La naissance d’une dépendance consentie
Pour comprendre la portée de l’avertissement indien, il faut remonter aux origines de cette relation transatlantique que beaucoup considèrent aujourd’hui comme naturelle et éternelle. Le pacte entre l’Europe et l’Amérique n’a rien de naturel : il est né des cendres de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte de destruction massive et de peur existentielle face à la menace soviétique. En 1949, lorsque douze nations européennes et l’Amérique ont créé l’OTAN, le deal était clair : Washington fournirait la protection militaire et le parapluie nucléaire, en échange de quoi les Européens accepteraient une certaine subordination stratégique et fourniraient des bases militaires sur leur territoire. Ce n’était pas un contrat d’égal à égal, mais une alliance asymétrique qui répondait à des besoins urgents. L’Europe, exsangue après six ans de guerre dévastatrice, n’avait tout simplement pas les moyens de se défendre seule face à l’Union soviétique qui disposait de la plus grande armée conventionnelle du monde et venait de faire explosé sa première bombe atomique en 1949. L’Amérique est devenue l’assureur de dernier ressort de la sécurité européenne, non pas par pure générosité, mais parce qu’une Europe tombée sous contrôle soviétique aurait représenté une menace existentielle pour les intérêts américains et l’équilibre mondial.
Cette dépendance s’est progressivement institutionnalisée et même intériorisée par les élites européennes. Pendant des décennies, les ministres de la Défense européens s’imaginaient principalement comme des gestionnaires de budgets nationaux contribuant à l’effort collectif de l’OTAN, plutôt que comme des stratèges définissant des politiques de défense autonomes. La dissuasion nucléaire française, sous de Gaulle, a bien représenté une exception notable, mais même là, Paris savait qu’en cas d’attaque majeure, le soutien américain restait indispensable. Les États-Unis, de leur côté, ont profité de cette situation pour exercer une influence considérable sur les politiques européennes, non seulement en matière de défense, mais aussi dans les domaines économique et diplomatique. Les bases militaires américaines en Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni ou en Turquie n’étaient pas de simples installations militaires : elles étaient les symboles tangibles de cette tutelle protectrice, les chaînes dorées d’une sécurité garantie mais aussi d’une souveraineté limitée. Pendant la Guerre froide, cet arrangement a fonctionné parce qu’il répondait aux intérêts de toutes les parties : l’Europe obtenait la sécurité dont elle avait désespérément besoin, et l’Amérique consolidait son leadership occidental face au bloc soviétique.
L’illusion de la pérennité
Le problème, c’est que ce qui était censé être une solution temporaire est devenu permanent. Les Européens ont développé une forme d’addiction à la sécurité américaine, comme un drogué qui ne peut plus se passer de sa dose quotidienne. Même après la chute du mur de Berlin en 1989 et la dissolution de l’Union soviétique en 1991, lorsque la justification originelle de l’OTAN a disparu, l’alliance non seulement a survécu mais s’est même élargie à l’Est, intégrant d’anciens pays du pacte de Varsovie. Cette expansion a eu pour effet paradoxal de renforcer encore davantage la dépendance européenne : les nouveaux membres, souvent méfiants vis-à-vis d’une Allemagne revenue forte et d’une Russie perçue comme une menace, considéraient la garantie américaine comme absolument essentielle à leur sécurité. La politique de « porte ouverte » de l’OTAN n’a fait qu’étendre le périmètre de protection américaine, et donc le fardeau américain, tout en diminuant l’incitation pour les Européens à développer des capacités de défense autonomes. Pendant ce temps, les budgets de défense européens continuaient de stagner, voire de diminuer, pendant que les États-Unis maintenaient un effort de guerre considérable, représentant encore aujourd’hui plus de 70% des dépenses militaires de l’OTAN.
Cette situation a créé ce que les analystes appellent le « free riding problem » : les Européens bénéficiaient de la sécurité américaine sans en payer le plein prix. Pendant les décennies 1990 et 2000, cet arrangement a semblé tenir miraculeusement. L’Amérique, dans sa posture d’« hyperpuissance » unipolaire après la Guerre froide, semblait accepter ce rôle de gendarme mondial sans trop se plaindre. Mais les fondations de cet édifice se fissuraient progressivement. Les guerres en Afghanistan et en Ir ont coûté cher en vies humaines et en ressources financières aux États-Unis, créant un ressentiment croissant dans l’opinion publique américaine. La crise financière de 2008 a mis en évidence les déséquilibres économiques entre une Europe vieillissante et endettée et une Amérique confrontée à ses propres défis internes. Puis est arrivé le choc de la montée en puissance chinoise, qui a commencé à détourner l’attention stratégique américaine de l’Europe vers l’Asie. L’élection de Donald Trump en 2016 a simplement rendu explicite ce que de nombreux analystes américains pensaient depuis longtemps : le deal transatlantique n’était plus avantageux pour les États-Unis, et il était temps de renégocier les termes de cette relation. L’avertissement de l’Inde aujourd’hui ne fait que souligner l’urgence de cette réalité : l’ère de la sécurité gratuite offerte par l’Amérique est terminée, et l’Europe doit enfin apprendre à se débrouiller seule.
Ce qui me fascine dans cette histoire, c’est notre capacité collective à l’auto-illusion. Pendant soixante-dix ans, nous avons construit tout un discours sur « l’alliance transatlantique », « les valeurs partagées », « le partenariat stratégique », comme si tout cela était naturel et éternel. Mais en réalité, c’était juste un contrat d’assurance temporaire qui est devenu permanent par commodité. J’ai toujours été frappé par cette différence de mentalité entre les élites européennes et américaines. Quand je discute avec des diplomates ou des militaires américains, ils voient l’alliance OTAN comme un business deal, un contrat qui doit être rentable pour les États-Unis. Quand je parle avec leurs homologues européens, ils parlent d’amitié, de valeurs, d’histoire commune. Cette dissonance cognitive me rappelle ces couples qui croient vivre une histoire d’amour romantique alors que l’un des partenaires voit simplement un arrangement pratique. Le problème, c’est que dans les relations internationales comme dans les couples, celui qui croit à l’amour romantique risque de se retrouver le cœur brisé lorsque l’autre décide que le deal n’est plus assez rentable.
Section 3 : La stratégie de Trump : une rupture assumée
Plus qu’une simple politique, une révolution géopolitique
Lorsque Donald Trump a publié sa stratégie de sécurité nationale en décembre 2025, beaucoup d’observateurs européens ont fait l’erreur de la considérer comme une simple continuation de ses rhétoriques provocatrices de son premier mandat. Quelle erreur ! Ce document représente bien plus qu’une simple politique administrationnelle : il constitue rien de moins que la reconnaissance officielle par Washington d’une réorientation stratégique fondamentale des intérêts américains. La phrase clé, « permettre à l’Europe de se tenir debout seule et d’opérer comme un groupe de nations souveraines alignées », n’est pas une menace ou une négociation : c’est un aveu. L’Amérique annonce publiquement qu’elle ne peut plus — et ne veut plus — être le garant exclusif de la sécurité européenne. Cette déclaration marque la fin de soixante-dix ans de politique étrangère américaine et le début d’une nouvelle ère où l’intérêt national américain prime sur les considérations transatlantiques. Pour la première fois depuis 1945, un président américain déclare explicitement que la défense de l’Europe n’est plus la priorité stratégique numéro un des États-Unis.
Cette rupture n’est pas le fruit du hasard ou de la personnalité erratique de Trump. Elle s’inscrit dans une évolution profonde de la géopolitique mondiale que les analystes américains, qu’ils soient démocrates ou républicains, ont identifiée depuis des années. La montée en puissance de la Chine comme concurrent stratégique majeur a progressivement déplacé le centre de gravité des préoccupations américaines de l’Atlantique vers le Pacifique. Pékin représente aujourd’hui un défi bien plus existentiel pour les intérêts américains que Moscou : la Chine est une puissance économique dix fois plus grande que la Russie, elle dispose d’une technologie de pointe dans des domaines cruciaux comme l’intelligence artificielle, les réseaux 5G ou l’armement hypersonique, et elle poursuit activement des politiques qui menacent l’hégémonie américaine en Asie et au-delà. Face à cette menace, Washington doit faire des choix budgétaires et stratégiques difficiles. Les États-Unis ne peuvent pas maintenir simultanément une posture militaire dominante en Europe, en Asie et au Moyen-Orient face à des concurrents multiples et croissants. La stratégie de Trump reflète cette réalité mathématique : il vaut mieux concentrer les ressources américaines là où elles sont le plus nécessaires — l’Asie — et demander aux alliés européens, qui sont collectivement riches et puissants, de prendre en charge leur propre sécurité.
Les implications concrètes du retrait américain
Concrètement, cette nouvelle stratégie se traduira par des changements significatifs dans la posture militaire américaine en Europe. On peut déjà voir les prémices de cette évolution : des réductions du nombre de troupes américaines stationnées en Allemagne, un recentrage des exercices militaires de l’OTAN vers des missions de soutien plutôt que de défense du territoire européen, une pression accrue sur les alliés européens pour qu’ils augmentent massivement leurs budgets de défense. Mais l’impact le plus profond sera psychologique : pour la première fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Européens devront faire face à leurs responsabilités sécuritaires sans pouvoir compter sur une intervention américaine automatique. Cette réalité créera des tensions et des dilemmes stratégiques immenses. Comment l’Europe va-t-elle financer le doublement ou le triplement de ses dépenses militaires alors que ses populations vieillissent et que ses systèmes sociaux sont déjà sous pression ? Quelles décisions faudra-t-il prendre concernant le nucléaire, la défense antimissile, les capacités de projection de force ? Et surtout, comment les Européens parviendront-ils à s’accorder sur des menaces et des priorités stratégiques alors que leurs intérêts nationaux divergent parfois considérablement ?
L’administration Trump semble avoir fait le calcul que ces problèmes européens ne sont plus les problèmes américains. La nouvelle doctrine américaine pourrait se résumer ainsi : « Nous serons vos amis, vos alliés, vos partenaires commerciaux, mais nous ne serons plus vos gardiens payants ». Cette approche transactionnelle des relations internationales, choquante pour les diplomates européens habitués au langage des valeurs partagées, reflète une vision pragmatique des intérêts nationaux. Pour les États-Unis, le deal transatlantique n’est plus rentable : il coûte trop cher en ressources financières et humaines, il mobilise des capacités militaires nécessaires ailleurs, et il offre des bénéfices stratégiques de plus en plus marginaux. L’avertissement de l’Inde prend ici tout son sens : en annonçant ce retrait, l’Amérique force l’Europe à une confrontation avec elle-même, à une prise de conscience brutale de ses propres faiblesses et de sa dépendance. La question n’est plus de savoir si l’Amérique abandonnera l’Europe, mais comment l’Europe va gérer cette nouvelle réalité inéluctable.
Je dois l’avouer, chaque fois que j’entends les dirigeants européens minimiser l’importance de la stratégie de Trump, je suis pris d’une angoisse prédictive. C’est comme voir des habitants d’une maison construite sur une faille sismique qui refusent de croire aux sismologues leur disant qu’un grand tremblement de terre va arriver. Le plus ironique dans cette situation, c’est que l’Amérique ne fait finalement que demander à l’Europe d’être adulte, de prendre ses responsabilités, de financer sa propre sécurité comme toutes les grandes nations le font. Et pourtant, nous réagissons comme des adolescents qui se plaignent que leurs parents ne veulent plus payer leur loyer. Cette dépendance psychologique à l’Amérique est peut-être plus grave encore que la dépendance militaire. Nous avons tellement intériorisé l’idée que Washington serait toujours là pour nous sauver que nous avons perdu la capacité de penser notre propre défense. Et quand quelqu’un comme Trump ou Jaishankar vient nous dire la vérité, nous préférons les traiter de populistes ou d’ennemis plutôt que de faire face à nos propres carences.
Section 4 : Jaishankar : la voix de l'Inde qui résonne
Un diplomate au carrefour des mondes
S. Jaishankar n’est pas n’importe quel diplomate. Ancien ambassadeur de l’Inde aux États-Unis et en Chine, cet homme de soixante-neuf ans incarne à lui seul la nouvelle stratégie indienne d’autonomie stratégique. Fils d’un éminent stratège indien, il a passé sa carrière à naviguer dans les eaux complexes de la diplomatie mondiale, comprenant mieux que quiconque les dynamiques de pouvoir qui façonnent notre ère. Lorsqu’il prend la parole lors de l’India’s World Annual Conclave en décembre 2025, ce n’est pas simplement un ministre des Affaires étrangères qui s’exprime : c’est la voix d’une civilisation qui a compris les leçons de l’histoire et qui s’apprête à jouer un rôle majeur dans le XXIe siècle. Sa mise en garde à l’Europe ne relève pas de l’hostilité, mais d’une forme de réalisme stratégique que l’Occident semble avoir perdu. L’Inde, qui a traversé les siècles en préservant son indépendance culturelle et politique tout en s’adaptant aux changements de pouvoir mondial, possède cette sagesse pratique des nations qui ont appris à survivre et à prospérer dans un monde imprévisible.
La déclaration de Jaishankar sur les pays qui deviendraient « perdants nets » en restreignant la circulation des talents va bien au-delà de la simple question de l’immigration. Elle constitue une analyse profonde des transformations économiques et démographiques qui redéfinissent les rapports de force mondiaux. L’Inde, avec sa jeunesse, son dynamisme démographique et ses talents croissants dans les secteurs technologiques, comprend que la guerre du XXIe siècle se gagnera autant avec les cerveaux qu’avec les canons. En mettant en garde l’Europe contre les politiques restrictives en matière d’immigration, Jaishankar ne défend pas seulement les intérêts des travailleurs indiens : il offre une vision du monde où la mobilité des talents devient un facteur stratégique aussi important que la possession de ressources naturelles ou de capacités militaires. Cette perspective indienne, ancrée dans l’expérience d’une nation qui a bénéficié de la diaspora de ses talents à travers le monde, contraste fortement avec l’approche occidentale de plus en plus protectionniste et nationaliste.
Une perspective différente sur les alliances
Ce qui distingue fondamentalement l’approche indienne de celle de l’Occident, c’est cette conception flexible et pragmatique des relations internationales. L’Inde a maintenu pendant des décennies une politique de non-alignement stratégique, lui permettant de préserver son autonomie tout en développant des relations constructives avec des puissances aussi diverses que les États-Unis, la Russie, l’Iran ou le Japon. Cette approche, née de la nécessité pendant la Guerre froide, est devenue aujourd’hui un atout majeur dans un monde multipolaire émergent. Alors que l’Europe s’enferme dans une vision binaire de « nous contre eux » (l’Occident contre le reste du monde), l’Inde pratique une diplomatie de réseau, développant des partenariats sectoriels avec de multiples acteurs selon ses intérêts. New Delhi comprend que dans le monde qui vient, la rigidité idéologique sera un handicap tandis que la flexibilité pragmatique sera un atout.
C’est cette compréhension qui transparaît dans les paroles de Jaishankar. Lorsqu’il affirme que les pays occidentaux « devront trouver des moyens de régler leurs problèmes » car ils ont « consciemment et délibérément, au cours des deux dernières décennies, permis à leurs entreprises de se relocaliser », il ne fait pas que critiquer : il analyse. Il souligne que les difficultés économiques et sociales actuelles de l’Occident ne sont pas le produit de forces extérieures, mais le résultat de décisions politiques prises par les gouvernements occidentaux eux-mêmes. L’Inde refuse de jouer le rôle de bouc émissaire pour les problèmes créés par les choix occidentaux. Cette position de principe, qui pourrait paraître provocatrice, reflète en réalité une maturité diplomatique et une confiance en soi croissantes. L’Inde n’a plus besoin de plaire à l’Occident pour exister et prospérer. Elle peut se permettre le luxe de dire des vérités désagréables, non par hostilité, mais parce qu’elle pense sincèrement que l’Occident devrait faire face à ses propres responsabilités plutôt que de chercher des coupables à l’extérieur.
Le message derrière le message
Au-delà des mots, c’est toute la stratégie indienne qui se dessine dans cette intervention. En mettant en garde l’Europe, New Delhi envoie un signal subtil mais puissant : l’Inde n’est plus un partenaire junior dans les relations internationales, mais une puissance émergente qui a sa propre vision du monde et qui est prête à la défendre. Cette prise de position indienne s’inscrit dans un contexte plus large de réévaluation des relations internationales. Alors que l’Amérique se tourne vers l’Asie et que la Russie cherche à réaffirmer son influence, l’Inde se présente comme un partenaire potentiellement plus fiable pour l’Europe, non pas comme substitut aux États-Unis, mais comme complément stratégique dans un monde multipolaire. Les offres de coopération dans les domaines de la défense, de la technologie ou du commerce que l’Inde multiplie avec les pays européens traduisent cette nouvelle ambition.
Le message de Jaishankar contient aussi une mise en garde implicite : si l’Europe persiste dans ses politiques restrictives et sa vision étroite des relations internationales, elle risque de se couler elle-même dans une marginalisation stratégique. L’Inde offre une alternative, une voie différente de celle proposée par la Chine ou la Russie, une voie basée sur le partenariat而不是la domination. Mais cette alternative ne sera disponible éternellement. New Delhi, pragmatique, développera ses alliances là où elles lui seront proposées. L’avertissement lancé à l’Europe est donc aussi une invitation : une invitation à réinventer les relations indo-européennes sur des bases plus équilibrées et mutuellement bénéfiques. La question est de savoir si l’Europe saura entendre ce message et saisir cette opportunité avant qu’il ne soit trop tard.
Chaque fois que j’écoute Jaishankar parler, je suis frappé par cette clarté intellectuelle qui manque tellement à nos dirigeants occidentaux. Il y a chez lui cette capacité à analyser des situations complexes sans se perdre dans le jargon diplomatique ou les considérations morales superficielles. Il voit le monde tel qu’il est, avec ses rapports de force, ses intérêts contradictoires, ses compromis nécessaires. Et il a cette audace de dire des vérités que nos diplomates occidentaux n’oseraient jamais formuler, de peur de froisser ou de compromettre une relation. Ce qui me fascine, c’est cette confiance tranquille qui se dégage de l’Inde aujourd’hui. Plus ce besoin pathétique de validation occidentale, plus cette attitude de supplique. L’Inde parle d’égal à égal, non pas par arrogance, mais parce qu’elle a conscience de son propre poids dans le monde. Cette aisance, cette maturité, me font presque regretter notre propre immaturité collective.
Section 5 : La question de l'immigration : au-delà des apparences
Déconstruire le débat occidental
Quand S. Jaishankar aborde la question de l’immigration lors de son discours à New Delhi, il ne se contente pas de défendre les intérêts des travailleurs étrangers : il procède à une véritable déconstruction du débat occidental sur ce sujet explosif. Les sociétés européennes et américaines sont aujourd’hui traversées par des débats virulents sur l’immigration, présentée comme la source de tous les maux économiques et sociaux. De la droite populiste à une partie de la gauche protectionniste, tous semblent s’accorder sur une idée : il faut limiter l’entrée des étrangers, protéger les emplois nationaux, préserver les identités culturelles. Jaishankar, avec la distance de celui qui observe de l’extérieur, démonte point par point cette rhétorique. Selon lui, « la crise actuelle n’a rien à voir avec la mobilité de la main-d’œuvre entrante ». C’est une affirmation qui devrait faire réfléchir tous les responsables politiques occidentaux : les difficultés économiques que nous traversons ne sont pas causées par les immigrés qui viennent chercher du travail, mais par des décisions politiques prises par nos propres gouvernements.
Le ministre indien poursuit son analyse en soulignant que si les pays occidentaux font face à des difficultés économiques aujourd’hui, c’est parce qu’ils ont « consciemment et délibérément, au cours des deux dernières décennies, permis à leurs entreprises de se relocaliser ». Cette phrase résonne avec une force particulière dans le contexte des délocalisations massives qui ont affecté les industries occidentales depuis les années 2000. Loin d’être le résultat d’une fatalité économique mondiale, ces délocalisations correspondent souvent à des politiques délibérées de libéralisation commerciale, motivées par des idéologies néolibérales qui prônaient la libre circulation des capitaux et des marchandises sans considération suffisante pour les conséquences sociales. Les entreprises occidentales, encouragées par des politiques fiscales favorables et des réglementations du travail assouplies, ont massivement délocalisé leurs activités de production vers des pays où la main-d’œuvre était moins chère, créant ainsi des déserts industriels dans leurs propres pays et générant un chômage structurel difficile à résorber. L’immigration n’est pas la cause du problème, mais le symptôme d’un modèle économique qui a privilégié le profit des entreprises sur le bien-être des travailleurs.
La réalité démographique incontournable
Mais l’analyse de Jaishankar va plus loin encore. En insistant sur le fait que les pays occidentaux « deviendront des perdants nets » s’ils limitent la mobilité des talents, il met en lumière une réalité démographique que beaucoup en Occident préfèrent ignorer : nos sociétés vieillissantes ont besoin d’immigration pour survivre économiquement. L’Europe fait face à un défi démographique majeur : des taux de natalité bas, une espérance de vie qui augmente, et une population active qui commence à diminuer dans de nombreux pays. Dans ces conditions, comment financer les retraites, maintenir la croissance économique, et assurer la pérennité de nos systèmes de protection sociale sans faire appel à une main-d’œuvre étrangère ? Les données sont claires : sans immigration, la population active de nombreux pays européens commencerait à décliner dès les années 2030, avec des conséquences économiques et sociales potentiellement catastrophiques.
Cette réalité démographique crée une contradiction fondamentale dans les politiques occidentales actuelles. D’un côté, les gouvernements reconnaissent la nécessité de l’immigration pour des raisons économiques évidentes. De l’autre, ils cèdent à la pression populiste en promettant des politiques toujours plus restrictives. Cette incohérence conduit à des situations absurdes : des pays qui manquent cruellement de médecins, d’informaticiens, d’ingénieurs ou de travailleurs qualifiés dans de nombreux secteurs, mais qui en même temps compliquent les procédures d’immigration et multiplient les obstacles administratifs. L’Inde, avec sa jeunesse et ses talents croissants, représente une solution évidente à ce problème démographique. Les diplômés indiens en sciences, technologie, ingénierie et mathématiques (STEM) sont parmi les meilleurs au monde et pourraient combler de nombreux besoins dans les économies occidentales. Mais au lieu de faciliter cette mobilité, les politiques restrictives actuelles risquent de pousser ces talents vers d’autres destinations ou de les faire retourner dans leur pays d’origine.
La compétition mondiale pour les talents
Ce que Jaishankar comprend parfaitement, c’est que nous sommes entrés dans une nouvelle ère où la guerre pour les talents remplacera progressivement la guerre pour les ressources naturelles ou les territoires. Dans une économie mondiale basée sur la connaissance et l’innovation, les cerveaux constituent la ressource la plus précieuse. Les pays qui réussiront à attirer et retenir les meilleurs talents seront ceux qui domineront l’économie mondiale du XXIe siècle. En ce sens, les politiques restrictives en matière d’immigration que certains pays occidentaux adoptent aujourd’hui constituent non seulement une erreur économique à court terme, mais un suicide stratégique à long terme. En se fermant à la mobilité des talents, l’Europe et l’Amérique risquent de se priver des ressources humaines nécessaires à leur prospérité future, tout en offrant un avantage compétitif à leurs rivaux qui adoptent des politiques plus ouvertes.
La Chine, par exemple, a bien compris cet enjeu. Bien qu’elle ait une population nombreuse, Pékin investit massivement dans des programmes visant à attirer les talents chinois expatriés ainsi que des chercheurs et ingénieurs étrangers. L’Inde elle-même, malgré ses défis internes, développe des politiques pour retenir ses meilleurs talents tout en cherchant à attirer des compétences du monde entier. Dans ce contexte de compétition mondiale accrue, l’Occident risque de perdre l’avantage qu’il a longtemps détenu dans le domaine de l’innovation et de la technologie s’il persiste dans ses politiques restrictives. L’avertissement de Jaishankar n’est donc pas seulement une défense des intérêts indiens : c’est une analyse lucide des transformations économiques mondiales et un conseil amical, quoiqu direct, à des partenaires qui risquent de se nuire à eux-mêmes.
Je suis toujours effaré par l’hypocrisie collective qui entoure le débat sur l’immigration en Occident. D’un côté, nos entreprises crient qu’elles manquent de talents, que leurs services de recherche et développement sont sous-équipés, qu’elles ne trouvent pas les compétences nécessaires. De l’autre, nos politiques promettent de « fermer les frontières » et de « protéger les emplois nationaux ». Cette schizophrénie collective me dépasse. Comment peut-on simultanément reconnaître un besoin économique vital et promettre de s’y opposer ? La réponse, bien sûr, c’est que nous mentons. Nous mentons à nos électeurs en leur faisant croire que nous pouvons protéger leur emploi en s’opposant à l’immigration, alors que nous savons pertinemment que sans immigration, notre économie s’effondrerait. Ce mensonge politique, cette lâcheté collective face aux populistes, est peut-être encore plus grave que les politiques restrictives elles-mêmes.
Section 6 : Les réalités économiques que l'Occident ignore
Le mythe de la prospérité occidentale
Une des analyses les plus percutantes de Jaishankar concerne ce qu’il appelle les « choix stratégiques » faits par les pays occidentaux au cours des deux dernières décennies. En déclarant que les difficultés économiques actuelles de l’Occident sont le résultat de décisions délibérées, il met le doigt sur une vérité que beaucoup préfèrent ignorer : la prospérité économique n’est pas un droit acquis mais le résultat de politiques spécifiques. Pendant des décennies, l’Occident a vécu sur l’héritage de sa domination industrielle et technologique accumulée depuis la révolution industrielle. Mais cet avantage historique a été progressivement dilapidé par une série de décisions économiques et politiques qui ont sapé les fondements de notre prospérité. La délocalisation massive des industries manufacturières, la financiarisation de l’économie au détriment de la production réelle, l’accumulation de dettes publiques et privées insoutenables, l’investissement insuffisant dans l’éducation et la recherche — autant de choix qui semblaient rationnels à court terme mais qui ont créé des vulnérabilités structurelles.
La crise financière de 2008 a révélé la fragilité de ce modèle économique. Mais au lieu de procéder à une remise en question fondamentale, les gouvernements occidentaux ont choisi la voie de la facilité : des politiques monétaires expansionnistes, des sauvetages bancaires coûteux, des déficits budgétaires croissants. Ces mesures ont évité un effondrement immédiat, mais elles ont aggravé les problèmes structurels. Aujourd’hui, de nombreuses économies occidentales sont engagées dans une trajectoire de croissance lente, d’inégalités croissantes et de dettes insoutenables. La productivité stagne, la classe moyenne s’érode, et le sentiment de déclin économique s’installe durablement dans la population. Face à cette situation, les responsables politiques occidentaux cherchent des coupables à l’extérieur : la concurrence déloyale de la Chine, les pratiques commerciales agressives des pays émergents, ou encore — revenant au thème de l’immigration — la présence de travailleurs étrangers.
La mondialisation selon l’Occident
Ce que Jaishankar souligne implicitement, c’est l’hypocrisie fondamentale de la position occidentale sur la mondialisation. Pendant des décennies, l’Occident a prêché les vertus de la libre circulation des capitaux, des marchandises et des technologies, présentant la mondialisation comme un processus bénéfique pour tous. Les institutions financières internationales dominées par l’Occident (FMI, Banque mondiale, OMC) ont imposé des politiques de libéralisation économique aux pays en développement, exigeant l’ouverture de leurs marchés et la privatisation de leurs entreprises. L’Occident a été le principal architecte et bénéficiaire de ce système de mondialisation — du moins jusqu’à ce que les règles qu’il avait créées commencent à bénéficier à d’autres acteurs.
Aujourd’hui, lorsque la Chine ou d’autres pays émergents utilisent les mêmes règles de libre échange pour développer leurs économies et concurrencer les entreprises occidentales, le ton change soudainement. On entend de plus en plus parler de « concurrence déloyale », de « dumping économique », de « protectionnisme nécessaire ». Cette réaction révèle une mentalité colonialiste qui persiste dans de nombreux cercles dirigeants occidentaux : la mondialisation est bonne quand elle profite à l’Occident, mais elle devient problématique quand d’autres en bénéficient. L’Inde, qui a subi les conséquences des politiques d’ajustement structurel imposées par l’Occident dans les années 1990, comprend particulièrement bien cette hypocrisie. New Delhi sait que les règles du commerce international ont été écrites pour servir les intérêts des puissances établies, et que lorsque ces puissances commencent à perdre du terrain, elles sont promptes à changer les règles ou à accuser les autres de tricher.
L’innovation et la technologie : nouveaux champs de bataille
L’un des domaines où ce changement de paradigme économique est le plus visible est celui de la technologie et de l’innovation. Pendant des décennies, l’Occident, et particulièrement les États-Unis, a dominé le secteur technologique mondial. Silicon Valley était synonyme d’innovation, les entreprises américaines (Google, Apple, Microsoft, Facebook) dominaient les marchés mondiaux, et l’Europe excellait dans des secteurs industriels de haute technologie. Mais cette domination est aujourd’hui contestée. La Chine a réussi à développer des champions technologiques dans des domaines aussi variés que les télécommunications (Huawei), l’intelligence artificielle (Baidu, Tencent), ou les véhicules électriques (BYD). L’Inde émerge comme une puissance majeure dans les services informatiques et le développement de logiciels. D’autres pays asiatiques comme la Corée du Sud ou Taïwan continuent d’innover dans les semi-conducteurs et l’électronique.
Face à cette concurrence technologique croissante, la réaction occidentale a été ambivalente. D’un côté, on reconnaît la nécessité d’innover pour rester compétitif. De l’autre, on multiplie les mesures protectionnistes sous prétexte de sécurité nationale ou de protection des données personnelles. Les accusations d’espionnage technologique, les interdictions d’équipements de télécommunications, les restrictions sur les investissements étrangers dans les secteurs sensibles — toutes ces politiques traduisent une même réalité : l’Occident perd sa suprématie technologique et tente de se protéger par des barrières réglementaires plutôt que par une véritable relance de l’innovation. Cette approche est non seulement inefficace à long terme, mais elle risque également d’accélérer la fragmentation du système technologique mondial en blocs régionaux concurrents.
Ce qui me frappe le plus dans cette situation économique, c’est cette incapacité occidentale à faire son autocritique. Nous avons passé des décennies à donner des leçons d’économie au reste du monde, à imposer des politiques d’austérité aux pays en crise, à prêcher les vertus du marché libre. Et aujourd’hui, quand ces mêmes politiques produisent des résultats négatifs chez nous, au lieu de remettre en question notre modèle, nous cherchons des boucs émissaires. La Chine, la Russie, les immigrés, le changement climatique — n’importe quoi pour ne pas avoir à regarder nos propres choix en face. Il y a quelque chose de profondément immature dans cette attitude. Comme ces adolescents qui accusent tout le monde de leurs échecs scolaires sans jamais remettre en question leurs méthodes de travail. Pendant ce temps, des pays comme l’Inde ou la Chine analysent froidement leurs réussites et leurs échecs, ajustent leurs stratégies, et avancent. Le contraste est saisissant, et presque humiliant.
Section 7 : L'Europe face à sa propre dépendance
Le réveil brutal d’une illusion
L’avertissement de l’Inde résonne avec une force particulière en Europe parce qu’il met en lumière une contradiction fondamentale au cœur du projet européen. L’Union européenne se présente comme une puissance mondiale autonome, capable de peser sur les affaires internationales et de défendre ses intérêts. Elle dispose d’une économie collective comparable à celle des États-Unis, de standards de vie parmi les plus élevés au monde, et d’une influence culturelle et diplomatique considérable. Et pourtant, sur le plan de la sécurité, l’Europe reste profondément dépendante de Washington. Cette dissonance entre les ambitions politiques et les réalités sécuritaires constitue l’une des faiblesses structurelles les plus graves du projet européen.
Cette dépendance n’est pas nouvelle, mais elle devient particulièrement problématique dans le contexte actuel de réorientation stratégique américaine. Pendant la Guerre froide, la dépendance européenne envers l’OTAN était justifiée par la menace soviétique claire et identifiable. Après 1991, cette dépendance aurait dû être progressivement réduite, permettant à l’Europe de développer ses propres capacités de défense. Mais c’est l’inverse qui s’est produit : l’élargissement de l’OTAN vers l’Est a反而 renforcé la dépendance européenne en intégrant de nouveaux pays qui considéraient la garantie américaine comme essentielle à leur sécurité. Les budgets de défense européens ont continué de stagner, atteignant des niveaux historiquement bas. La sécurité européenne est devenue un bien public mondial financé principalement par les contribuables américains — une situation non seulement injuste, mais stratégiquement dangereuse.
Les conséquences de l’abandon stratégique américain
La nouvelle stratégie américaine annoncée par Trump confronte l’Europe à des choix difficiles et urgentes. La première conséquence évidente sera financière : si les États-Unis réduisent leur contribution à la défense européenne, les pays européens devront augmenter massivement leurs budgets militaires. Les estimations varient, mais la plupart des experts s’accordent sur le fait que l’Europe devrait au moins doubler ses dépenses de défense actuelles pour maintenir un niveau de sécurité équivalent à celui d’aujourd’hui. Cela représenterait des centaines de milliards d’euros supplémentaires par an — des sommes considérables qui devront être trouvées dans des budgets déjà tendus. Dans un contexte de vieillissement démographique et de pressions croissantes sur les systèmes sociaux, cette augmentation des dépenses militaires se fera au détriment d’autres priorités : éducation, santé, infrastructures, transition écologique.
La deuxième conséquence sera stratégique. Sans le parapluie nucléaire américain, l’Europe devra se poser des questions fondamentales sur sa propre dissuasion. La France dispose de l’arme nucléaire, mais sa doctrine reste strictement nationale et sa capacité à étendre cette dissuasion à l’ensemble de l’Europe reste limitée. Le Royaume-Uni possède également des armes nucléaires, mais son retrait de l’UE complique toute coordination européenne. Faut-il développer une dissuasion nucléaire européenne commune ? Cette question, longtemps taboue, devra être abordée sérieusement dans les années à venir. De même, l’Europe devra développer des capacités autonomes dans des domaines critiques comme la défense antimissile, la renseignement, la logistique militaire, ou la projection de force. Des décennies de sous-investissement ont créé des lacunes considérables dans ces domaines.
Les divisions européennes face à l’épreuve
La troisième conséquence, peut-être la plus préoccupante, concerne l’unité européenne elle-même. Jusqu’à présent, l’union de l’Europe dans le cadre de l’OTAN a été facilitée par le leadership américain clair et la menace commune soviétique puis russe. Mais sans ce cadre externe, les divergences stratégiques entre pays européens risquent de devenir apparentes. L’Allemagne, traditionnellement pacifiste et focalisée sur son économie, sera-t-elle prête à assumer les responsabilités militaires que son poids économique implique ? La Pologne et les pays baltes, préoccupés par la menace russe, accepteront-ils une stratégie européenne qui pourrait sembler moins protectrice que la garantie américaine ? La France, qui cherche depuis longtemps à promouvoir une défense européenne autonome, parviendra-t-elle à convaincre ses partenaires de son approche ?
Ces divisions ne sont pas purement théoriques. Elles se manifestent déjà dans des débats concrets sur la défense européenne. Le projet d’intervention militaire en Libye en 2011 avait révélé les limites des capacités européennes autonomes. Les discussions sur une force de réaction rapide européenne ou sur le financement commun de projets d’armement se heurtent régulièrement à des intérêts nationaux divergents. Sans la discipline imposée par le cadre transatlantique, ces risques de fragmentation pourraient s’accélérer, menaçant non seulement la sécurité européenne, mais l’intégration européenne elle-même. L’avertissement de l’Inde prend ici tout son sens : en annonçant son retrait potentiel, l’Amérique ne teste pas seulement la capacité militaire de l’Europe, mais sa capacité à rester unie face à l’adversité.
Chaque fois que je participe à des débats sur la défense européenne, je suis frappé par cette forme de schizophrénie collective. D’un côté, tout le monde s’accorde à dire que l’Europe doit devenir « autonome stratégiquement ». De l’autre, personne ne veut vraiment payer le prix de cette autonomie. Les Allemands préfèrent investir dans leurs exportations, les Français dans leur prestige nucléaire national, les Polonais dans la garantie américaine, les Italiens dans leurs vacances. Cette illusion collective me fait penser à ces gens qui disent vouloir perdre du poids sans jamais changer leurs habitudes alimentaires. L’autonomie stratégique européenne, ce n’est pas un concept diplomatique abstrait : c’est un choix concret qui implique des sacrifices, des investissements massifs, et surtout une volonté politique qui semble nous faire cruellement défaut. L’Inde le comprend, les États-Unis le comprennent, mais nous, nous continuons de vivre dans ce rêve confortable d’une sécurité offerte et gratuite.
Section 8 : La nouvelle donne mondiale : l'Asie au centre
Le déplacement du centre de gravité mondial
L’une des raisons fondamentales du changement d’attitude américain, que l’Inde a si bien identifié, est ce que les stratèges appellent le « déplacement du centre de gravité mondial » de l’Atlantique vers le Pacifique. Le XXIe siècle sera asiatique — cette affirmation, qui semblait audacieuse il y a vingt ans, devient aujourd’hui une évidence statistique et économique. L’Asie représente déjà plus de la moitié du PIB mondial en parité de pouvoir d’achat, abrite les trois quarts de la population mondiale, et contribue aux deux tiers de la croissance économique mondiale. Les dynamiques démographiques, économiques et technologiques convergent toutes dans la même direction : l’Asie devient progressivement le centre névralgique de l’économie et de la politique mondiale. Cette transformation n’est pas un phénomène futur : elle est déjà en cours et s’accélère.
La Chine, bien sûr, constitue l’élément le plus visible de cette réorientation asiatique. En quelques décennies, Pékin a transformé son économie, passant d’un pays principalement agricole à une puissance technologique et industrielle de premier plan. Mais la montée en puissance asiatique ne se limite pas à la Chine. L’Inde émerge comme le deuxième géant démographique et économique de l’Asie, avec une population jeune, une diaspora mondiale influente, et des capacités technologiques croissantes dans les services informatiques, les produits pharmaceutiques, et maintenant la conquête spatiale. Le Japon reste une puissance économique et technologique majeure. La Corée du Sud et Taïwan dominent des secteurs critiques comme les semi-conducteurs. L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) forme un marché intégré de 650 millions d’habitants avec une croissance économique rapide. Même des pays comme le Vietnam, l’Indonésie ou le Bangladesh deviennent des acteurs économiques significatifs.
Les implications stratégiques pour les puissances occidentales
Cette nouvelle réalité géographique du pouvoir mondial a des implications directes pour la stratégie américaine. Washington comprend que si les États-Unis veulent rester la puissance mondiale prédominante au XXIe siècle, ils doivent consacrer une part croissante de leurs ressources diplomatiques, économiques et militaires à l’Asie. La Chine n’est pas seulement un concurrent économique : elle développe des capacités militaires modernes, étend son influence diplomatique à travers des initiatives comme les « Nouvelles Routes de la Soie », et promeut un modèle alternatif de gouvernance mondiale basé sur des principes non-démocratiques. Face à cette montée en puissance chinoise, les États-Unis ne peuvent pas se permettre de disperser leurs ressources sur plusieurs fronts. Ils doivent faire des choix stratégiques difficiles, et ces choix se traduisent inévitablement par une réduction de leur engagement dans d’autres régions, dont l’Europe.
La stratégie américaine actuelle ne relève donc pas d’un caprice trumpien ou d’une idéologie isolationniste, mais d’une analyse froide des intérêts nationaux à long terme. Les États-Unis sont confrontés à ce que les stratèges militaires appellent un « dilemme de la guerre sur deux fronts » : ils ne peuvent pas simultanément contenir la Chine en Asie et garantir la sécurité de l’Europe. Ils doivent choisir leurs priorités stratégiques, et la logique géopolitique indique que l’Asie devrait devenir leur priorité principale. Cette réalité ne change pas fondamentalement qu’il y ait un démocrate ou un républicain à la Maison Blanche. Même une administration plus atlantiste serait contrainte par les mêmes réalités démographiques, économiques et militaires. La différence est que Trump dit explicitement ce que d’autres pensent mais n’osent pas dire.
L’Inde comme pivot stratégique
C’est dans ce contexte que le rôle de l’Inde prend toute son importance. New Delhi comprend parfaitement cette réorientation stratégique américaine et cherche à en tirer le meilleur parti pour ses propres intérêts. L’Inde se positionne comme un partenaire essentiel pour les États-Unis dans leur stratégie de containment de la Chine, mais aussi comme une puissance indépendante capable de maintenir des relations constructives avec d’autres acteurs mondiaux. Cette flexibilité stratégique constitue un atout majeur dans un monde multipolaire émergent. L’Inde offre aux puissances occidentales une alternative à la dépendance totale vis-à-vis de la Chine, non seulement sur le plan économique mais aussi stratégique.
La relation entre les États-Unis et l’Inde s’est considérablement développée au cours des dernières décennies, passant d’une méfiance héritée de la Guerre froide à un partenariat stratégique de plus en plus étroit. Les accords de défense, la coopération en matière de terrorisme, le développement de liens économiques et technologiques — tous ces éléments témoignent d’une convergence d’intérêts croissante. Mais l’Inde maintient simultanément des relations importantes avec d’autres puissances, y compris la Russie et l’Iran, refusant de s’enfermer dans une vision bipolaire du monde. Cette approche pragmatique contraste avec la rigidité idéologique qui caractérise souvent les politiques occidentales.
Pour l’Europe, cette nouvelle donne asiatique représente à la fois un défi et une opportunité. Le défi, c’est de comprendre que le centre de gravité mondial se déplace et que l’influence européenne relative diminuera inévitablement si l’Union ne s’adapte pas. L’opportunité, c’est de développer des partenariats stratégiques avec les puissances asiatiques émergentes, en particulier l’Inde, pour diversifier ses alliances et maintenir son influence mondiale. L’avertissement de Jaishankar peut être interprété comme une invitation : l’Inde est prête à travailler avec l’Europe, mais sur des bases plus équilibrées et mutuellement bénéfiques.
J’ai toujours été fasciné par cette capacité des civilisations asiatiques à penser en termes de cycles longs et de transformations profondes, alors que nous Occidentaux sommes prisonniers d’une vision à court terme et de nos certitudes idéologiques. Pendant que nous débattions de questions identitaires ou de réglementations microscopiques, la Chine construisait des routes commerciales à travers le monde, l’Inde formait des millions d’ingénieurs, le Vietnam développait ses industries. Il y a quelque chose de presque tragique dans ce décalage temporel entre notre perception de nous-mêmes comme centre du monde et la réalité géopolitique qui nous échappe progressivement. L’avertissement de l’Inde n’est pas seulement un rappel stratégique : c’est un signal que l’histoire avance et que les civilisations qui refusent de s’adapter risquent de devenir les spectateurs de leur propre déclin.
Section 9 : Les conséquences pour la défense européenne
La révolution budgétaire nécessaire
Face au retrait américain potentiel, la défense européenne se trouve confrontée à un besoin de transformation qui dépasse en ampleur tout ce qu’elle a connu depuis soixante-dix ans. La première et la plus évidente de ces transformations concerne les budgets de défense. Les pays européens devront passer d’une mentalité de consommateurs de sécurité à une mentalité de producteurs de sécurité. Cela se traduira par des augmentations massives des dépenses militaires. Les experts estiment que pour maintenir un niveau de défense crédible sans le soutien américain, l’Europe devrait au minimum doubler ses dépenses actuelles, passant de 2% du PIB en moyenne à 4% ou plus pour certains pays.
Cette augmentation budgétaire représente un défi colossal. En termes absolus, cela signifie des centaines de milliards d’euros supplémentaires chaque année. Pour l’Allemagne, première puissance économique européenne, cela pourrait représenter plus de 100 milliards d’euros annuels. Pour la France, cela impliquerait de passer de 40 à plus de 80 milliards d’euros. Même pour les pays plus petits, l’effort serait considérable. Mais le véritable défi n’est pas seulement financier : il est politique et social. Comment justifier auprès des populations des dépenses militaires croissantes quand les besoins dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de l’écologie semblent si pressants ? Comment convaincre des citoyens qui n’ont pas connu de guerre directe depuis soixante-dix ans de l’urgence d’investir massivement dans la défense ?
La reconstruction des capacités industrielles
Le deuxième grand défi concerne les capacités industrielles et technologiques. Des décennies de sous-investissement ont créé des lacunes considérables dans la base industrielle de défense européenne. L’Europe excelle dans certains domaines de niche — l’avionique avec Airbus, les navires de guerre avec les chantiers français et italiens, certains équipements militaires de haute technologie — mais elle a perdu des capacités critiques dans d’autres domaines. La production de munitions, par exemple, est devenue si limitée que plusieurs pays européens ont eu du mal à soutenir leurs propres engagements en Ukraine tout en maintenant leurs stocks opérationnels.
La reconstruction de cette base industrielle demandera des investissements massifs et une coopération européenne renforcée. Il faudra remettre en service des usines fermées, former des milliers d’ingénieurs et de techniciens spécialisés, développer de nouvelles technologies dans des domaines comme les drones, les armements hypersoniques, la guerre cybernétique, ou l’intelligence artificielle militaire. L’Europe devra choisir entre dépendre d’importations sensibles ou développer sa propre autonomie technologique. Cette reconquête industrielle prendra des années, voire des décennies, et nécessitera une volonté politique stable sur le long terme.
La révolution organisationnelle et stratégique
Le troisième défi, peut-être le plus complexe, concerne l’organisation et la stratégie de la défense européenne. Pendant des décennies, les forces armées européennes ont été structurées pour s’intégrer dans le cadre de l’OTAN sous commandement américain. L’Europe devra développer ses propres structures de commandement, ses propres doctrines stratégiques, ses propres capacités de planification. Cela ne signifie pas nécessairement abandonner l’OTAN, mais complémenter l’alliance avec des capacités purement européennes.
Cette transformation organisationnelle soulève des questions fondamentales. Comment coordonner les forces armées de vingt-sept pays aux traditions militaires, aux langues, aux équipements différents ? Comment développer une stratégie de défense commune quand les perceptions des menaces varient considérablement entre les pays membres ? L’Allemagne, par exemple, reste profondément marquée par son histoire et réticente à engager des forces militaires à l’étranger. La France possède une culture stratégique interventionniste mais des capacités limitées. Les pays d’Europe centrale et orientale sont obsédés par la menace russe et pourraient être prêts à des engagements que les pays d’Europe occidentale refuseraient.
Sur le plan stratégique, l’Europe devra répondre à des questions fondamentales sur l’étendue géographique de sa défense. Doit-elle se concentrer uniquement sur la défense du territoire européen ? Ou doit-elle développer des capacités de projection de force pour intervenir dans des crises lointaines qui affectent ses intérêts ? Quel rôle pour le nucléaire dans la défense européenne ? Faut-il développer une force de réaction rapide européenne permanente ? Toutes ces questions qui pouvaient être différées dans le cadre de l’OTAN deviennent urgentes aujourd’hui.
Chaque fois que j’assiste à des discussions sur la défense européenne, j’ai cette sensation de parler aux gens d’une autre planète. Les militaires européens parlent de leur expérience en Afghanistan, en Libye, au Mali, mais toujours dans le cadre de coalitions dirigées par les Américains. Les politiques européens débattent d’autonomie stratégique mais continuent de penser en termes nationaux. Les industriels européens se plaignent de la concurrence américaine mais refusent de vraiment s’unir. Il y a cette dissonance totale entre les ambitions affichées et les réalités opérationnelles. L’Inde, dans sa sagesse pratique, comprend que la défense n’est pas un concept abstrait : c’est une question de volontés, de budgets, d’industries, de capacités concrètes. Et nous, nous continuons de débattre comme si les mots pouvaient remplacer les capacités réelles.
Section 10 : La position stratégique de l'Inde : ni alignement ni opposition
L’héritage du non-alignement réinventé
La position de l’Inde dans le système mondial contemporain constitue l’une des analyses les plus subtiles et les plus mal comprises par les observateurs occidentaux. Beaucoup continuent de penser en termes de blocs et d’alliances fixes, mais l’Inde pratique depuis son indépendance une forme de non-alignement stratégique qui s’est adapté aux nouvelles réalités mondiales. Ce n’est pas la neutralité, ni l’équidistance entre les puissances, mais une autonomie de décision qui permet à New Delhi de coopérer avec différents partenaires selon les domaines et les circonstances. Cette approche, née de la nécessité pendant la Guerre froide lorsque l’Inde refusait de choisir entre le bloc américain et le bloc soviétique, est devenue aujourd’hui un atout majeur dans un monde multipolaire émergent.
Cette stratégie se manifeste dans les relations complexes que l’Inde maintient avec différentes puissances. New Delhi a développé un partenariat stratégique croissant avec les États-Unis, particulièrement dans les domaines de la défense, du contre-terrorisme, et de la coopération économique. Simultanément, l’Inde maintient des relations solides avec la Russie, son fournisseur historique d’équipements militaires, et refuse de rejoindre les sanctions occidentales contre Moscou. L’Inde coopère avec l’Iran sur des questions énergétiques et régionales, tout en développant des liens avec Israël et les pays arabes du Golfe. Elle participe à des organisations comme les BRICS qui promeuvent une vision multipolaire du monde, tout en étant membre de forums quadripartites comme le Quad (avec les États-Unis, le Japon et l’Australie) visant à contenir l’influence chinoise. Cette flexibilité stratégique n’est pas de l’incohérence : c’est de la realpolitik indienne.
Les fondements de l’autonomie indienne
Cette capacité à maintenir une position autonome repose sur plusieurs fondements solides. Le premier est démographique : avec 1,4 milliard d’habitants et une population jeune, l’Inde constitue un marché intérieur massif qui lui donne une autonomie économique considérable. Le deuxième est économique : bien que le développement économique indien reste inégal, le pays dispose d’une base industrielle diversifiée, de capacités technologiques croissantes, et d’une diaspora mondiale influente qui constitue un atout diplomatique et économique majeur. Le troisième fondement est militaire : l’Inde possède l’une des plus grandes armées du monde, des capacités nucléaires depuis les années 1970, et une industrie de défense de plus en plus autonome.
Le quatrième fondement, peut-être le plus important, est culturel et politique. L’Inde est une civilisation ancienne qui a traversé les siècles en préservant son identité malgré les invasions et les colonisations. Cette longévité historique a développé chez les élites indiennes une perspective à long terme et une confiance en soi que les pays plus jeunes peuvent parfois envier. L’Inde ne se sent pas obligée de choisir entre l’Est et l’Ouest, car elle se considère comme une civilisation à part entière, avec sa propre vision du monde et ses propres intérêts stratégiques. Cette assurance culturelle se traduit par une politique étrangère plus indépendante et moins soumise aux pressions externes.
Les implications pour les relations avec l’Europe
Dans ce contexte, l’avertissement de l’Inde à l’Europe prend tout son sens. New Delhi n’essaie pas de remplacer les États-Unis comme partenaire principal de l’Europe, ni de créer un bloc anti-occidental. Au contraire, l’Inde offre une vision de partenariat plus équilibrée et mutuellement bénéfique. L’Inde comprend que l’Europe a besoin de partenaires stratégiques diversifiées dans un monde multipolaire, tout comme l’Inde a besoin de maintenir des relations constructives avec différentes puissances. La proposition indienne n’est pas de choix exclusifs, mais de réseaux flexibles de coopération.
Cette approche peut sembler déroutante pour des diplomates occidentaux habitués à des logiques d’alliances formelles et d’engagements contraignants. Mais elle correspond précisément aux besoins d’un monde globalisé complexe où les défis transnationaux (changement climatique, terrorisme, pandémies) exigent des coopérations souples et thématiques plutôt que des alliances rigides. L’Inde propose à l’Europe non pas un substitut à la relation transatlantique, mais un complément stratégique qui pourrait permettre à l’Union européenne de développer une plus grande autonomie et une plus grande flexibilité dans ses relations internationales.
Cependant, cette offre indienne comporte aussi une mise en garde implicite : l’Inde ne sera pas éternellement disponible si l’Europe tarde à saisir cette opportunité. New Delhi développe ses relations avec d’autres puissances asiatiques, avec l’Afrique, avec l’Amérique latine. L’Inde avance et construit son réseau mondial d’alliances, avec ou sans l’Europe. L’avertissement lancé par Jaishankar pourrait donc être interprété comme un « now or never » stratégique : l’Europe a une fenêtre d’opportunité pour réinventer ses relations avec l’Inde sur des bases nouvelles, mais cette fenêtre ne restera pas ouverte éternellement.
Je suis toujours impressionné par cette capacité indienne à naviguer dans les complexités mondiales avec une telle aisance. Pendant que nous Occidentaux nous débattons en termes binaires — démocratie contre autoritarisme, Occident contre reste du monde — l’Inde développe des relations pragmatiques avec tout le monde sans perdre son âme. Il y a cette sagesse pratique qui vient d’une civilisation millénaire, cette compréhension que le monde n’est ni blanc ni noir, mais plein de nuances complexes. Les diplomates indiens que je rencontre parlent de leurs relations avec la Russie, la Chine, les États-Unis, l’Iran, avec la même tranquillité, comme s’il s’agissait de pièces sur un échiquier qu’il faut déplacer selon les besoins stratégiques. Cette perspective me fait presque regretter notre propre rigidité idéologique, cette incapacité à penser le monde en dehors de nos catégories morales simplistes.
Section 11 : Les opportunités dans la crise
Le potentiel d’une renaissance industrielle européenne
Paradoxalement, la crise actuelle provoquée par le retrait américain potentiel pourrait contenir les germes d’une renaissance industrielle et technologique européenne. Depuis des décennies, l’industrie de défense européenne souffre de fragmentation, de sous-investissement, et de concurrence interne. Les gouvernements européens préfèrent souvent acheter des équipements américains plutôt que de développer des alternatives européennes, créant un cercle vicieux où l’industrie européenne s’affaiblit, ce qui justifie davantage les achats américains. Cette situation pourrait radicalement changer avec la nécessité de développer une autonomie de défense.
La reconstruction des capacités militaires européennes stimulerait des secteurs industriels stratégiques : aéronautique, naval, spatial, cybernétique, intelligence artificielle. Elle créerait des milliers d’emplois qualifiés. Elle encouragerait l’innovation dans des technologies à double usage qui pourraient bénéficier au secteur civil. L’Europe pourrait retrouver une souveraineté technologique perdue, non seulement dans le domaine militaire mais aussi dans des secteurs critiques comme les semi-conducteurs, les télécommunications, ou les énergies renouvelables. Cette renaissance industrielle pourrait s’étendre au-delà du secteur de la défense, stimulant une refondation économique plus large.
L’accélération de l’intégration européenne
La deuxième opportunité majeure concerne l’intégration politique européenne. Pendant des décennies, la défense et la sécurité ont été les domaines où l’intégration européenne a progressé le moins, précisément parce que la garantie américaine rendait cette coopération moins urgente. Aujourd’hui, la nécessité pourrait enfin remplacer la procrastination. Face à un déficit de sécurité croissant, les pays européens pourraient être contraints de développer des mécanismes de décision commune, des budgets mutualisés, des commandes industrielles coordonnées. Cette coopération en matière de défense pourrait avoir un effet d’entraînement sur d’autres domaines, accélérant l’intégration politique européenne.
Des projets comme l’initiative d’intervention européenne, le Fonds européen de la défense, ou la coopération structurée permanente pourraient enfin prendre leur véritable ampleur. Les États européens pourraient développer des capacités de planification stratégique commune, des états-majors intégrés, des doctrines militaires partagées. L’Europe pourrait enfin passer du statut de puissance économique à celui d’acteur stratégique complet. Cette transformation ne serait pas facile — elle se heurterait à des intérêts nationaux et à des souverainetés jalousement gardées — mais la nécessité pourrait surmonter bien des résistances.
Une nouvelle relation transatlantique plus équilibrée
La troisième opportunité concerne la relation transatlantique elle-même. La dépendance européenne vis-à-vis des États-Unis a créé une relation profondément déséquilibrée, où Washington prenait les décisions stratégiques et Bruxelles suivait. Cette asymétrie a généré frustrations et ressentiments des deux côtés. Une Europe stratégiquement autonome pourrait重建 une relation transatlantique plus mature et équilibrée, basée sur un partenariat de puissances égales plutôt que sur une relation de protection.
Dans ce nouveau modèle, les États-Unis et l’Europe resteraient des alliés et des partenaires, mais sur des bases différentes. L’Europe assumerait la responsabilité principale de sa propre défense, tout en coopérant avec les États-Unis sur des intérêts mondiaux communs. Washington pourrait se concentrer sur les défis asiatiques tout en maintenant des liens forts avec l’Europe. Cette nouvelle relation pourrait être plus stable et plus durable, car elle serait basée sur des intérêts mutuels plutôt que sur une dépendance unilatérale. Elle permettrait également de réduire les frustrations américaines face au « free riding » européen et de restaurer un sentiment de fierté et de responsabilité européens.
L’ouverture vers de nouveaux partenariats mondiaux
La quatrième opportunité concerne les relations internationales de l’Europe. La crise actuelle pourrait enfin forcer l’Europe à sortir de sa vision eurocentrique et à développer des partenariats stratégiques avec d’autres puissances mondiales émergentes. L’Europe pourrait apprendre de l’approche pragmatique de l’Inde en matière de relations internationales, développant des coopérations thématiques et flexibles avec différents partenaires selon les domaines.
Cela pourrait inclure des partenariats stratégiques renforcés avec des pays comme le Japon, l’Australie, la Corée du Sud, ou le Canada sur les questions technologiques et démocratiques. Une coopération plus approfondie avec des puissances régionales comme le Brésil, l’Afrique du Sud, ou l’Indonésie sur les questions commerciales et environnementales. Des relations plus nuancées avec des puissances comme la Russie ou la Turquie, combinant fermeté sur les principes et pragmatisme sur les intérêts. L’Europe pourrait enfin développer une véritable stratégie mondiale, au lieu de réagir aux événements ou de suivre l’agenda américain.
Ce qui me fascine dans les crises, c’est cette capacité paradoxale à révéler des opportunités cachées. Pendant des décennies, nous avons parlé d’autonomie stratégique européenne sans jamais la mettre en pratique parce que la nécessité n’était pas là. Aujourd’hui, face au retrait américain, nous avons enfin cette chance de transformer nos paroles en actes. Bien sûr, ce sera difficile. Bien sûr, cela demandera des sacrifices. Mais n’est-ce pas là que se trouve la véritable grandeur d’une civilisation ? Cette capacité à transformer l’adversité en occasion de se réinventer. L’Inde le comprend, les États-Unis le comprennent dans leur pragmatisme brutal. Et nous, Européens, nous avons cette opportunité historique de prouver que nous sommes encore capables d’initiative et de courage.
Section 12 : Le rôle des talents et de la mobilité
Le capital humain comme ressource stratégique
Un des aspects les plus visionnaires de l’avertissement de Jaishankar concerne sa compréhension que la guerre du XXIe siècle se gagnera avec les cerveaux autant qu’avec les canons. Dans une économie mondiale basée sur la connaissance et l’innovation, le capital humain est devenu la ressource stratégique la plus précieuse. Les pays qui réussiront à attirer, développer et retenir les meilleurs talents domineront l’économie mondiale de demain. Cette réalité redéfinit complètement la notion de sécurité nationale : la sécurité d’un pays ne dépend plus seulement de ses capacités militaires, mais aussi de sa capacité à innover technologiquement, à développer des industries de pointe, et à maintenir sa compétitivité économique.
Dans ce contexte, la mobilité internationale des talents cesse d’être une simple question de politique d’immigration pour devenir un enjeu stratégique majeur. L’immigration qualifiée n’est plus un problème social à gérer, mais un atout stratégique à cultiver. Les travailleurs étrangers hautement qualifiés apportent avec eux non seulement leurs compétences techniques, mais aussi leurs réseaux internationaux, leurs perspectives culturelles diverses, et leur potentiel d’innovation. Ils créent des entreprises, développent des technologies, stimulent la recherche scientifique. Ils constituent ce que les économistes appellent un « brain gain » plutôt qu’un « brain drain ».
La compétition mondiale pour les talents
Cette nouvelle réalité a créé une compétition mondiale intense pour les talents. Les pays qui réussissent dans cette compétition ne sont pas nécessairement les plus riches ou les plus grands, mais ceux qui offrent les meilleurs environnements pour l’innovation et l’épanouissement professionnel. Le Canada, l’Australie, Singapour, ou encore les Émirats Arabes Unis ont compris cette réalité bien avant beaucoup de pays européens. Ils ont développé des politiques actives pour attirer les talents mondiaux : procédures d’immigration simplifiées pour les travailleurs qualifiés, programmes de visas spécifiques pour les entrepreneurs et les chercheurs, investissements massifs dans la recherche et l’innovation, création d’écosystèmes favorables aux startups.
L’Inde elle-même a massivement investi dans la formation de ses talents, créant des instituts technologiques de classe mondiale (les IIT, les IIM) qui forment chaque année des milliers d’ingénieurs, de scientifiques et de managers. Beaucoup de ces talents partent à l’étranger, constituant une diaspora mondiale influente qui maintient des liens forts avec l’Inde et contribue à son développement par les transferts de technologie, d’investissements et de connaissances. New Delhi a compris que la diaspora indienne constitue un atout stratégique majeur, non pas une fuite des cerveaux comme on le présentait autrefois.
L’Europe face au défi des talents
Face à cette compétition mondiale, l’Europe se trouve dans une position paradoxale. D’un côté, l’Europe possède certaines des meilleures universités et centres de recherche du monde, des industries technologiques de pointe, et un cadre de vie attractif. De l’autre, les politiques européennes en matière d’immigration qualifiée sont souvent restrictives, bureaucratiques et incohérentes. Les procédures de reconnaissance des diplômes étrangers sont lentes et complexes. Les conditions d’accès au marché du travail pour les travailleurs non-européens sont restrictives. La mobilité au sein même de l’UE reste limitée par des barrières linguistiques et culturelles.
Cette situation est particulièrement préoccupante dans des secteurs critiques. L’Europe manque cruellement de professionnels dans les domaines de la santé, des technologies de l’information, de l’ingénierie, et de la recherche scientifique. Les entreprises européennes peinent à recruter les compétences nécessaires à leur développement. L’Europe risque de perdre sa compétitivité technologique si elle ne parvient pas à attirer les meilleurs talents mondiaux. Pendant ce temps, d’autres régions du monde, en particulier l’Asie, investissent massivement dans la formation et l’attraction des talents.
Repenser la mobilité comme atout stratégique
L’avertissement de l’Inde constitue une invitation à repenser complètement l’approche européenne de la mobilité des talents. Au lieu de voir l’immigration comme un problème social à contenir, l’Europe devrait la considérer comme une opportunité stratégique à cultiver. Cela implique plusieurs changements fondamentaux. D’abord, développer une politique active d’attraction des talents, avec des procédures simplifiées, des reconnaissance rapides des qualifications, et des conditions d’accueil favorables. Ensuite, investir massivement dans la formation et la recherche pour créer un environnement attractif pour les meilleurs talents mondiaux. Enfin, développer des liens plus étroits avec les pays sources de talents, comme l’Inde, pour créer des partenariats gagnant-gagnant dans le domaine de la mobilité et de la formation.
Cette nouvelle approche de la mobilité des talents pourrait transformer un handicap perçu en avantage compétitif. L’Europe pourrait redevenir la destination privilégiée des meilleurs talents mondiaux, stimulant ainsi son innovation, sa croissance économique et sa compétitivité internationale. La mobilité des talents ne serait plus vue comme une menace pour les identités nationales, mais comme un enrichissement mutuel qui bénéficie à la fois aux pays d’origine et aux pays d’accueil. Dans un monde globalisé, la capacité à attirer et à intégrer les talents devient un indicateur clé du dynamisme et de l’ouverture d’une société.
Chaque fois que je vois les débats européens sur l’immigration, je suis frappé par cette perspective étroite et réactive. Nous parlons toujours en termes de quotas, de contrôles, de restrictions. Jamais en termes d’opportunités, de potentiels, de synergies. Pendant que nous construisons des murs administratifs, le Canada attire des entrepreneurs indiens qui créent des entreprises employant des milliers de Canadiens. Pendant que nous compliquons les procédures de reconnaissance, Singapour accueille des chercheurs européens qui développent des technologies de pointe. Cette incapacité à voir l’immigration comme un atout stratégique plutôt que comme un problème à gérer me semble symptomatique d’une plus grande crise de confiance en nous-mêmes. Nous avons peur de l’ouverture parce que nous avons peur de ne pas être assez forts pour l’absorber. L’Inde, avec sa confiance tranquille, nous montre une autre voie.
Section 13 : Vers un monde multipolaire inéluctable
La fin du moment unipolaire
La mise en garde de l’Inde à l’Europe s’inscrit dans une transformation plus large et plus profonde : la fin du moment unipolaire qui a suivi la Guerre froide et l’émergence d’un monde multipolaire complexe. Pendant les deux décennies qui ont suivi l’effondrement de l’Union soviétique, les États-Unis ont exercé une hégémonie sans précédent sur les affaires mondiales. Cette période a été caractérisée par une domination américaine dans presque tous les domaines : militaire, économique, technologique, culturel. L’unipolarité américaine semblait être devenu l’état naturel du système international, une situation qui durerait indéfiniment.
Mais cette vision d’un monde unipolaire permanent était illusoire. L’histoire nous enseigne que les systèmes internationaux sont toujours multipolaires — la période unipolaire de l’après-Guerre froide n’étant qu’une anomalie temporaire. Aujourd’hui, les signes du retour à un monde multipolaire sont partout. La Chine est devenue la puissance concurrente principale des États-Unis. L’Inde émerge comme un troisième pôle de puissance. D’autres pays comme la Russie, le Japon, le Brésil, l’Allemagne, la France, ou le Royaume-Uni maintiennent des capacités d’influence significatives. Des organisations régionales comme l’Union européenne, l’ASEAN, ou l’Union africaine développent leurs propres dynamiques. Le pouvoir mondial se redistribue à travers un nombre croissant d’acteurs.
Les caractéristiques du nouveau monde multipolaire
Ce monde multipolaire émergent présente des caractéristiques très différentes du système unipolaire précédent. Premièrement, il est plus complexe et imprévisible. Avec plusieurs centres de pouvoir, les relations internationales deviennent un réseau d’influences croisées plutôt qu’une hiérarchie claire. Les alliances deviennent plus fluides et les loyautés plus flexibles. Deuxièmement, la compétition entre puissances devient plus intense et multidimensionnelle. Elle ne se limite plus au domaine militaire, mais s’étend à l’économie, la technologie, l’influence culturelle, et la gouvernance mondiale.
Troisièmement, la coopération internationale devient plus difficile mais aussi plus nécessaire. Face à des défis transnationaux comme le changement climatique, les pandémies, le terrorisme, ou la prolifération nucléaire, aucun pays, même le plus puissant, ne peut agir seul. La nécessité de coopérer coexiste avec une compétition accrue, créant des paradoxes stratégiques complexes. Quatrièmement, les normes et valeurs ne sont plus universellement acceptées. Différents modèles de développement et de gouvernance coexistent et se font concurrence, remettant en question l’idée d’une convergence universelle vers le modèle libéral-démocratique occidental.
La place de l’Europe dans ce nouveau monde
Dans ce contexte de redistribution du pouvoir mondial, la place de l’Europe est à la fois incertaine et potentielle. D’un côté, l’influence relative de l’Europe pourrait diminuer inévitablement à mesure que d’autres régions du monde se développent. L’Europe ne représentera plus la même proportion du PIB mondial ou de la population mondiale qu’elle représentait au XXe siècle. L’anglais cesse d’être la seule langue internationale des affaires et de la science. Les normes européennes ne seront plus automatiquement adoptées comme standards mondiaux.
De l’autre côté, l’Europe dispose d’atouts uniques qui pourraient lui permettre de maintenir une influence significative dans ce nouveau monde multipolaire. Le marché européen reste l’un des plus riches et plus ouverts au monde. Les normes européennes en matière d’environnement, de protection des consommateurs, ou de droits humains continuent d’influencer les standards mondiaux. L’Union européenne a développé une expertise unique dans la gestion de la diversité culturelle et la construction de la paix par l’intégration économique. Ces atouts pourraient permettre à l’Europe de jouer un rôle de médiateur et de stabilisateur dans un monde multipolaire conflictuel.
L’Inde comme modèle d’adaptation au monde multipolaire
C’est ici que l’expérience indienne devient particulièrement pertinente pour l’Europe. L’Inde a appris à naviguer dans un monde multipolaire complexe bien avant beaucoup d’autres puissances. La stratégie indienne de flexibilité pragmatique et d’autonomie stratégique constitue un modèle utile pour l’Europe qui doit elle-même apprendre à opérer dans un environnement moins structuré et plus compétitif.
L’Inde montre qu’il est possible de maintenir des relations constructives avec des puissances concurrentes, de développer des partenariats thématiques plutôt que des alliances globales, et de préserver son autonomie tout en coopérant étroitement sur des intérêts communs. Cette approche pourrait inspirer une nouvelle stratégie européenne, plus pragmatique et moins idéologique, plus orientée vers les intérêts mutuels que vers la promotion de valeurs universelles.
Le monde multipolaire qui vient ne sera ni confortable ni prévisible. Il exigera des Européens plus de flexibilité, plus de pragmatisme, plus de courage stratégique. L’avertissement de l’Inde pourrait être le catalyseur dont l’Europe a besoin pour entamer cette transformation nécessaire, pour passer d’une mentalité de puissance dominante à celle d’acteur agile dans un système complexe.
Je crois que notre plus grand défi occidental face au monde multipolaire est ce besoin pathétique d’universalisme. Nous continuons de penser que notre modèle devrait s’appliquer à tout le monde, que nos valeurs sont universelles, que notre manière de voir le monde est la seule valable. L’Inde m’a appris l’humilité. Quand je discute avec des intellectuels ou des politiques indiens, je suis frappé par leur capacité à accepter la diversité du monde comme une réalité naturelle plutôt que comme un problème à résoudre. Ils ne cherchent pas à convertir le monde à leur modèle ; ils cherchent à coexister avec le monde dans sa diversité. Cette sagesse pragmatique, cette acceptation de la complexité, me semble exactement ce dont nous avons besoin pour naviguer dans ce monde multipolaire qui vient.
Section 14 : Les leçons à tirer pour l'avenir
La nécessité du réalisme stratégique
La première leçon fondamentale de l’avertissement indien concerne l’importance cruciale du réalisme stratégique dans un monde en transformation. Pendant trop longtemps, l’Europe a fonctionné sur la base d’illusions confortables : que l’Amérique serait toujours là pour garantir sa sécurité, que son modèle économique et social était naturellement supérieur, que son influence mondiale continuerait de s’étendre indéfiniment. Ces illusions sont aujourd’hui brisées par les faits. Le réalisme stratégique exige de reconnaître les réalités du monde tel qu’il est, pas tel que nous voudrions qu’il soit.
Ce réalisme implique plusieurs changements fondamentaux dans la pensée stratégique européenne. D’abord, accepter que la sécurité n’est pas un droit acquis mais un bien qui doit être construit et maintenu. L’Europe ne peut plus compter sur des garanties extérieures pour sa protection ; elle doit développer ses propres capacités de défense. Ensuite, comprendre que la puissance économique n’est pas permanente ; elle requiert une adaptation constante aux changements technologiques et démographiques. Enfin, reconnaître que l’influence mondiale dépend de la capacité à offrir des solutions aux problèmes globaux, pas seulement à promouvoir des valeurs.
L’importance de l’autonomie dans l’interdépendance
La deuxième leçon concerne la relation complexe entre autonomie et interdépendance. La mondialisation a créé un monde profondément interconnecté où personne ne peut prétendre être complètement autonome. Cependant, l’interdépendance ne signifie pas la dépendance. Les pays qui réussiront dans le monde multipolaire seront ceux qui développeront leur autonomie dans les domaines critiques (technologie, défense, énergie) tout en maintenant des coopérations internationales bénéfiques.
Pour l’Europe, cela signifie développer des capacités industrielles et technologiques stratégiques pour ne pas dépendre d’autres régions du monde pour ses besoins essentiels. Cela inclut des secteurs comme les semi-conducteurs, l’intelligence artificielle, les biotechnologies, ou les énergies renouvelables. Simultanément, l’Europe doit maintenir une économie ouverte et coopérer avec d’autres pays sur les défis transnationaux. L’autonomie stratégique n’est pas l’autarcie ; c’est la capacité à prendre des décisions indépendantes tout en bénéficiant des avantages de la coopération internationale.
Le capital humain comme fondement de la puissance
La troisième leçon, peut-être la plus importante, est que le capital humain est devenu le fondement essentiel de la puissance nationale au XXIe siècle. Dans une économie mondiale basée sur la connaissance et l’innovation, les pays qui attireront, développeront et retiendront les meilleurs talents domineront l’économie mondiale. L’avertissement de l’Inde sur les « perdants nets » qui restreignent la circulation des talents souligne cette nouvelle réalité.
Pour l’Europe, cela implique une refonte fondamentale de ses politiques d’éducation, de recherche, et d’immigration. Il faut investir massivement dans la formation des compétences du futur, créer des environnements attractifs pour l’innovation, et développer des politiques actives pour attirer les meilleurs talents mondiaux. La bataille pour l’influence mondiale se gagnera avec les cerveaux autant qu’avec les canons. L’Europe doit devenir la destination privilégiée des talents mondiaux, pas une forteresse qui cherche à se protéger du monde.
La flexibilité stratégique comme clé de survie
La quatrième leçon concerne l’importance de la flexibilité stratégique. Dans un monde multipolaire complexe et en constante évolution, la rigidité stratégique est une menace existentielle. Les pays qui s’enferment dans des alliances fixes, des idéologies rigides, ou des stratégies immuables risquent de se retrouver isolés et marginalisés. La flexibilité, au contraire, permet de s’adapter aux changements, de saisir de nouvelles opportunités, et de maintenir des relations constructives avec différents partenaires.
L’Inde offre un excellent exemple de cette flexibilité stratégique. New Delhi maintient des relations constructives avec des puissances concurrentes, développe des partenariats thématiques plutôt que des alliances globales, et adapte continuellement sa stratégie aux nouvelles réalités mondiales. L’Europe doit apprendre cette capacité à naviguer dans les complexités sans se laisser prisonnière de schémas mentaux obsolètes. Cela implique de dépasser la vision binaire Est-Ouest, de développer des relations nuancées avec différentes puissances, et de privilégier les intérêts mutuels sur les idéologies rigides.
Le courage face au changement
La cinquième leçon est peut-être la plus difficile à accepter : le changement inévitable exige du courage. Il est facile de se cramponner aux habitudes et aux certitudes du passé, surtout quand elles ont été confortables pendant des décennies. Mais le monde change, et ceux qui refusent de changer avec lui sont condamnés à décliner. L’avertissement de l’Inde n’est pas seulement une analyse stratégique ; c’est un appel au courage.
Ce courage se manifeste de plusieurs manières. Le courage de reconnaître les réalités désagréables plutôt que de vivre dans le déni. Le courage de faire les investissements nécessaires aujourd’hui pour sécuriser l’avenir, même s’ils sont politiquement coûteux à court terme. Le courage d’expérimenter de nouvelles approches stratégiques, même si elles comportent des risques. Et surtout, le courage d’accepter que l’ère de l’hégémonie occidentale est terminée et que de nouvelles règles du jeu doivent être apprises.
Je pense souvent à cette contradiction fondamentale de nos démocraties occidentales : nous prétendons être pragmatiques et rationnels, mais nous sommes profondément attachés à nos illusions. Nous voulons les bénéfices du changement sans en payer les coûts. Nous souhaitons maintenir notre influence mondiale mais refusons les adaptations nécessaires. L’Inde, avec son approche plus terre-à-terre et pragmatique, me semble avoir une compréhension plus mature de la réalité du pouvoir. Les diplomates indiens que je rencontre parlent du monde avec une sorte de réalisme tranquille, sans l’arrogance de ceux qui croient détenir la vérité. Cette humilité stratégique, cette capacité à accepter le monde tel qu’il est plutôt que tel qu’on voudrait qu’il soit, me semble être la première leçon que nous devons apprendre si nous voulons survivre et prospérer dans ce nouveau monde.
Conclusion : choisir l'autonomie ou subir
L’instant de vérité
Nous sommes arrivés à ce moment charnière de l’histoire où les choix faits aujourd’hui détermineront le sort des générations futures. L’avertissement de l’Inde à l’Europe n’est pas une simple déclaration diplomatique de plus ; c’est un signal d’alarme, une invitation à la lucidité avant qu’il ne soit trop tard. La fenêtre d’opportunité pour que l’Europe se réinvente en tant que puissance autonome commence à se refermer. Chaque mois de procrastination, chaque année de déni, rend la transition nécessaire plus difficile et plus coûteuse.
La réalité est implacable dans sa simplicité : l’Amérique se retire progressivement de sa rôle de garant de la sécurité européenne, non pas par méchanceté ou ingratitude, mais parce que ses propres intérêts stratégiques l’obligent à se concentrer sur d’autres régions du monde, principalement l’Asie. Cette realpolitik américaine, que l’Inde comprend si bien, constitue le contexte structurel dans lequel l’Europe doit désormais opérer. La question n’est plus de savoir si ce changement va se produire, mais comment l’Europe va y répondre.
Deux chemins possibles
Face à cette réalité, l’Europe se trouve à un carrefour avec deux directions possibles. Le premier chemin est celui du déni et du déclin continu. Ce chemin consiste à ignorer l’avertissement indien, à croire que le statu quo peut se maintenir indéfiniment, à continuer de critiquer l’Amérique tout en dépendant d’elle pour la sécurité, à refuser les investissements nécessaires dans la défense et l’innovation, à s’enfermer dans des débats internes stériles pendant que le monde change autour de nous. Ce chemin mène inévitablement à une marginalisation progressive, à une perte d’influence mondiale, à une dépendance croissante vis-à-vis d’autres puissances, et finalement à un rôle subalterne dans le système mondial.
Le deuxième chemin est celui du courage et de la renaissance. Ce chemin exige d’accepter la réalité du retrait américain, d’investir massivement dans l’autonomie de défense européenne, de repenser les politiques d’immigration pour attirer les talents mondiaux, de développer des partenariats stratégiques flexibles avec différentes puissances, et surtout, de retrouver le sens de l’histoire et la volonté de puissance. Ce chemin est difficile et exigeant, mais il est le seul qui puisse préserver la souveraineté et l’influence européennes.
Le prix de l’inaction
Beaucoup en Europe seront tentés de choisir la facilité, de reporter les décisions difficiles, de continuer dans la voie du déni. Mais le prix de cette inaction sera astronomique. Chaque année de retard dans la construction de l’autonomie de défense européenne rendra la transition plus coûteuse et plus risquée. Chaque année de restrictions sur l’immigration qualifiée élargira le retard technologique face à d’autres régions du monde. Chaque année de débats internes sur la souveraineté affaiblira la capacité européenne à agir sur la scène mondiale.
Le prix de l’inaction se mesurera en termes d’influence perdue, d’opportunités manquées, et finalement de souveraineté compromise. L’Europe risque de devenir une sorte de musée vivant de la grandeur passée, riche et confortable mais politiquement impuissante. L’avertissement de l’Inde nous dit clairement : ce n’est pas une fatalité, mais le résultat de choix que nous faisons aujourd’hui.
L’espoir dans l’action
Malgré la gravité de la situation, il y a de l’espoir. L’Europe dispose d’atouts considérables : une base industrielle solide, des institutions démocratiques éprouvées, une population éduquée, et une expérience unique de la coopération multinationale. La crise actuelle pourrait devenir le catalyseur d’une renaissance européenne, l’occasion de redécouvrir le dynamisme et l’ambition qui ont caractérisé l’Europe à d’autres moments de son histoire.
La décision finale appartient aux Européens eux-mêmes. Vont-ils écouter l’avertissement venant de New Delhi ? Vont-ils faire preuve du courage nécessaire pour entreprendre les transformations profondes que l’époque exige ? Ou vont-ils choisir la voie de la facilité et du déclin ? La réponse à ces questions déterminera non seulement le sort de l’Europe, mais aussi l’équilibre des puissances dans le monde du XXIe siècle.
L’Inde a tendu un miroir à l’Europe, lui montrant non seulement les risques qu’elle court mais aussi les opportunités qui s’offrent à elle. À l’Europe maintenant de choisir : l’autonomie ou la dépendance, le courage ou la déclin, l’histoire ou l’oubli.
En écrivant ces mots, je ressens cette étrange combinaison d’inquiétude et d’espoir. L’inquiétude de voir notre continent somnoler dans ses certitudes, refusant de voir le monde changer autour de nous. L’espoir pourtant que cet avertissement indien pourrait enfin nous réveiller, nous forcer à nous regarder honnêtement et à entreprendre les changements nécessaires. Il y a quelque chose de tragiquement beau dans ce moment où une civilisation ancienne, l’Inde, vient conseiller une autre civilisation, l’Europe, sur les chemins de l’avenir. Peut-être que cet échange entre civilisations, cette transmission de sagesse pratique d’Est en Ouest, constitue-t-il précisément le genre d’humilité dont nous avons besoin pour nous réinventer. Le plus grand défi n’est pas stratégique ou économique ; il est psychologique. Il s’agit de retrouver cette capacité à croire en notre propre avenir, cette volonté de puissance qui fait les grandes nations. L’Inde nous montre que ce n’est pas la fin de l’histoire, mais le début d’un nouveau chapitre. À nous d’écrire les pages qui suivront.
Sources
Sources primaires
Porter, Patrick. « Prepare for life without America ». The Critic Magazine, 12 décembre 2025. Disponible sur https://thecritic.co.uk/prepare-for-life-without-america/
Déclarations de S. Jaishankar, Ministre indien des Affaires étrangères, lors de l’India’s World Annual Conclave, décembre 2025. Citations rapportées par DNA India, Economic Times, Hindustan Times, First Post, décembre 2025.
National Security Strategy of the United States of America, décembre 2025. The White House, Washington D.C.
Sources secondaires
European Council on Foreign Relations (ECFR). « Pivot to Europe: India’s back-up plan in Trump’s world », 2024.
European External Action Service. « EU-India Strategic Dialogue: press remarks by High Representative Kaja Kallas », 2025.
RUSI. « Beyond a Trade Deal: the India-UK Strategic Partnership », 2025.
Foreign Affairs. « How to Survive in a Multialigned World » par Tanvi Madan, 2024.
European Union Trade Relations with India. Directorate-General for Trade, European Commission, 2025.
Institut Montaigne. « Europe-India Strategic Dialogue », 2025.
South Asian Voices. « The EU-India Partnership: Realigned and Re-imagined? », 2025.
Friends of Europe. « A long and winding road: how Indo-European trade negotiations will end », 2025.
Euronews. « How military business could be the game-changer for the EU-India free trade deal », septembre 2025.
Al Jazeera. « India accuses US, EU of Russia trade double standards », août 2025.
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