Le road trip révélateur de Richard Werly
Richard Werly ne s’attendait pas à ce qu’il allait découvrir. Correspondant historique de la presse helvétique à Paris, ce journaliste franco-suisse a pris un camping-car en 2024 pour un périple de deux mois de Chicago à Mar-a-Lago, le palais doré de Donald Trump en Floride. Son objectif initial était de comprendre « l’Amérique des campings », cette classe moyenne blanche qui constitue le cœur électoral trumpiste. Mais une fois sur les routes, un constat lui a « sauté aux yeux » avec une violence inattendue : cette Amérique-là ne se contente pas de critiquer l’Europe — elle la déteste profondément, viscéralement, existentiellement. Dans les campings, autour des barbecues du soir, les Américains rencontrés lui répétaient spontanément : « Vous, les Européens, vous ne servez plus à rien ». Pas une critique politique nuancée, pas un désaccord diplomatique — une détestation pure, un mépris absolu pour un continent jugé faible, tolérant et flou.
L’Europe comme contre-modèle haï
Ce qui nourrit vraiment cette haine, c’est que l’Europe ose prétendre être une alternative au modèle américain. Les questions de défense reviennent obsessionnellement dans les discussions que Werly a eues : « Les Européens, vous nous critiquez pour des guerres que nous avons faites et que nous regrettons, comme l’Irak, mais vous ne nous avez pas aidés ». Des Américains qui ont perdu leurs enfants dans ces conflits lui ont expliqué que leurs « boys » étaient partis se battre pendant que les Européens, selon eux, n’ont pas été dignes de confiance. Cette rancune militaire se mêle à un ressentiment économique profond — l’Amérique Maga valorise la force brute, la richesse ostentatoire, les frontières hermétiques, l’autorité virile. L’Europe, avec son multilateralisme mou, sa social-démocratie affaiblie, son refus du profit comme valeur suprême, représente l’exact opposé de ce que cette Amérique-là vénère. Pire encore, l’Europe incarne une offense permanente à leur vision du monde.
Le silence terrifié des pro-Européens américains
La grande différence avec les années précédentes, selon Werly, c’est que les pro-Européens américains se taisent maintenant. La peur a fait son chemin dans les universités, sur les campus, même parmi les professeurs d’études européennes qui « font attention à ce qu’ils disent ». Une omerta s’est installée dans tout le camp de l’élite pro-européenne, paralysée par la violence du mouvement Maga et les menaces implicites d’ostracisme social ou professionnel. Pendant ce temps, les manifestations culturelles européennes aux États-Unis ont drastiquement diminué — moins de concerts, moins d’expositions, moins de présence diplomatique culturelle. L’Europe a baissé le ton, ce qui laisse le champ libre aux thèses trumpistes qui remplissent maintenant tout l’espace médiatique américain. Les grandes manifestations « No King » avec leurs millions de protestataires peuvent donner l’illusion d’une résistance, mais la réalité quotidienne reste que l’Amérique trumpiste a gagné la bataille culturelle et impose désormais son récit sans opposition efficace.
Vance à Munich, la déclaration de guerre idéologique
Le discours qui a tout changé en février 2025
Le 14 février 2025, jour symbolique de la Saint-Valentin, JD Vance a livré un discours à la 61e Conférence de sécurité de Munich qui a sonné comme une déclaration de guerre idéologique contre les alliés européens des États-Unis. Devant un parterre de dirigeants, ministres de la Défense et diplomates européens venus l’écouter, Vance a affirmé que la principale menace pour l’Europe ne venait pas de la Russie ni de la Chine, mais « de l’intérieur » — de l’érosion des normes démocratiques, de la censure, de la suppression de la dissidence et de l’exclusion des voix populistes. Il a explicitement critiqué l’annulation de l’élection présidentielle roumaine sous prétexte d’ingérence étrangère, accusant les dirigeants européens d’utiliser les lois sur la « désinformation » pour faire taire l’opposition politique. Vance a averti que les États-Unis conditionneraient désormais leur soutien à l’Europe selon que ses gouvernements respectent réellement la liberté d’expression, la liberté de la presse et la légitimité politique. L’auditorium est resté pétrifié, incapable de comprendre ce qui venait de se passer.
La réaction européenne stupéfaite et humiliée
Boris Pistorius, le ministre allemand de la Défense, a été l’un des rares à réagir publiquement, qualifiant les propos de Vance d’« inacceptables » et accusant le vice-président américain de saper les valeurs démocratiques en Allemagne et en Europe. Mais cette protestation sonnait creux, défensive, désespérée. Plusieurs médias ont décrit le discours de Vance comme un « tournant décisif » dans les relations Union européenne-États-Unis, une « boule de démolition » lancée contre le statu quo transatlantique vieux de plusieurs décennies. Certains ont parlé d’une « guerre culturelle » déclarée contre les alliés américains. Le contexte aggravait encore la situation — juste avant la conférence, Trump avait eu une conversation téléphonique avec Vladimir Poutine qui avait mené à des accords sur des négociations concernant l’invasion russe de l’Ukraine, mais qui semblaient exclure l’Ukraine et l’Europe comme parties prenantes. Les ministres des Affaires étrangères de plusieurs pays européens avaient dû insister publiquement pour que l’Union européenne participe aux négociations.
Le revirement tactique de mai, trop peu trop tard
En mai 2025, lors d’un événement organisé par la Conférence de sécurité de Munich à Washington, Vance a adopté un ton nettement plus conciliant. « Je crois vraiment que les États-Unis et l’Europe sont unis », a-t-il déclaré, soulignant l’interconnexion de leurs cultures et civilisations. « C’est totalement absurde de penser qu’une division claire pourrait jamais être établie entre les États-Unis et l’Europe. Cependant, cela n’implique pas que nous n’aurons pas nos différences ». Ce changement de ton, selon plusieurs observateurs, était davantage une opération de contrôle des dégâts qu’une véritable volte-face politique. Les dommages causés en février étaient irréparables — Vance avait révélé la véritable pensée de l’administration Trump-Vance concernant l’Europe. Le discours de mai n’était qu’un vernis diplomatique appliqué sur une hostilité fondamentale qui continuait à guider la politique américaine envers le Vieux Continent.
La stratégie Thiel derrière le masque Vance
Peter Thiel, le véritable architecte
JD Vance n’est pas un acteur autonome — il est le porte-parole, le représentant, l’instrument de Peter Thiel, le milliardaire libertarien de la Silicon Valley qui a fondé Palantir et co-fondé PayPal. Thiel a financé la campagne sénatoriale de Vance en Ohio, investissant des millions pour propulser son protégé au Sénat puis à la vice-présidence. Cette relation n’est pas secrète — Vance l’a reconnue publiquement à plusieurs reprises. Richard Werly l’exprime sans détour : « J.D. Vance, qui est le porte-parole de Peter Thiel, sait qu’il y a de l’argent à prendre dans nos pays ». L’Europe représente le continent sur lequel les GAFAM — Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft — réalisent leurs profits les plus juteux. Les consommateurs européens sont accros aux produits électroniques américains et, contrairement à la Chine ou à la Russie, n’ont pas développé d’alternatives crédibles. Cette dépendance technologique est une vulnérabilité stratégique colossale que Thiel et ses alliés entendent exploiter sans pitié.
L’Europe comme terrain de chasse économique
Trump a pour objectif l’obéissance de l’Europe — la transformer en « moutons » dociles qui suivent sans protester. Mais les milliardaires de la tech comme Thiel, eux, veulent « récolter notre argent », pour reprendre l’expression de Werly. Et ils ont raison de le faire, d’un point de vue strictement capitaliste : l’Europe reste un continent extraordinairement riche, avec un pouvoir d’achat énorme, des institutions bancaires solides, des infrastructures développées et une population éduquée. Le rapport Draghi de 2024 a clairement établi que le décalage d’innovation entre l’Europe et les États-Unis est devenu abyssal et probablement impossible à rattraper. L’Europe n’a pas de GAFAM, elle n’a pas de champions technologiques mondiaux capables de rivaliser avec les géants américains. Cette faiblesse structurelle la condamne à être une colonie numérique des États-Unis, payant tribut perpétuel aux entreprises de la Silicon Valley.
La destruction des régulations européennes
Thiel et les autres magnats technologiques du camp Maga sont particulièrement enragés par les régulations européennes qui tentent de contrôler leurs entreprises — le RGPD sur la protection des données, les lois antitrust qui ont infligé des amendes massives à Google et Apple, les tentatives de taxation des profits réalisés en Europe. Ces mesures législatives représentent des « épines dans le pied » de leurs entreprises, pour reprendre les termes utilisés dans l’analyse de Carnegie Endowment. L’un des objectifs non déclarés mais évidents de l’administration Trump-Vance est de faire pression sur l’Union européenne pour qu’elle démantèle ces protections, ouvrant ainsi complètement le marché européen à l’exploitation sans entrave des entreprises américaines. Les tarifs commerciaux, les menaces de retrait de la protection militaire de l’OTAN, les humiliations diplomatiques publiques — tous ces outils sont utilisés pour briser la résistance européenne et forcer le continent à accepter une vassalisation économique totale.
La psychologie torturée de Trump vis-à-vis de l'Europe
Le complexe allemand du président
Richard Werly propose une analyse psychologique fascinante des raisons personnelles pour lesquelles Trump déteste l’Europe, et particulièrement l’Allemagne. Le père de Trump, Fred, a prétendu pendant des années être d’origine suédoise pour pouvoir travailler avec des clients juifs, alors qu’il était en réalité d’ascendance allemande. Trump a grandi avec cette usurpation d’identité paternelle, ce mensonge fondateur concernant ses origines. De plus, Fred Trump avait des penchants pour les thèses semi-fascistes de Charles Lindbergh dans les années 1930, un héritage idéologique toxique. Fondamentalement, Trump n’aime pas l’Allemagne parce que c’est un pays économiquement fort, avec le succès mondial de ses voitures — Mercedes, BMW, Volkswagen — ce que Trump ne supporte pas. Il y a quarante ans, il détestait le Japon pour exactement les mêmes raisons. Il ne tolère pas « l’offense faite à l’industrie américaine » par des concurrents étrangers performants.
Le complexe culturel du ploutocrate inculte
Le troisième élément du rejet européen de Trump provient, selon Werly, de son inculture profonde. Trump est « ébahi » quand il visite Notre-Dame de Paris, fasciné par des monuments qu’il ne comprend pas vraiment, impressionné malgré lui par une profondeur historique et culturelle qui lui fait cruellement défaut. Cette réaction crée un complexe d’infériorité insupportable pour un narcissique comme Trump. L’Europe lui renvoie son image de « ploutocrate américain » — quelqu’un pour qui l’argent et le profit constituent les seules variables d’existence. Pour ces gens, le monde se résume à la richesse et à l’ambition de devenir riche, et l’Europe leur apparaît comme une « offense permanente » avec ses préoccupations ridicules concernant la culture, le patrimoine, la qualité de vie, l’équilibre social. C’est pour cette raison que lorsque Trump vient en Europe, c’est principalement pour aller dans ses golfs privés — des endroits où il peut contrôler l’environnement et ne pas être confronté à une altérité culturelle qui le met mal à l’aise.
Le bouc émissaire idéal pour Trump 2.0
Trump a tiré les leçons de son premier mandat : il faut attaquer très vite, car la réussite d’une présidence se joue sur la première et la deuxième année avant les élections de mi-mandat. Quand Trump accélère et multiplie les initiatives controversées, il a besoin d’un bouc émissaire — une victime à laquelle « il est le plus facile de mettre la tête sous l’eau ». Et cette victime, c’est l’Europe, pas la Chine. Pourquoi? Parce que la Chine riposte, possède des moyens de représailles économiques massifs, peut déstabiliser les marchés financiers américains en vendant ses bons du Trésor. L’Europe, elle, ne fait rien. Elle proteste mollement, publie des communiqués inquiets, puis se soumet. Elle constitue donc la cible parfaite pour Trump — suffisamment importante symboliquement pour que la frapper fasse impression sur sa base électorale, mais suffisamment faible politiquement pour ne pas pouvoir vraiment se défendre.
La vassalisation malheureuse de l'Europe
Le concept de vassalisation heureuse détourné
Le média intellectuel *Le Grand Continent* a développé le concept de « vassalisation heureuse » pour décrire l’attitude de certains dirigeants européens qui acceptent leur subordination aux États-Unis tout en prétendant en tirer des bénéfices. Mais Richard Werly corrige cette analyse : nous sommes maintenant dans une « vassalisation malheureuse », ce qui est infiniment pire. Les Européens savent que les Américains les détestent, mais ils considèrent aussi qu’ils sont « trop forts et trop riches » pour qu’on puisse les défier. Cette conscience douloureuse de sa propre impuissance crée une servitude volontaire dépressive, sans même l’illusion consolatrice que cette soumission sert nos intérêts. Nous savons que nous sommes exploités, humiliés, méprisés — mais nous continuons à tendre l’autre joue, espérant pathétiquement que si nous sommes suffisamment dociles, Trump et Vance nous frapperont moins fort.
L’absence choquante de riposte européenne
Werly dit avoir été « surpris par l’absence de riposte culturelle de l’Europe ». Les Européens sont « assommés » depuis un an, incapables de réagir efficacement au « coup de marteau politique » que Trump leur inflige systématiquement. Ils avaient sous-estimé la violence de l’attaque, l’ampleur de la haine, la détermination de l’administration à les soumettre. Mais plus encore, les dirigeants européens sont « stupéfaits de découvrir que ce n’est pas seulement Trump, mais toute une Amérique qui déteste l’Europe ». De nombreux diplomates et ambassadeurs européens ne l’avaient pas du tout anticipé, enfermés dans leurs salons feutrés où ils discutaient de « l’alliance transatlantique » comme d’une réalité immuable. Maintenant, ils se réveillent dans un cauchemar où leur principal allié depuis 75 ans est devenu leur ennemi idéologique et prédateur économique.
Les citoyens européens votent avec leurs pieds
La réaction populaire européenne est éloquente : les Européens ne vont plus aux États-Unis. Ce n’est pas un boycott organisé, mais une réaction spontanée de millions de citoyens qui ont « l’impression que c’est un pays de fous » et arrêtent donc d’y voyager. Les statistiques touristiques montrent une chute dramatique du nombre de visiteurs européens aux États-Unis depuis la réélection de Trump. Le problème de cette stratégie d’évitement, selon Werly, est qu’elle « ne fait qu’alimenter les clichés » des deux côtés. Les Européens s’installent « non pas dans une haine de l’Amérique mais dans une indifférence vis-à-vis d’elle », peut-être même une forme de mépris. Pendant ce temps, les Américains Maga interprètent cette désertion comme une preuve supplémentaire que les Européens sont des snobs arrogants qui les méprisent. Le fossé s’agrandit inexorablement, semaine après semaine, mois après mois.
Les rares exceptions européennes qui résistent
L’Espagne et son lien latino-américain
Selon Richard Werly, seuls deux pays européens semblent vouloir « tirer les conséquences de la politique de Donald Trump » : l’Espagne et la France. Pour l’Espagne, la résistance s’explique par des facteurs multiples. D’abord, la question palestinienne joue un rôle — l’Espagne a été l’un des premiers pays européens à reconnaître l’État palestinien, défiant ainsi la position américaine. Mais surtout, c’est « l’aspect latino-américain » qui crée un choc culturel avec les États-Unis. L’Espagne conserve des liens historiques profonds avec l’Amérique latine, ce continent où « les Espagnols étaient les premiers », avant l’arrivée de l’influence américaine au XIXe siècle. Cette rivalité historique pour l’influence dans l’hémisphère occidental nourrit une indépendance d’esprit espagnole face à Washington. Le gouvernement de Pedro Sánchez a multiplié les prises de position qui contredisent ouvertement la ligne américaine, particulièrement sur les questions migratoires et les relations avec le Venezuela et Cuba.
La France et son complexe de supériorité
La France résiste pour des « raisons différentes », explique Werly : « nous sommes ceux qui ont créé les États-Unis et nous en gardons un sentiment de supériorité ». Cette référence à Lafayette et à l’aide française décisive pendant la Révolution américaine reste ancrée dans la psyché politique française. La France se considère comme la mère civilisatrice de l’Amérique, celle qui lui a apporté les Lumières, les idéaux républicains, la statue de la Liberté. Cette fierté historique, parfois teintée d’arrogance, donne aux dirigeants français une capacité psychologique à défier Washington que la plupart des autres Européens n’ont pas. Emmanuel Macron a multiplié les déclarations sur « l’autonomie stratégique européenne » et refusé de s’aligner automatiquement sur les positions américaines, particulièrement concernant la Chine et la Russie. Cette posture gaulliste modernisée énerve profondément Trump et son entourage.
Les autres capitales européennes dans la soumission
En revanche, les autres grandes capitales européennes ont choisi la voie de la soumission calculée. Les Polonais « préfèrent être détestés mais défendus » — ils acceptent les humiliations trumpistes tant que les soldats américains restent stationnés sur leur territoire face à la menace russe. Les Hongrois de Viktor Orbán « pensent que la détestation, c’est de l’amour » — ils interprètent les attaques de Trump comme une forme perverse de reconnaissance, un signe qu’ils comptent. Les Italiens « restent atlantistes par définition », leur positionnement géographique en Méditerranée et leur dépendance historique envers la protection navale américaine les rendant incapables d’envisager une politique autonome. Quant aux Allemands, ils sont « presque fiers de la détestation » — leur culpabilité historique liée au nazisme les pousse à accepter n’importe quelle humiliation américaine comme une pénitence méritée. Seules l’Espagne et la France osent encore dire non, et même leur résistance reste largement symbolique.
Le modèle Blocher et l'exportation du trumpisme
La Suisse comme laboratoire précurseur
Richard Werly fait une parenthèse suisse cruciale pour comprendre l’exportabilité du modèle Trump : « nous avons eu notre Donald Trump, version suisse, qui se nomme Christophe Blocher ». Fondateur de l’UDC, le parti d’extrême droite qui est au pouvoir en Suisse depuis trente ans, Blocher incarne l’alliance entre plusieurs caractéristiques : « l’homme fort », c’est-à-dire macho et viriliste ; le discours grossier, notamment sur les immigrants ; le culte de la richesse ; la détestation de l’État ; et l’éloge des frontières. Blocher lui-même a été conseiller fédéral, et s’il n’y avait pas eu le système suisse de concordance obligée où le pouvoir est partagé entre les principaux partis, il aurait obtenu la majorité absolue. La Suisse a servi de laboratoire pour tester ce modèle politique vingt ans avant son explosion aux États-Unis et dans le reste du monde occidental.
Un modèle extrêmement exportable
« Ce modèle-là est extrêmement exportable », affirme Werly avec une gravité palpable. Quand on gratte un peu sous la surface, c’est ce que veulent beaucoup de gens : un homme riche, donc qu’ils imaginent incorruptible puisqu’il n’aurait pas besoin d’argent — ce qui est évidemment faux, les riches voulant toujours plus d’argent. Il veut des frontières, ce qui rassure psychologiquement tout le monde face aux angoisses identitaires. Il aime la force, qui reste un élément structurant des sociétés humaines malgré tous nos discours civilisationnels. Ce cocktail politique — richesse ostentatoire, virilisme agressif, nationalisme frontalier, discours grossier anti-establishment — fonctionne dans pratiquement tous les contextes culturels occidentaux. On le retrouve chez Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil, Orbán en Hongrie, Le Pen en France, Salvini en Italie, Wilders aux Pays-Bas. C’est une formule politique universelle pour l’époque de l’angoisse identitaire et du déclin relatif occidental.
L’Europe détestée pour ce qu’elle représente
« L’Europe est détestée parce qu’elle a essayé d’être une réponse à tout ça », explique Werly avec une lucidité déchirante. L’Union européenne a tenté de ne pas être guidée seulement par le profit et par la force, de ne pas s’enfermer dans des frontières étroites, de nous prémunir contre un pouvoir autoritaire à travers des institutions multilatérales et des contrepoids démocratiques. Mais cette tentative fait de l’Europe une cible idéologique pour tous ceux qui rejettent ce modèle. Trump et Vance ne s’attaquent pas à l’Europe simplement pour des raisons commerciales ou géostratégiques — ils la combattent parce qu’elle incarne une vision alternative de la civilisation occidentale qu’ils veulent détruire. Si l’Europe réussit à maintenir un modèle social-démocrate fonctionnel, elle prouve que l’alternative trumpiste n’est pas inévitable. Elle doit donc être brisée, humiliée, forcée à se soumettre au modèle américain pour que celui-ci devienne hégémonique sans contestation.
Conclusion
La métaphore de Richard Werly — « Trump s’assure que les Européens deviennent des moutons, Vance s’occupe de les tondre » — capture avec une brutalité insoutenable la réalité géopolitique de 2025. Cette image n’est pas une exagération rhétorique, mais une description factuelle de la stratégie américaine envers l’Europe. Trump utilise les menaces militaires, les tarifs commerciaux, les humiliations publiques et les pressions diplomatiques pour transformer les Européens en troupeau docile qui accepte sa domination sans protester. Une fois cette soumission psychologique obtenue, Vance et les milliardaires de la Silicon Valley qu’il représente peuvent procéder à l’extraction économique systématique — démanteler les régulations européennes qui protègent les consommateurs et les travailleurs, ouvrir complètement les marchés européens à l’exploitation sans entrave des GAFAM, forcer l’Europe à payer tribut perpétuel aux entreprises américaines. Les moutons dociles seront tondus jusqu’à la peau, et ils remercieront encore leurs tondeurs.
Le discours de Vance à Munich en février 2025 restera dans l’histoire comme le moment où l’alliance transatlantique a officiellement implosé. En déclarant que la principale menace pour l’Europe venait « de l’intérieur » et en conditionnant le soutien américain au respect de normes définies arbitrairement par Washington, Vance a transformé une relation entre alliés en relation coloniale entre métropole et territoires soumis. Les Européens ont l’autorisation d’exister tant qu’ils obéissent aux diktats américains sur l’immigration, la liberté d’expression, la politique étrangère et la régulation économique. Toute velléité d’autonomie sera punie par des tarifs, des menaces de retrait militaire ou des campagnes de déstabilisation orchestrées par les réseaux sociaux contrôlés par les milliardaires trumpistes. Boris Pistorius et quelques autres ont protesté mollement, mais la majorité des dirigeants européens ont accepté cette nouvelle réalité avec une servitude volontaire qui aurait fait honte à leurs prédécesseurs.
Richard Werly pose la question cruciale : « Jusqu’à quel point les dirigeants européens vont-ils le supporter ? » Sa réponse est dévastatrice : « Une majorité d’Européens et donc de dirigeants politiques se dit : OK, ils nous détestent, mais nous avons trop besoin d’eux ». Cette vassalisation malheureuse — la conscience douloureuse d’être exploité combinée à l’acceptation résignée de cette exploitation — représente peut-être l’état psychologique le plus pathétique qu’une civilisation puisse atteindre. Même si Trump rencontrait Poutine à Budapest pour négocier l’avenir de l’Europe sans consulter les Européens, même s’il imposait des tarifs démentiels de 50 % ou 100 %, la réaction européenne serait probablement la même : protester faiblement, puis se soumettre. Le rapport Draghi de 2024 a établi que le décalage d’innovation est « bien trop grand et ne sera pas rattrapé ». Les Américains sont trop forts, trop riches, trop avancés technologiquement. Alors l’Europe essaie de leur « faire des câlins pour qu’ils nous détestent moins », selon l’expression tragiquement juste de Werly.
Seules l’Espagne et la France osent encore imaginer une résistance, mais même leur opposition reste largement symbolique et probablement insuffisante pour inverser la dynamique globale. Les Polonais préfèrent l’humiliation à l’insécurité, les Allemands portent leur culpabilité historique comme une chaîne qui les empêche de défier Washington, les Italiens restent prisonniers de leur atlantisme géographique. Le « poison américain » dont parle un professeur allemand cité par Werly se répand effectivement dans les démocraties européennes — le modèle Blocher-Trump de politique autoritaire, viriliste, xénophobe et ploutocratique gagne du terrain électoralement dans presque tous les pays européens. Si Trump remporte les élections de mi-mandat en novembre 2026 et garde le contrôle des deux chambres du Congrès, « il n’aura plus de limite » et « l’Europe sera celle qui reçoit ces excréments », pour reprendre la métaphore scatologique brutale mais appropriée. Werly conclut : « Eux, les Américains de Trump, rien ne les arrêtera ». Et nous, Européens, nous avons apparemment décidé de ne même pas essayer. Les moutons dociles attendent patiemment que Vance arrive avec ses ciseaux bien aiguisés pour les tondre jusqu’à l’os.