Quand Madrid refuse de se laisser humilier publiquement
L’Espagne vient de claquer la porte au nez de Donald Trump. Verbalement, s’entend. Le président américain avait osé — encore une fois — pointer du doigt les pays européens qu’il juge défaillants au sein de l’Otan, citant nommément Madrid parmi les « mauvais élèves ». Erreur fatale. Le gouvernement espagnol n’a pas attendu vingt-quatre heures pour répliquer avec une fermeté rarement vue dans les relations transatlantiques. « L’Espagne remplit ses objectifs autant que les États-Unis », a tranché un porte-parole officiel lors d’une conférence de presse tendue, documents budgétaires à l’appui. Cette réponse cinglante marque un tournant dans les rapports entre alliés traditionnels. Fini le temps où les capitales européennes encaissaient en silence les reproches américains. Madrid vient d’envoyer un signal clair : les accusations non fondées ne passeront plus comme une lettre à la poste. Trump voulait montrer sa poigne ? Il vient de réveiller un adversaire diplomatique qu’il aurait mieux fait de ménager. Parce que derrière cette escarmouche apparemment technique sur des pourcentages de PIB consacrés à la défense se cache une fracture profonde qui menace la cohésion même de l’Alliance atlantique en cette année 2025.
Trump et son obsession des chiffres de défense
Depuis son retour à la Maison-Blanche en janvier 2025, Donald Trump a remis sur la table son vieux dada : forcer les Européens à payer davantage pour leur propre sécurité. L’objectif des deux pour cent du PIB consacrés à la défense — fixé par l’Otan en 2014 — est devenu son mantra. Lors d’un discours devant des vétérans américains début octobre, il a attaqué frontalement plusieurs pays, accusant l’Espagne, la Belgique et le Portugal de profiter du parapluie sécuritaire américain sans contribuer leur juste part. « Ils nous prennent pour des idiots », a-t-il lancé avec son élégance coutumière. « Nous dépensons des fortunes pour les protéger pendant qu’ils financent leurs systèmes sociaux luxueux. » La salle a applaudi. Les chancelleries européennes ont frémi. Madrid, en particulier, a mal digéré d’être ainsi épinglée publiquement. Car contrairement à ce que Trump laisse entendre, l’Espagne a considérablement augmenté son budget militaire ces dernières années. Les chiffres sont têtus, même si le président américain semble allergique à leur complexité… Mais Trump ne s’embarrasse pas de nuances. Pour lui, soit tu atteins exactement deux pour cent, soit tu es un parasite.
Une Alliance atlantique sous tension maximale
Cette nouvelle crise intervient à un moment critique pour l’Otan. L’organisation célèbre ses soixante-seize ans en 2025, mais l’atmosphère n’est guère festive. La guerre en Ukraine continue de mobiliser d’énormes ressources européennes — financières, militaires, humanitaires. Les tensions avec la Russie restent à leur niveau le plus élevé depuis la Guerre froide. La Chine multiplie les manœuvres militaires inquiétantes dans le Pacifique, obligeant Washington à disperser son attention stratégique. Dans ce contexte, l’Alliance devrait faire bloc, présenter un front uni face aux menaces communes. Au lieu de quoi, Trump choisit de diviser ses propres alliés, de les humilier publiquement, de transformer chaque sommet en négociation marchande où il joue les caïds réclamant leur dû. Cette stratégie a peut-être séduit son électorat américain lors de la campagne présidentielle, mais elle produit des effets dévastateurs sur la cohésion de l’Alliance. Les capitales européennes commencent sérieusement à envisager des scénarios d’autonomie stratégique accélérée, où l’Europe assurerait sa propre défense sans dépendre du bon vouloir d’un président américain imprévisible et insultant.
Les vrais chiffres de la contribution espagnole

L’augmentation spectaculaire du budget militaire madrilène
Entrons dans les détails que Trump préfère ignorer. Le budget de défense espagnol a connu une croissance remarquable depuis 2020. En 2019, l’Espagne consacrait environ 1,2 pour cent de son PIB à la défense, effectivement en dessous de l’objectif otanien. Mais en 2025, ce chiffre atteint 1,89 pour cent selon les données officielles du ministère espagnol de la Défense. Certes, ce n’est pas encore tout à fait les deux pour cent symboliques. Mais c’est une progression de plus de cinquante pour cent en termes relatifs, réalisée malgré une économie espagnole encore convalescente des chocs du Covid et de l’inflation énergétique. Madrid a commandé de nouveaux avions de combat, modernisé sa marine, augmenté les salaires militaires, investi dans la cyberdéfense. Les efforts sont réels, mesurables, documentés. Le gouvernement espagnol a même adopté une feuille de route prévoyant d’atteindre exactement deux pour cent d’ici 2027. Mais pour Trump, apparemment, seul compte l’instant présent. Les trajectoires, les contextes économiques nationaux, les sacrifices budgétaires dans d’autres domaines… tout cela n’existe pas dans son logiciel mental binaire.
Comment les États-Unis calculent leur propre contribution
Voici où la réponse espagnole devient mordante. Le porte-parole madrilène a souligné que si l’on applique les mêmes critères comptables aux États-Unis qu’à l’Espagne, les chiffres américains deviennent beaucoup moins impressionnants. Washington affiche fièrement ses 3,5 pour cent du PIB consacrés à la défense. Mais ce pourcentage inclut des dépenses qui n’ont strictement rien à voir avec la défense de l’Europe ou les missions de l’Otan. Les opérations au Moyen-Orient, les bases dans le Pacifique, le développement de systèmes d’armes futuristes destinés à la confrontation avec la Chine, les programmes spatiaux militaires… tout est comptabilisé. Si l’Espagne adoptait la même méthode de calcul généreuse, son pourcentage grimperait significativement. De plus, les États-Unis bénéficient d’économies d’échelle considérables : leur industrie de défense massive réduit les coûts unitaires, leurs investissements en recherche servent aussi leurs intérêts commerciaux privés, leur monnaie de réserve mondiale leur permet d’emprunter à des taux que les autres ne peuvent qu’envier. Comparer brutalement des pourcentages de PIB sans tenir compte de ces réalités structurelles relève soit de l’ignorance crasse, soit de la manipulation cynique.
Les contributions espagnoles souvent invisibilisées
Madrid a également rappelé ses contributions concrètes aux opérations de l’Otan que les statistiques budgétaires pures ne capturent pas toujours. Les forces espagnoles participent activement aux missions de police aérienne dans les Balkans, aux déploiements en Lettonie dans le cadre de la présence avancée renforcée face à la Russie, aux opérations navales en Méditerranée contre le trafic d’armes et l’immigration clandestine. L’Espagne accueille sur son territoire la base de Rota, installation stratégique cruciale pour la projection de puissance américaine en Méditerranée et en Afrique. Elle fournit des instructeurs pour former les forces ukrainiennes. Elle a fait don de matériel militaire significatif à Kiev. Tout cela représente des coûts réels — logistiques, politiques, humains — qui ne se réduisent pas à un simple pourcentage budgétaire. Mais Trump ne voit que les chiffres qui l’arrangent. Les sacrifices concrets, l’engagement des soldats espagnols loin de chez eux, les risques politiques intérieurs assumés par Madrid pour soutenir la ligne atlantiste… rien de tout cela ne compte dans son calcul mercantile.
La stratégie trumpienne de pression maximale

Une tactique éprouvée depuis son premier mandat
Pour comprendre cette nouvelle offensive, il faut se souvenir du premier mandat de Trump entre 2017 et 2021. Déjà à l’époque, il avait fait de la pression budgétaire sur les alliés européens sa marque de fabrique. Lors du sommet de Bruxelles en 2018, il avait menacé de retirer unilatéralement les États-Unis de l’Otan si les Européens ne payaient pas davantage. L’effet avait été saisissant : plusieurs pays avaient effectivement augmenté leurs budgets militaires dans les mois suivants, terrorisés à l’idée que Washington abandonne réellement l’Alliance. Trump avait ensuite revendiqué cette victoire comme la preuve de son génie négociateur. « Personne avant moi n’avait osé leur dire la vérité », se vantait-il. De retour au pouvoir en 2025, il ressort exactement le même manuel tactique. Pourquoi changer une méthode qui a fonctionné ? Sauf que cette fois, le contexte a changé. Les Européens ont eu quatre ans — sous la présidence Biden — pour réfléchir à leur dépendance stratégique vis-à-vis d’un allié aussi versatile. Ils ont tiré des leçons. Ils sont moins vulnérables psychologiquement aux menaces trumpiennes. D’où cette riposte espagnole ferme et immédiate.
L’instrumentalisation de l’Otan à des fins électorales internes
Ne nous y trompons pas : quand Trump critique l’Espagne ou la Belgique, il ne s’adresse pas vraiment à Madrid ou Bruxelles. Il parle à son électorat américain, celui qui l’a ramené au pouvoir en novembre 2024. Cet électorat est saturé de discours isolationnistes, persuadé que l’Amérique se fait systématiquement avoir dans ses alliances internationales, convaincu que les Européens sont des profiteurs ingrats vivant grassement grâce au sang et aux dollars américains. Trump nourrit consciemment ces narratifs. Chaque attaque contre un allié européen « défaillant » renforce son image d’homme fort défendant les intérêts américains face à un monde hostile et parasitaire. Peu importe si les accusations sont factuellement douteuses. Ce qui compte, c’est le ressenti qu’elles génèrent : « Enfin un président qui ne se laisse pas marcher sur les pieds ! » Cette stratégie de communication domestique produit des dégâts collatéraux considérables sur les relations internationales réelles, mais Trump s’en fiche éperdument. Il optimise pour les sondages dans l’Ohio et la Pennsylvanie, pas pour la cohésion de l’Alliance atlantique.
Les risques d’une Alliance à la carte
En transformant l’Otan en protection racket — « payez ou nous ne vous défendrons pas » —, Trump sape les fondements même de l’Alliance. L’article 5 du traité de Washington stipule qu’une attaque contre un membre est considérée comme une attaque contre tous. C’est un engagement inconditionnel, le cœur nucléaire de la dissuasion collective. Mais Trump a suggéré à plusieurs reprises que cet engagement devrait être conditionnel au paiement de la « cotisation » budgétaire. Cette vision transactionnelle transforme une alliance de sécurité collective en simple arrangement commercial. Et elle pose une question terrifiante pour les membres européens : si la Russie attaquait demain la Pologne ou les pays baltes, Trump répondrait-il « Désolé, vous n’avez pas atteint vos deux pour cent, débrouillez-vous » ? Probablement pas au final, car les impératifs stratégiques américains dépassent les caprices présidentiels. Mais le simple doute instillé par ses déclarations érode la crédibilité de la dissuasion. Et une dissuasion qui n’est plus crédible ne dissuade plus personne. Moscou observe, calcule, jauge jusqu’où elle pourrait aller.
La réponse européenne qui s'organise

L’autonomie stratégique européenne n’est plus un slogan
Pendant des années, l’expression « autonomie stratégique européenne » était surtout agitée par la France, rencontrant le scepticisme poli ou l’opposition frontale d’autres capitales européennes. Mais l’ère Trump 2.0 change radicalement la donne. Même les pays traditionnellement atlantistes — Pologne, pays baltes, Royaume-Uni post-Brexit — commencent à envisager sérieusement un scénario où l’Europe devrait assurer sa propre défense sans pouvoir compter inconditionnellement sur Washington. L’Espagne, justement, participe activement aux discussions sur le renforcement des capacités militaires européennes indépendantes. L’Union européenne a créé un Fonds européen de défense doté de plusieurs milliards d’euros. Des projets d’armement communs — avion de combat de nouvelle génération, char de combat principal, système de défense aérienne — progressent lentement mais concrètement. L’objectif n’est pas de remplacer l’Otan, mais de créer une capacité européenne crédible qui pourrait fonctionner même si les États-Unis se désengageaient partiellement. Trump accélère involontairement ce processus qu’il prétend combattre. En traitant les Européens comme des vassaux négligents, il les pousse vers plus d’indépendance.
La solidarité intra-européenne se renforce
Fait notable dans cette crise : plusieurs pays européens ont immédiatement exprimé leur soutien à l’Espagne après sa riposte à Trump. Le ministre allemand de la Défense a souligné que Madrid faisait « des efforts considérables et mesurables » pour renforcer ses capacités militaires. Paris a rappelé que les contributions à l’Alliance ne se mesurent pas qu’en pourcentages budgétaires. Même la Pologne — pourtant très dépendante du parapluie sécuritaire américain — a refusé de se joindre à la critique de l’Espagne. Cette cohésion européenne face aux attaques américaines aurait été impensable il y a dix ans. Elle témoigne d’une prise de conscience : tant que les Européens restent divisés, Trump peut les manipuler un par un. Unis, ils représentent une puissance économique et un marché équivalents aux États-Unis, capables de négocier d’égal à égal. Le fait que l’Espagne ait osé répliquer aussi fermement, et que d’autres l’aient immédiatement soutenue, envoie un signal clair à Washington : l’époque où les présidents américains pouvaient impunément insulter leurs alliés européens est révolue. Il y aura désormais un prix politique à payer pour ces attaques.
Les initiatives de défense bilatérales se multiplient
Parallèlement aux projets européens, les pays du continent renforcent leurs coopérations bilatérales de défense. L’Espagne a signé des accords de partage de capacités avec la France et l’Italie, notamment sur les forces navales méditerranéennes. Les pays nordiques — Suède, Finlande, Norvège, Danemark — coordonnent de plus en plus étroitement leurs défenses. La Pologne achète massivement des équipements à la Corée du Sud et à d’autres fournisseurs non-américains pour diversifier ses sources. Ces initiatives traduisent une volonté de réduire la dépendance exclusive vis-à-vis du matériel et du soutien américains. Si Trump décidait demain de bloquer les livraisons d’armes à un pays européen pour le punir de ne pas payer assez, ce pays aurait des alternatives. C’est une forme d’assurance stratégique. Et paradoxalement, cette diversification pourrait affaiblir l’influence américaine en Europe bien plus sûrement que n’importe quelle rhétorique anti-impérialiste. Trump obtient exactement l’inverse de ce qu’il recherche : au lieu d’Européens soumis et reconnaissants payant docilement leur tribut, il crée des partenaires méfiants cherchant activement à s’émanciper.
Les implications pour l'ordre sécuritaire mondial

La Russie observe et ajuste sa stratégie
À Moscou, les analystes du Kremlin suivent cette crise transatlantique avec un intérêt intense. Chaque friction entre Washington et ses alliés européens ouvre des opportunités pour la diplomatie russe. Poutine a déjà tenté à plusieurs reprises de jouer sur les divisions au sein de l’Otan, offrant des deals énergétiques préférentiels à certains pays, organisant des sommets bilatéraux visant à isoler les membres les plus russophobes. Mais ces tentatives avaient largement échoué face à la solidarité occidentale, particulièrement après l’invasion de l’Ukraine en 2022. Trump pourrait involontairement donner à Moscou les outils qu’elle n’avait pas réussi à forger elle-même. Si l’Espagne et d’autres pays européens commencent à douter de la fiabilité du parapluie américain, ils pourraient être tentés par des accommodements avec la Russie. Pas des alliances, évidemment, mais des neutralités calculées, des refus de participer à certaines sanctions, des ouvertures diplomatiques. Le Kremlin travaille patiemment à fragmenter l’unité occidentale depuis des années. Trump accomplit ce travail gratuitement et plus efficacement que n’importe quel agent d’influence russe.
La Chine bénéficie du chaos atlantique
Pékin observe également avec satisfaction. La Chine a tout intérêt à ce que les États-Unis restent empêtrés dans des disputes avec leurs alliés européens, dispersant ainsi l’attention et les ressources américaines. Chaque dollar que Washington doit consacrer à rassurer nerveusement l’Europe est un dollar qui ne va pas au renforcement de la présence militaire dans le Pacifique. Chaque crise diplomatique transatlantique affaiblit l’image des démocraties occidentales comme bloc cohérent capable de résister à l’autoritarisme montant. La Chine peut pointer du doigt ce chaos et dire à ses partenaires potentiels en Afrique, en Asie, en Amérique latine : « Voyez comme ces soi-disant alliés se traitent mutuellement ? Voyez leur instabilité, leur manque de fiabilité ? Nous, au moins, nous offrons des partenariats stables et prévisibles. » Cette bataille narrative pour l’influence mondiale se joue également sur la crédibilité des alliances. Trump la fait perdre à l’Occident chaque fois qu’il ouvre sa bouche pour insulter un allié. Xi Jinping n’en demandait pas tant.
Le multilatéralisme en péril généralisé
Au-delà de l’Otan spécifiquement, cette crise illustre une tendance inquiétante : le délitement de l’ordre multilatéral construit patiemment après 1945. Trump incarne une vision du monde où les relations internationales se réduisent à des transactions bilatérales de court terme, où chaque pays défend égoïstement ses intérêts immédiats sans considération pour les biens publics mondiaux. Cette approche sape méthodiquement les institutions et les normes qui ont maintenu une certaine stabilité internationale pendant des décennies. Si la plus puissante démocratie du monde traite ses propres alliés comme des partenaires commerciaux vaguement suspects qu’il faut constamment surveiller et menacer, pourquoi d’autres pays respecteraient-ils les règles internationales ? Pourquoi l’Inde se sentirait-elle obligée de coopérer sur le climat ? Pourquoi le Brésil respecterait-il les normes commerciales multilatérales ? Trump démontre quotidiennement que la puissance brute et l’unilatéralisme agressif fonctionnent. C’est une leçon terrible pour l’ordre mondial, dont nous paierons collectivement le prix pendant des décennies.
Les enjeux pour l'Espagne spécifiquement

Une position géostratégique sensible
L’Espagne n’est pas un membre quelconque de l’Otan. Sa position géographique en fait un acteur crucial pour plusieurs dossiers stratégiques. Elle contrôle le détroit de Gibraltar, verrou maritime entre Atlantique et Méditerranée, point de passage obligé pour les navires russes se déployant en Méditerranée ou vers la Syrie. Elle partage une frontière avec le Maroc, porte d’entrée de l’Afrique, continent où les rivalités entre puissances s’intensifient. Ses enclaves de Ceuta et Melilla sur la côte marocaine sont des avant-postes européens en territoire africain. Ses îles Canaries font face à l’Afrique de l’Ouest, région instable où les groupes jihadistes gagnent du terrain. Madrid ne peut pas se permettre de tourner le dos à l’Alliance atlantique, car elle a besoin du soutien de ses alliés pour gérer ces défis sécuritaires multiples. Mais elle ne peut pas non plus accepter d’être traitée comme un vassal négligent par Washington. D’où l’équilibre délicat de sa réponse : ferme sur le principe, mais sans rupture. Un exercice diplomatique de haute voltige.
Les contraintes budgétaires internes
Atteindre les deux pour cent du PIB en dépenses militaires représente un sacrifice budgétaire considérable pour l’Espagne. Le pays a un ratio dette/PIB d’environ 110 pour cent, héritage des crises successives. Son système de santé public nécessite des investissements massifs après avoir été mis à rude épreuve par le Covid. Les retraites pèsent lourdement sur les finances publiques avec une population vieillissante. L’éducation réclame des moyens supplémentaires. Les infrastructures, particulièrement dans certaines régions périphériques, demandent modernisation. Dans ce contexte de contraintes multiples, augmenter les dépenses militaires signifie forcément réduire d’autres postes ou creuser le déficit. Le gouvernement espagnol a fait le choix politique difficile de progresser vers l’objectif des deux pour cent malgré ces arbitrages douloureux. Mais Trump ignore totalement ces réalités économiques. Pour lui, c’est simple : si vous ne voulez pas payer, c’est que vous êtes radins ou déloyaux. La complexité des contraintes budgétaires nationales ne l’intéresse pas.
L’opinion publique espagnole divisée sur la défense
Contrairement aux pays d’Europe de l’Est qui ont vécu le joug soviétique et conservent une culture de vigilance militaire, l’Espagne a une relation plus ambivalente avec les questions de défense. Une partie significative de l’opinion publique espagnole est pacifiste, méfiante envers les engagements militaires extérieurs, hostile à l’augmentation des budgets de défense qu’elle perçoit comme un gaspillage bénéficiant principalement aux industries d’armement. Cette sensibilité politique limite la marge de manœuvre du gouvernement. Augmenter trop rapidement les dépenses militaires pourrait provoquer une réaction négative de l’électorat, particulièrement de la gauche. Mais céder aux pressions américaines en n’augmentant pas assez serait perçu comme une soumission humiliante. Le gouvernement espagnol doit naviguer entre ces écueils, expliquant à son opinion publique pourquoi ces dépenses sont nécessaires tout en résistant aux diktats de Washington. La riposte ferme à Trump vise aussi un public intérieur : montrer que Madrid défend la dignité nationale et ne s’écrase pas devant les injonctions étrangères.
Vers une redéfinition de l'Alliance atlantique

L’Otan doit évoluer ou risque l’éclatement
Cette crise — une de plus — met en lumière une vérité inconfortable : l’Otan dans sa configuration actuelle ne fonctionne plus harmonieusement. L’Alliance fut conçue dans un contexte de Guerre froide où la menace soviétique unissait sans ambiguïté les membres sous leadership américain incontesté. Ce contexte a disparu. Les menaces se sont diversifiées — terrorisme, cyberattaques, déstabilisation hybride, migrations massives, changement climatique. Les États-Unis ne sont plus la puissance hégémonique incontestée qu’ils étaient en 1950 ou même en 1990. La Chine rivalise désormais avec Washington économiquement et technologiquement. L’Europe a grandi, s’est unifiée, développé sa propre identité politique. Dans ce monde multipolaire émergent, maintenir une Alliance basée sur une hiérarchie claire avec les États-Unis au sommet devient de plus en plus artificiel et tendu. L’Otan doit se réinventer comme une alliance entre partenaires véritablement égaux, avec un partage plus équilibré des responsabilités et des décisions. Sinon, elle risque de se fragmenter en coalitions régionales — défense européenne d’un côté, défense du Pacifique de l’autre — reliées seulement par des liens diplomatiques ténus.
Repenser le partage du fardeau au-delà des pourcentages
La fixation sur les deux pour cent du PIB est devenue contre-productive. Ce chiffre arbitraire ne capture pas la réalité des contributions. Un pays pauvre qui consacre deux pour cent de son PIB dépense bien moins en valeur absolue qu’un pays riche à 1,5 pour cent. Un pays qui fournit des troupes pour des opérations dangereuses contribue différemment mais tout aussi précieusement qu’un pays qui finance simplement des équipements. Les investissements dans le renseignement, la cyberdéfense, les infrastructures critiques comptent autant que l’achat de chars. L’Otan devrait développer un système d’évaluation plus sophistiqué des contributions, tenant compte de multiples dimensions : dépenses budgétaires certes, mais aussi déploiements opérationnels, capacités stratégiques offertes, risques assumés, soutien diplomatique. Un tel système reconnaîtrait plus justement les efforts de pays comme l’Espagne qui, bien que n’atteignant pas encore le seuil des deux pour cent, contribuent substantiellement à la sécurité collective. Mais cela demanderait nuance et intelligence, deux qualités que Trump ne possède manifestement pas.
L’urgence d’un dialogue transatlantique renouvelé
Au-delà des mécanismes techniques, cette crise révèle un besoin criant de dialogue politique de fond entre Américains et Européens. Les deux rives de l’Atlantique ont divergé culturellement et politiquement au cours des dernières décennies. Les priorités ne s’alignent plus automatiquement. Les Européens se préoccupent davantage de stabilité régionale, de changement climatique, de gouvernance multilatérale. Les Américains — du moins sous Trump — privilégient la compétition avec la Chine, le nationalisme économique, l’unilatéralisme assertif. Ces visions peuvent-elles coexister au sein d’une même Alliance ? Seulement si les partenaires acceptent de s’écouter mutuellement, de négocier honnêtement plutôt que de s’imposer des diktats, de reconnaître leurs interdépendances malgré leurs différences. Cela nécessite un effort des deux côtés. Les Européens doivent effectivement assumer davantage de responsabilités pour leur propre sécurité. Mais les Américains doivent traiter leurs alliés avec le respect dû à des partenaires égaux, pas comme des protectorats redevables. Sans ce recalibrage fondamental, l’Alliance continuera de tituber de crise en crise jusqu’à l’éventuelle rupture.
Conclusion

L’Espagne vient de tracer une ligne rouge
La riposte espagnole à Trump n’est pas un simple communiqué diplomatique de plus. C’est un tournant symbolique dans les relations transatlantiques. Pour la première fois, un pays européen de taille moyenne — ni la France avec ses prétentions gaullistes historiques, ni l’Allemagne avec son poids économique — a dit clairement et publiquement « non » au président américain sur une question de défense. Madrid a refusé l’humiliation, contesté les accusations, fourni les preuves de sa bonne foi, et exigé que Washington reconnaisse ses efforts. Cette fermeté va inspirer d’autres capitales européennes à tenir tête lorsque Trump les attaquera. Le précédent est créé : on peut résister à la Maison-Blanche sans que le ciel ne nous tombe sur la tête. L’empereur américain n’est pas aussi tout-puissant qu’il voudrait le faire croire. Il a besoin de l’Europe autant que l’Europe a besoin de lui, peut-être même davantage dans certains domaines. Cette réciprocité longtemps occultée par l’habitude de la domination américaine revient au premier plan. Et c’est une excellente chose pour l’équilibre de l’Alliance.
L’Otan entre dans une zone de turbulences extrêmes
Ne nous leurrons pas : cette crise n’est qu’un épisode d’une saga qui va durer tout le mandat de Trump, voire au-delà. Le président américain ne renoncera pas à sa rhétorique accusatrice sur le partage du fardeau. C’est un élément trop central de son identité politique, trop populaire auprès de sa base électorale. Il continuera d’attaquer, de menacer, de marchander. D’autres pays européens se retrouveront dans le viseur. D’autres crises diplomatiques éclateront. L’Otan va naviguer dans une tempête permanente de tensions internes, de remises en question, de doutes existentiels. Certains membres pourraient être tentés de rechercher des arrangements sécuritaires alternatifs — défense européenne, accords bilatéraux avec d’autres puissances, neutralité calculée. La cohésion de l’Alliance sera testée comme jamais depuis sa création. Elle pourrait en sortir renforcée, transformée en une structure plus équilibrée et résiliente. Ou elle pourrait se fragmenter progressivement, victime des contradictions non résolues entre ses membres. Les prochaines années seront décisives.
Ce que l’Europe doit faire maintenant
Face à cette situation, l’Europe n’a pas d’autre choix que d’accélérer sa marche vers l’autonomie stratégique. Non pas pour remplacer l’Otan ou rompre avec les États-Unis, mais pour disposer d’une capacité de défense crédible indépendamment de l’humeur changeante des présidents américains. Cela signifie investir massivement dans les industries de défense européennes, développer des capacités critiques actuellement monopolisées par les États-Unis — renseignement satellite, défense antimissile, munitions de précision, cyberdéfense —, coordonner bien mieux les achats et les déploiements militaires nationaux, créer un véritable commandement européen capable de planifier et mener des opérations sans dépendre de l’Otan. Cela demande de l’argent, du temps, de la volonté politique. Mais chaque nouvelle humiliation infligée par Trump renforce cette volonté. Ironiquement, le président américain qui voulait des Européens soumis et payeurs est en train de créer une Europe fière et autonome. L’histoire retiendra peut-être Trump comme le père involontaire de la puissance militaire européenne. Ce serait un legs paradoxal pour un nationaliste américain…