut russe et iranien du marché. Cela représente un transfert massif de revenus pétroliers de Moscou et Téhéran vers Riyad et Abou Dhabi, renforçant économiquement et géopolitiquement les monarchies du Golfe alignées sur Washington. Mais cette transition n’est pas sans complications. Les pays du Golfe ont leurs propres considérations géopolitiques — l’Arabie Saoudite vient de normaliser ses relations avec l’Iran médiatisées par la Chine, et les Émirats maintiennent des relations commerciales substantielles avec la Russie. De plus, augmenter massivement la production pourrait faire chuter les prix mondiaux du pétrole, réduisant les revenus de tous les producteurs, y compris ceux du Golfe eux-mêmes. Les pays producteurs doivent naviguer entre la pression américaine pour augmenter la production et remplacer le pétrole russe, et leurs propres intérêts économiques à maintenir des prix relativement élevés. C’est un équilibre précaire que Trump perturbe violemment.
Les perdants invisibles de cette guerre commerciale
Au-delà des grands acteurs géopolitiques, cette réorganisation forcée du commerce énergétique produit des perdants moins visibles mais tout aussi réels. Les petits pays dépendant d’importations énergétiques bon marché vont voir leurs coûts exploser. Les économies en développement d’Asie du Sud et du Sud-Est qui bénéficiaient indirectement des prix réduits créés par le surplus de pétrole russe décoté vont subir une inflation énergétique substantielle. Les consommateurs ordinaires en Inde, en Chine, en Turquie paieront plus cher pour l’essence, l’électricité, le chauffage simplement parce que leurs gouvernements doivent maintenant acheter du pétrole plus coûteux pour éviter les sanctions américaines. C’est essentiellement une taxe mondiale sur l’énergie imposée unilatéralement par Washington pour servir ses objectifs géopolitiques. Les compagnies de transport maritime, les assureurs, les traders en matières premières — toute l’infrastructure commerciale qui facilite le commerce pétrolier mondial — doivent reconfigurer leurs opérations dans l’urgence, engendrant des coûts substantiels qui seront ultimement répercutés sur les consommateurs finaux. Cette guerre économique ne frappe pas seulement les gouvernements ciblés, elle frappe des centaines de millions de personnes ordinaires qui n’ont aucun contrôle sur les décisions géopolitiques de leurs dirigeants.
Il y a quelque chose de profondément troublant dans cette capacité américaine à imposer ses choix au monde entier. Je ne suis pas naïf, je comprends que la puissance existe et s’exerce, que les grands États ont toujours façonné l’ordre international selon leurs intérêts. Mais l’ampleur de ce que Trump fait dépasse tout ce que nous avons vu depuis la fin de la Guerre Froide. Il ne se contente pas d’influencer, il dicte. Il ne propose pas d’alternatives, il impose des ultimatums. Et le plus dérangeant, c’est que ça fonctionne précisément parce que l’économie mondiale est tellement intégrée, tellement dépendante du système financier et commercial centré sur l’Amérique, que personne ne peut vraiment résister. La Chine essaie de construire des alternatives avec ses systèmes de paiement internationaux, la Russie tente de dédollariser son commerce, mais ils sont encore loin d’avoir créé un système parallèle viable. En attendant, Trump exploite cette dépendance sans retenue ni scrupule.
La résistance impossible face à l'hégémonie du dollar
Le système financier occidental comme arme ultime
Au cœur de la capacité de Trump à imposer ces sanctions secondaires dévastatrices se trouve une réalité simple mais implacable: le système financier mondial fonctionne encore majoritairement en dollars américains et dépend de l’accès aux banques américaines. Lorsqu’une entreprise chinoise, indienne ou turque achète du pétrole russe, la transaction elle-même pourrait techniquement être effectuée en yuan, roupies ou lires, mais dès que cette entreprise veut faire affaire internationalement — importer des machines allemandes, exporter vers le Brésil, emprunter sur les marchés obligataires — elle a besoin d’accès au système bancaire occidental qui fonctionne principalement en dollars et est régulé par les autorités américaines. Les sanctions secondaires exploitent cette dépendance structurelle. Elles menacent de couper cet accès vital pour quiconque ose défier les priorités géopolitiques de Washington. Une raffinerie indienne pourrait théoriquement continuer à acheter du pétrole russe, mais si cela signifie qu’elle perd la capacité d’emprunter des capitaux américains, d’utiliser des lettres de crédit occidentales, ou de trader sur les marchés financiers internationaux, le coût devient rapidement prohibitif. C’est une forme de coercition économique d’une efficacité redoutable précisément parce qu’elle exploite l’interdépendance même qui était censée pacifier les relations internationales.
Les tentatives chinoises et russes de contournement
La Chine et la Russie ne sont évidemment pas passives face à cette domination du dollar. Pékin a développé le système de paiement transfrontalier CIPS (Cross-Border Interbank Payment System) comme alternative au système SWIFT dominé par l’Occident. La Russie a créé son propre système de paiement interne SPFS. Les deux pays ont considérablement augmenté le commerce bilatéral en yuan et roubles, évitant le dollar. En septembre 2025, l’Iran et la Russie ont signé un accord majeur pour la construction de centrales nucléaires, et la Chine a continué à aider l’Iran à contourner les sanctions, notamment lors du vingt-cinquième sommet de l’Organisation de Coopération de Shanghai en septembre où Téhéran a cherché un soutien diplomatique et économique de Pékin et Moscou. Mais malgré ces efforts, ces systèmes alternatifs restent largement marginaux. Le CIPS ne représente qu’une fraction minuscule des transactions financières internationales comparé au SWIFT. Le commerce en yuan entre la Chine et la Russie fonctionne pour leurs échanges bilatéraux, mais dès qu’un tiers pays est impliqué, le dollar redevient généralement nécessaire. Construire un système financier international parallèle viable nécessite des décennies d’investissement, de coordination internationale, et surtout la confiance des acteurs économiques mondiaux — une confiance difficile à établir lorsqu’on fait face à des régimes autoritaires avec des institutions juridiques opaques.
L’Europe prise en otage de la stratégie américaine
L’Union Européenne se retrouve dans une position particulièrement inconfortable. Officiellement alignée avec Washington sur la nécessité de sanctionner la Russie suite à l’invasion de l’Ukraine, Bruxelles est néanmoins profondément mal à l’aise avec les méthodes trumpistes. Les sanctions secondaires américaines ne font pas de distinction entre alliés et adversaires — elles menacent tout autant les entreprises européennes que chinoises si elles commercent avec la Russie. De plus, Trump a explicitement exigé que l’Europe mette fin à toutes ses importations restantes de pétrole et gaz russes, une demande qu’il a réitérée lors de son discours à l’Assemblée générale de l’ONU. Mais plusieurs pays européens, notamment la Hongrie et la Slovaquie, dépendent encore substantiellement de l’énergie russe et résistent à un embargo complet. Les officiels européens ont proposé diverses mesures espérant satisfaire Trump tout en préservant leurs intérêts économiques, mais Trump rejette ces demi-mesures. Il veut un alignement total, immédiat, sans nuance. Cette approche unilatérale irrite profondément les capitales européennes qui se sentent traitées non comme des alliés mais comme des vassaux devant obéir sans discussion aux diktas de Washington. Pourtant, elles finissent généralement par céder, illustrant encore une fois la puissance asymétrique que confère le contrôle du système financier et commercial mondial.
Je suis Québécois, donc canadien, donc théoriquement allié des États-Unis. Et pourtant, en écrivant ces lignes, je ressens cette mixture étrange d’admiration réticente et d’inquiétude profonde. D’un côté, il faut reconnaître le génie machiavélique de cette stratégie — exploiter la dépendance systémique au dollar pour imposer sa volonté sans tirer un seul coup de feu, c’est brillant dans sa brutalité. Mais de l’autre, je me demande combien de temps cette hégémonie peut durer quand elle est exercée aussi agressivement. Chaque pays forcé de choisir entre ses intérêts économiques et l’accès au marché américain devient un ennemi potentiel à long terme, quelqu’un qui investira dans des alternatives au système dominé par Washington. Trump pourrait bien être en train de gagner toutes les batailles tactiques de 2025 tout en perdant la guerre stratégique des prochaines décennies en accélérant la dédollarisation et l’émergence d’un ordre multipolaire hostile.
Les implications géopolitiques à long terme
La bipolarisation accélérée du système international
Ce que Trump accomplit avec ces sanctions secondaires massives va bien au-delà de la punition de la Russie ou de l’Iran. Il est en train de forcer une bipolarisation complète du système international, éliminant progressivement tout espace pour la neutralité, le non-alignement ou l’ambiguïté stratégique. Chaque pays doit maintenant choisir explicitement son camp: soit vous êtes avec Washington et acceptez ses règles unilatérales, soit vous êtes contre et faites face à une exclusion économique potentiellement catastrophique. Les pays traditionnellement non-alignés comme l’Inde, l’Indonésie, le Brésil, l’Afrique du Sud — tous ces acteurs qui avaient réussi à naviguer entre les grandes puissances en maintenant des relations avec tous — se retrouvent forcés de clarifier leurs allégeances. Cette dynamique reproduit la logique de la Guerre Froide où le monde était divisé entre le bloc occidental et le bloc soviétique, avec très peu d’espace pour les non-alignés. Sauf que cette fois, la division n’est pas idéologique mais purement transactionnelle: qui contrôle l’accès aux marchés et aux systèmes financiers que vous jugez essentiels à votre survie économique.
La consolidation d’un bloc sino-russo-iranien
Paradoxalement, la pression américaine massive pousse ses adversaires à se rapprocher considérablement. La Chine, la Russie et l’Iran — trois pays aux intérêts parfois divergents et aux cultures politiques très différentes — se retrouvent unis par nécessité face à la menace commune de l’ostracisme économique occidental. Ils intensifient leur coopération sur tous les fronts: militaire, économique, technologique, diplomatique. L’accord russo-iranien de vingt-cinq milliards de dollars pour des centrales nucléaires, les discussions trilatérales entre Pékin, Moscou et Téhéran, le soutien chinois aux efforts iraniens et russes de contourner les sanctions — tout cela crée progressivement une architecture alternative de pouvoir qui pourrait éventuellement défier sérieusement l’hégémonie occidentale. Pour l’instant, ce bloc reste largement défensif et réactif, répondant aux pressions américaines plutôt qu’imposant sa propre vision. Mais à long terme, si ce regroupement se consolide, s’institutionnalise, développe ses propres systèmes financiers, commerciaux et sécuritaires viables, il pourrait représenter une alternative crédible à l’ordre dominé par Washington, fragmentant définitivement le système international en blocs concurrents.
Les pays moyens forcés de choisir leur destin
Pour la majorité des pays du monde — ni grandes puissances ni acteurs négligeables — cette bipolarisation forcée représente un cauchemar stratégique. La Turquie, membre de l’OTAN mais maintenant des relations substantielles avec la Russie, se retrouve écartelée. Les pays d’Asie Centrale, anciennement soviétiques mais économiquement dépendants à la fois de la Russie et de la Chine, doivent naviguer entre des pressions contradictoires. Les nations africaines qui avaient réussi à jouer les grandes puissances les unes contre les autres pour obtenir des investissements de tous se voient désormais forcées d’accepter que certaines relations les excluront automatiquement d’autres. Cette perte d’autonomie stratégique est profondément ressentie dans les capitales du Sud Global qui voient leurs marges de manœuvre se rétrécir dramatiquement. Beaucoup ressentent cette situation comme un retour au colonialisme économique, où les grandes puissances dictent leurs choix sans considération pour leurs intérêts propres. Cette frustration alimente une rhétorique antioccidentale croissante, même dans des pays traditionnellement amicaux envers Washington, créant un terreau fertile pour l’émergence éventuelle de coalitions hostiles à l’hégémonie américaine.
L’histoire se répète, mais jamais identiquement. En étudiant la Guerre Froide, j’avais toujours été frappé par la rigidité du système bipolaire, cette impossibilité de naviguer entre les blocs sans être immédiatement suspecté de trahison par l’un ou l’autre. Nous pensions avoir dépassé cette époque après 1991, que le monde était devenu suffisamment complexe et interdépendant pour qu’une telle simplicité binaire soit impossible. Trump est en train de prouver que nous avions tort. Avec suffisamment de volonté politique et de puissance économique, vous pouvez forcer le monde à se simplifier, à se diviser, à choisir. Ce qui me terrifie vraiment, c’est que ces divisions, une fois établies, tendent à devenir permanentes. Les investissements suivent les alliances, les infrastructures se construisent selon les blocs, les générations grandissent en apprenant qui sont « les nôtres » et qui sont « les autres ». Dans vingt ans, nous pourrions regarder en arrière et identifier novembre 2025 comme le moment où la fragmentation définitive du système international est devenue inévitable.
Conclusion
Le 16 novembre 2025 restera gravé comme le jour où Trump a transformé le commerce international en champ de bataille existentiel. Les sanctions secondaires qu’il déploie contre la Russie, et bientôt contre l’Iran, ne sont pas de simples mesures économiques, ce sont des armes de restructuration géopolitique massive conçues pour forcer chaque nation à déclarer publiquement son allégeance. Cinq cents pour cent de tarifs. Ce chiffre obscène résume parfaitement la brutalité de l’approche trumpiste: pas de nuance, pas de compromis, seulement la soumission totale ou l’anéantissement économique. L’Inde doit abandonner des milliards de dollars d’économies sur le pétrole russe bon marché. La Chine doit choisir entre son alliance stratégique avec Moscou et ses exportations vitales vers l’Amérique. La Turquie, le Brésil, le Kazakhstan, tous les pays qui avaient réussi à maintenir un équilibre délicat entre les grandes puissances se retrouvent soudainement contraints de prendre parti définitivement. Ce n’est plus de la diplomatie, c’est de l’extorsion à l’échelle planétaire, rendue possible uniquement par le contrôle américain du système financier mondial et l’incapacité persistante des alternatives à émerger suffisamment rapidement.
Les conséquences immédiates sont déjà visibles et dramatiques. Entre un virgule quatre et deux virgule six millions de barils de pétrole par jour disparaissent du commerce mondial. Les raffineries indiennes annulent des contrats en masse. Les prix énergétiques augmentent pour des centaines de millions de consommateurs qui n’ont aucun contrôle sur ces décisions géopolitiques. Rosneft et Lukoil, géants pétroliers russes, se retrouvent coupés du système bancaire occidental. L’Iran voit ses dernières échappatoires se fermer alors que même la Chine hésite désormais à acheter son pétrole. Tout cela arrive en quelques semaines, avec la vitesse implacable des décrets exécutifs qui ne nécessitent ni débat parlementaire ni consultation internationale. Trump gouverne le commerce mondial par proclamations, redessinant des flux commerciaux établis sur des décennies avec quelques signatures et conférences de presse. L’efficacité est terrifiante, démontrant une fois de plus que la vraie puissance dans le système international contemporain ne réside pas dans les armées ou les missiles, mais dans le contrôle des flux financiers et commerciaux qui maintiennent les économies modernes en fonctionnement.
Mais regardons au-delà de l’immédiat. Trump pourrait bien être en train de gagner toutes les batailles de 2025 tout en plantant les graines de la défaite stratégique américaine à long terme. Chaque pays forcé de choisir entre ses intérêts économiques et l’accès au marché américain devient un investisseur potentiel dans des alternatives au système dominé par Washington. Chaque humiliation diplomatique, chaque ultimatum brutal, chaque démonstration d’hégémonie unilatérale alimente la détermination des adversaires à construire des mécanismes de contournement. La Chine accélère le développement de son système de paiement CIPS. La Russie approfondit sa dédollarisation. L’Iran renforce ses liens avec Pékin et Moscou. Un bloc sino-russo-iranien se consolide progressivement, uni par la nécessité de survivre face à la pression occidentale. Dans dix ou vingt ans, nous pourrions regarder en arrière et réaliser que l’agressivité trumpiste de 2025 a accéléré précisément ce que Washington cherchait à prévenir: l’émergence d’un ordre multipolaire où l’Amérique n’est plus l’arbitre unique et incontesté. Les empires qui exercent leur puissance sans retenue ni sagesse finissent toujours par provoquer les coalitions qui les défient. Trump nous offre peut-être en temps réel le spectacle de ce processus historique, cette transformation d’une hégémonie apparemment invincible en catalyseur involontaire de sa propre contestation future. Et nous, témoins médusés de cette redistribution tectonique du pouvoir mondial, ne pouvons que nous demander de quel côté de l’histoire nous nous réveillerons lorsque la poussière retombera enfin.