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La naissance d’une dépendance consentie

Pour comprendre la portée de l’avertissement indien, il faut remonter aux origines de cette relation transatlantique que beaucoup considèrent aujourd’hui comme naturelle et éternelle. Le pacte entre l’Europe et l’Amérique n’a rien de naturel : il est né des cendres de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de destruction massive et de peur existentielle face à la menace soviétique. En 1949, lorsque douze nations européennes et l’Amérique ont créé l’OTAN, le deal était clair : Washington fournirait la protection militaire et le parapluie nucléaire, en échange de quoi les Européens accepteraient une certaine subordination stratégique et fourniraient des bases militaires sur leur territoire. Ce n’était pas un contrat d’égal à égal, mais une alliance asymétrique qui répondait à des besoins urgents. L’Europe, exsangue après six ans de guerre dévastatrice, n’avait tout simplement pas les moyens de se défendre seule face à l’Union soviétique qui disposait de la plus grande armée conventionnelle du monde et venait de faire explosé sa première bombe atomique en 1949. L’Amérique est devenue l’assureur de dernier ressort de la sécurité européenne, non pas par pure générosité, mais parce qu’une Europe tombée sous contrôle soviétique aurait représenté une menace existentielle pour les intérêts américains et l’équilibre mondial.

Cette dépendance s’est progressivement institutionnalisée et même intériorisée par les élites européennes. Pendant des décennies, les ministres de la Défense européens s’imaginaient principalement comme des gestionnaires de budgets nationaux contribuant à l’effort collectif de l’OTAN, plutôt que comme des stratèges définissant des politiques de défense autonomes. La dissuasion nucléaire française, sous de Gaulle, a bien représenté une exception notable, mais même là, Paris savait qu’en cas d’attaque majeure, le soutien américain restait indispensable. Les États-Unis, de leur côté, ont profité de cette situation pour exercer une influence considérable sur les politiques européennes, non seulement en matière de défense, mais aussi dans les domaines économique et diplomatique. Les bases militaires américaines en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni ou en Turquie n’étaient pas de simples installations militaires : elles étaient les symboles tangibles de cette tutelle protectrice, les chaînes dorées d’une sécurité garantie mais aussi d’une souveraineté limitée. Pendant la Guerre froide, cet arrangement a fonctionné parce qu’il répondait aux intérêts de toutes les parties : l’Europe obtenait la sécurité dont elle avait désespérément besoin, et l’Amérique consolidait son leadership occidental face au bloc soviétique.

L’illusion de la pérennité

Le problème, c’est que ce qui était censé être une solution temporaire est devenu permanent. Les Européens ont développé une forme d’addiction à la sécurité américaine, comme un drogué qui ne peut plus se passer de sa dose quotidienne. Même après la chute du mur de Berlin en 1989 et la dissolution de l’Union soviétique en 1991, lorsque la justification originelle de l’OTAN a disparu, l’alliance non seulement a survécu mais s’est même élargie à l’Est, intégrant d’anciens pays du pacte de Varsovie. Cette expansion a eu pour effet paradoxal de renforcer encore davantage la dépendance européenne : les nouveaux membres, souvent méfiants vis-à-vis d’une Allemagne revenue forte et d’une Russie perçue comme une menace, considéraient la garantie américaine comme absolument essentielle à leur sécurité. La politique de « porte ouverte » de l’OTAN n’a fait qu’étendre le périmètre de protection américaine, et donc le fardeau américain, tout en diminuant l’incitation pour les Européens à développer des capacités de défense autonomes. Pendant ce temps, les budgets de défense européens continuaient de stagner, voire de diminuer, pendant que les États-Unis maintenaient un effort de guerre considérable, représentant encore aujourd’hui plus de 70% des dépenses militaires de l’OTAN.

Cette situation a créé ce que les analystes appellent le « free riding problem » : les Européens bénéficiaient de la sécurité américaine sans en payer le plein prix. Pendant les décennies 1990 et 2000, cet arrangement a semblé tenir miraculeusement. L’Amérique, dans sa posture d’« hyperpuissance » unipolaire après la Guerre froide, semblait accepter ce rôle de gendarme mondial sans trop se plaindre. Mais les fondations de cet édifice se fissuraient progressivement. Les guerres en Afghanistan et en Ir ont coûté cher en vies humaines et en ressources financières aux États-Unis, créant un ressentiment croissant dans l’opinion publique américaine. La crise financière de 2008 a mis en évidence les déséquilibres économiques entre une Europe vieillissante et endettée et une Amérique confrontée à ses propres défis internes. Puis est arrivé le choc de la montée en puissance chinoise, qui a commencé à détourner l’attention stratégique américaine de l’Europe vers l’Asie. L’élection de Donald Trump en 2016 a simplement rendu explicite ce que de nombreux analystes américains pensaient depuis longtemps : le deal transatlantique n’était plus avantageux pour les États-Unis, et il était temps de renégocier les termes de cette relation. L’avertissement de l’Inde aujourd’hui ne fait que souligner l’urgence de cette réalité : l’ère de la sécurité gratuite offerte par l’Amérique est terminée, et l’Europe doit enfin apprendre à se débrouiller seule.

Ce qui me fascine dans cette histoire, c’est notre capacité collective à l’auto-illusion. Pendant soixante-dix ans, nous avons construit tout un discours sur « l’alliance transatlantique », « les valeurs partagées », « le partenariat stratégique », comme si tout cela était naturel et éternel. Mais en réalité, c’était juste un contrat d’assurance temporaire qui est devenu permanent par commodité. J’ai toujours été frappé par cette différence de mentalité entre les élites européennes et américaines. Quand je discute avec des diplomates ou des militaires américains, ils voient l’alliance OTAN comme un business deal, un contrat qui doit être rentable pour les États-Unis. Quand je parle avec leurs homologues européens, ils parlent d’amitié, de valeurs, d’histoire commune. Cette dissonance cognitive me rappelle ces couples qui croient vivre une histoire d’amour romantique alors que l’un des partenaires voit simplement un arrangement pratique. Le problème, c’est que dans les relations internationales comme dans les couples, celui qui croit à l’amour romantique risque de se retrouver le cœur brisé lorsque l’autre décide que le deal n’est plus assez rentable.

Sources

Sources primaires

Porter, Patrick. « Prepare for life without America ». The Critic Magazine, 12 décembre 2025. Disponible sur https://thecritic.co.uk/prepare-for-life-without-america/

Déclarations de S. Jaishankar, Ministre indien des Affaires étrangères, lors de l’India’s World Annual Conclave, décembre 2025. Citations rapportées par DNA India, Economic Times, Hindustan Times, First Post, décembre 2025.

National Security Strategy of the United States of America, décembre 2025. The White House, Washington D.C.

Sources secondaires

European Council on Foreign Relations (ECFR). « Pivot to Europe: India’s back-up plan in Trump’s world », 2024.

European External Action Service. « EU-India Strategic Dialogue: press remarks by High Representative Kaja Kallas », 2025.

RUSI. « Beyond a Trade Deal: the India-UK Strategic Partnership », 2025.

Foreign Affairs. « How to Survive in a Multialigned World » par Tanvi Madan, 2024.

European Union Trade Relations with India. Directorate-General for Trade, European Commission, 2025.

Institut Montaigne. « Europe-India Strategic Dialogue », 2025.

South Asian Voices. « The EU-India Partnership: Realigned and Re-imagined? », 2025.

Friends of Europe. « A long and winding road: how Indo-European trade negotiations will end », 2025.

Euronews. « How military business could be the game-changer for the EU-India free trade deal », septembre 2025.

Al Jazeera. « India accuses US, EU of Russia trade double standards », août 2025.

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