Le Liban vient de franchir un pas que beaucoup redoutaient et que d’autres espéraient : l’amorce du désarmement des camps palestiniens. C’est une secousse profonde, une fracture en devenir, un acte qui résonne bien au-delà des ruelles étroites de Chatila, de Ain el-Hilweh ou de Bourj el-Barajneh. Ces camps, saturés d’histoires de guerre, de générations enfermées entre mémoires et murs de misère, détiennent quelque chose de plus explosif : des armes. Depuis des décennies, elles circulent, elles tuent parfois, elles maintiennent une tension permanente, une étincelle prête à mettre le feu à Beyrouth et à toutes ses frontières poreuses. Le Liban, déjà fragilisé par l’effritement économique, la corruption étouffante et les guerres importées de ses voisins, ose maintenant ce geste insensé ou visionnaire.
Le désarmement, présenté comme un pas vers la stabilité, ressuscite aussitôt les fantômes de la guerre civile et les blessures jamais refermées entre communautés. Pour certains, c’est une promesse de réconciliation, l’espoir d’un État qui reprend sa souveraineté, le rêve d’une fin au chaos armé. Pour d’autres, c’est un piège, une déclaration de guerre déguisée, une provocation contre les factions palestiniennes qui voient dans leurs fusils une barrière contre l’oubli et la trahison. Là se joue la véritable bataille : non pas seulement contre le bruit sec des Kalachnikovs, mais dans la confrontation des récits, des mémoires, des identités. La ligne de fracture est si fragile qu’un souffle, une impulsion, pourrait tout faire exploser.
Entre histoire et malédiction des armes

Les camps, prisons de béton et de mémoire
Les camps palestiniens au Liban ne ressemblent à rien d’autre. Ce ne sont ni des villes ni de simples quartiers marginalisés. Ce sont des labyrinthes de béton compressés, traversés de câbles électriques anarchiques, nourris d’une survie quotidienne marquée par l’exil et la répétition de l’exil. Depuis 1948, depuis la Nakba, ces lieux sont devenus des symboles douloureux d’une cause sans État, des prisons à ciel ouvert où la mémoire se fait arme. Là, chaque pierre raconte une fuite, chaque ruelle transpire une colère. Rien n’est oublié, tout est gravé. Et les armes circulent comme une prolongation naturelle de cette mémoire, comme si elles-mêmes respiraient la nostalgie de la terre perdue.
Alors, désarmer ces camps, c’est beaucoup plus qu’un geste sécuritaire. C’est une main posée sur une vieille plaie encore purulente. C’est une tentative de contrôler le cœur même d’une identité forgée par la douleur. Le risque est monstrueux : couper dans une cicatrice encore béante peut provoquer une hémorragie incontrôlable. C’est le paradoxe de toute intervention militaire ou diplomatique au Liban : en pensant sécuriser, on libère souvent la bête endormie, on rouvre ce qu’on ne comprend pas. Et dans le cas des camps palestiniens, la méconnaissance de leur symbolique se paie presque toujours en sang.
L’histoire inachevée des armes palestiniennes
Il y a, dans chaque fusil palestinien, un engrenage tragique. Ces armes, héritées de décennies de luttes, ne sont pas qu’instruments de violence. Elles sont mémoires solidifiées, héritages de pères à fils, la preuve tangible qu’un peuple n’a pas abandonné son combat. Le Liban a toléré ces arsenaux par faiblesse, par complicité parfois, par nécessité souvent. Mais chaque tolérance devenait dette, chaque silence se transformait en répit fragile. Que faire aujourd’hui, quand le pays veut tourner la page, alors que les palestiniens n’ont même pas eu droit au premier chapitre de leur retour ? On entre ici dans le cœur même du dilemme libanais : se libérer des armes, oui, mais sans pouvoir arracher les racines de la douleur.
L’État libanais tente aujourd’hui de récupérer une souveraineté qui lui échappe depuis cinquante ans. Mais peut-on se réapproprier une autorité en retirant simplement des armes ? La symbolique dépasse le fer et la poudre. Parce que désarmer signifie aussi dire aux palestiniens : votre lutte ne nous appartient plus, vos morts deviennent nos fardeaux, et vos rêves de retour se réduisent à de simples slogans crevés. Voilà pourquoi la réaction sera féroce. Voilà pourquoi ce désarmement résonne davantage comme une mise en demeure existentielle que comme une opération sécuritaire ordinaire.
Le spectre de la guerre civile
Le désarmement brutalise la mémoire libanaise. Car ceux qui se souviennent voient revenir les images de 1975, de Sabra et Chatila, des massacres tapis derrière les camps. Chaque tentative de désarmement, dans le passé, s’est soldée par des bains de sang et des fractures irréparables. Le spectre de la guerre civile s’invite immédiatement dans chaque débat, comme une mauvaise musique de fond qui ne cesse jamais. Se battre contre ces fantômes est peut-être plus ardu encore que de transporter les armes elles-mêmes vers des dépôts sécurisés. Et chaque camp politique libanais sait jouer sur cette mémoire collective, attiser la peur pour renforcer son propre camp.
Les factions palestiniennes, elles, instrumentalisent aussi cette mémoire. Elles rappellent, inlassablement, que ces armes sont une protection, un droit, un devoir. Et le simple mot de “désarmement” éveille une panique viscérale, un réflexe de survie plus puissant que n’importe quelle argumentation rationnelle. On peut arracher un fusil des mains d’un combattant, mais comment arracher des décennies de persécutions d’un cerveau ? Comment désarmer une peur enracinée ?
Un jeu dangereux entre factions et État

Un équilibre précaire
Le Liban est une échiquier fissuré, chaque camp politique redoutant la moindre vibration qui ferait tomber ses pièces. Le désarmement des camps palestiniens apparaît donc comme une manœuvre risquée, presque suicidaire, dans un pays où même l’armée officielle fonctionne sur un équilibre instable. Ici, chaque décision est guettée par les milices, chaque mouvement interprété comme une provocation. Le simple déplacement d’un blindé dans les ruelles de Ain el-Hilweh peut enflammer des journées entières de combat. Voilà le danger, voilà l’hystérie que les dirigeants semblent vouloir dompter aujourd’hui, au risque de perdre ce qu’ils leur reste de contrôle.
Le jeu est d’autant plus piégé que toutes les factions palestiniennes ne réagissent pas de la même façon. Certaines acceptent le dialogue, d’autres rejettent l’idée même du désarmement comme une trahison mortifère. Le résultat : un volcan prêt à exploser dès la moindre altercation, sans possibilité d’en prévoir la trajectoire. Une grenade dégoupillée posée au cœur d’un pays qui brûle déjà par ailleurs sur le front économique et social.
Le poids des alliances régionales
Derrière chaque fusil palestinien se cache une ombre étrangère. Syrie, Iran, Hezbollah, Israël, Arabie saoudite : tous influencent directement ou indirectement ce qui se joue dans ces camps. Car le Liban n’est jamais seul. Les camps palestiniens représentent un carrefour stratégique que chaque puissance régionale manipule selon ses propres intérêts. On peut désarmer quelques hommes, mais que faire des flux d’armes qui circulent encore dans la région, alimentés par des arsenaux étrangers qui s’entassent à quelques kilomètres de frontière ? Le désarmement partiel, s’il n’est pas accompagné d’un encerclement régional, devient une mascarade.
En vérité, ce sont ces puissances qui décideront vraiment du sort de ce projet libanais. Un feu vert de Damas ou de Téhéran peut transformer une résistance armée en soumission temporaire. À l’inverse, une simple livraison d’armes par une puissance étrangère peut faire capoter en quelques heures des mois d’efforts locaux. Le Liban reste pris dans cette toile qu’il n’a jamais tissé lui-même. L’autonomie, une fois encore, lui échappe.
L’armée libanaise en première ligne
Au milieu de ces tensions, c’est l’armée libanaise qui devient la cheville ouvrière – et la victime désignée – de cette entreprise presque impossible. L’armée, déjà usée par des années de sous-financement, minée par la crise économique, se voit confier une mission qui dépasse ses moyens. Comment pénétrer dans les camps sans rallumer un brasier ? Comment forcer à déposer les armes sans déclencher des représailles massives ? L’armée joue ici un rôle à double tranchant : gardienne de l’État, mais bouclier humain face aux éventuelles explosions de rage qui émergeront.
Le peuple libanais regarde son armée avec méfiance et admiration, mélange de respect et de peur. Mais personne n’ignore qu’une seule bavure, un seul soldat trop nerveux, pourrait mettre le feu aux camps… et bien plus loin encore. Le désarmement est une opération millimétrée, mais dans un pays dominé par les imprévus et les alliances invisibles, rien ne se déroule jamais comme prévu.
Un peuple prisonnier entre deux destins

Les palestiniens face à un nouveau dilemme
Les réfugiés palestiniens du Liban ne vivent pas, ils survivent. Prisonniers de camps vieillissants, marginalisés de l’économie libanaise, rejetés d’une société fracturée, ils se retrouvent aujourd’hui devant un dilemme terrible : conserver leurs armes au risque d’un affrontement ouvert, ou les déposer et accepter de devenir encore plus vulnérables. Dans les deux cas, il n’y a pas de victoire. Seulement un choix entre deux labyrinthes de douleur. Et cette impasse est d’autant plus violente qu’elle s’inscrit dans une histoire de dépossession qui ne semble jamais vouloir s’arrêter.
L’arme, pour un réfugié palestinien, ce n’est pas seulement un outil de guerre : c’est une identité, un rempart contre l’effacement, parfois même une assurance d’être encore quelqu’un, encore visible dans un monde qui veut les réduire à des chiffres. Alors oui, les armes tuent, les armes oppressent, mais les déposer revient aussi à tendre sa gorge nue face à un futur incertain, contrôlé par d’autres. Et c’est là la contradiction la plus brutale du désarmement.
Le Liban divisé dans ses perceptions
Chez les Libanais, le désarmement des camps suscite une tectonique d’opinions. Certains y voient la seule chance de reconstruire une nation, d’effacer ces territoires d’exception où l’État n’a pas sa place. D’autres craignent un piège : car désarmer les camps n’est-ce pas aussi affaiblir les Palestiniens pour mieux laisser Israël dicter sa volonté ? Les débats s’enflamment, la rue gronde parfois, mais rien n’avance sans l’ombre des milices qui, elles, grondent aussi, attendant le moindre signe pour bondir.
Cette division interne n’est pas seulement idéologique : elle est historique, confessionnelle, identitaire. Elle reflète le Liban lui-même, incapable de trancher parce que chaque décision renvoie à une douleur ancienne. Ainsi, le désarmement devient le miroir d’un pays incapable de guérir ses propres fissures, condamné à répéter ses hésitations. Et dans ce contexte, toute initiative devient précaire, comme soufflée par des vents contraires impossibles à prévoir.
L’avenir suspendu à un fil
Personne ne sait où mène ce désarmement. Les camps seront-ils pacifiés ? Ou bien, au contraire, transformés en bassins de colère, en foyers permanents d’insurrection ? Les Libanais retiennent leur souffle, comme dans l’attente d’une déflagration. Les Palestiniens, eux, regardent l’avenir avec un mélange de résignation et de rage. Ce fil, tendu entre survie et explosion, entre intégration et rejet, peut céder d’un instant à l’autre. Et le Liban entier, déjà fragilisé par mille fractures, pourrait s’effondrer si ce fil venait à rompre.
C’est là l’essence du problème : le désarmement des camps palestiniens n’est pas une opération sécuritaire isolée. C’est une bataille pour le futur d’un pays, mais aussi pour celui de populations qui refusent l’effacement. À trop vouloir jouer avec le feu, l’État libanais pourrait bien se consumer de l’intérieur. Mais s’il ne tente rien, il restera prisonnier d’une bombe à retardement qui finit toujours par sonner.
Conclusion : larmes, poudre et avenir incertain

Le Liban ose l’impossible : désarmer les camps palestiniens. Ce geste, héroïque pour certains, suicidaire pour d’autres, évoque l’image d’une main plongeant dans une ruche en furie. Tout est là : la mémoire, la peur, la guerre civile qui rôde comme un spectre insolent, les puissances étrangères qui tirent leurs fils invisibles, un peuple prisonnier entre les ombres du passé et la morsure de l’avenir. Rien n’est simple, rien n’est linéaire. Chaque arme déposée portera le poids d’une humiliation pour un camp, et le poids d’une libération pour un autre.
Dans ce pays au bord de l’effondrement permanent, cette manœuvre décide peut-être du futur. Mais elle porte autant de promesses que de menaces. Le désarmement pourrait être le début d’une reconstruction, d’un État enfin souverain. Ou bien le détonateur d’une nouvelle descente aux enfers, où la poudre et les larmes se confondront à nouveau. Dans les couloirs brisés de Beyrouth et dans les ruelles meurtries des camps palestiniens, la question n’est pas si l’étincelle surgira, mais quand – et qui portera alors la responsabilité de l’incendie.