Une transformation radicale de la pratique judiciaire
Avant 2017, le « shadow docket » de la Cour suprême était un outil obscur, rarement utilisé, réservé aux urgences véritables—condamnations à mort imminentes, situations où un délai de quelques heures pouvait causer un préjudice irréversible. Les présidents Bush et Obama combinés ont fait seulement huit demandes au shadow docket en seize ans. L’administration Biden en a fait dix-neuf en quatre ans. Mais l’administration Trump actuelle ? Dix-neuf demandes en vingt semaines. Une demande tous les dix jours, en moyenne. Et la Cour—dominée par six juges conservateurs nommés par des présidents républicains—accorde ces demandes dans 86% des cas. Cette explosion d’utilisation transforme fondamentalement la nature de la Cour suprême. Normalement, les affaires montent lentement à travers le système judiciaire fédéral : tribunaux de district, cours d’appel, puis éventuellement la Cour suprême, après des mois ou des années de procédures, de mémoires détaillés, d’arguments oraux publics. Ce processus permet aux juges de réfléchir, de consulter des précédents, de peser les conséquences. Mais le shadow docket court-circuite tout ça. L’administration Trump dépose une demande d’urgence un vendredi soir. La Cour statue le lundi matin. Parfois sans aucune explication. Parfois avec une décision d’une page qui ne cite aucun précédent, ne répond à aucun argument, ne fournit aucune guidance pour les tribunaux inférieurs. Juste : « Demande accordée. »
L’absence d’explications et ses conséquences
Sept des vingt-deux décisions du shadow docket concernant l’administration Trump ont été rendues sans aucune explication écrite. Zéro. Rien. Les juges ont simplement publié une ordonnance de deux lignes : « La demande est accordée. L’injonction est levée. » Cette pratique—que même des juges conservateurs critiquent en privé—crée un vide juridique catastrophique. Les avocats ne savent pas pourquoi la Cour a statué ainsi. Les tribunaux inférieurs ne savent pas comment appliquer la décision à des cas similaires. Le public ne peut pas évaluer si la Cour a suivi ses propres précédents ou les a silencieusement abandonnés. Comme l’explique Steve Vladeck, professeur de droit à Georgetown et expert du shadow docket : « Le problème n’est pas que la Cour rend des décisions d’urgence. C’est qu’elle rend des décisions d’urgence sans expliquer son raisonnement, créant ainsi une jurisprudence invisible qui façonne le droit américain sans transparence ni responsabilité. » Cette opacité est particulièrement troublante dans l’affaire SNAP. La Cour a balayé les conclusions détaillées du juge McConnell—qui avait passé des jours à examiner les preuves du préjudice irréparable subi par les bénéficiaires de l’aide alimentaire—en quelques heures, sans audience, sans explication substantielle. Qu’est-ce qui justifiait une telle urgence ? Pourquoi les conclusions factuelles du juge de district ont-elles été ignorées ? La Cour ne le dit pas. Et ce silence arrogant est peut-être plus inquiétant que n’importe quelle mauvaise décision explicite.
Une Cour au service de l’exécutif
Le schéma est désormais indéniable. Depuis janvier 2025, la Cour suprême a statué en faveur de l’administration Trump dans 86% des affaires d’urgence portées à son attention. Ce n’est pas un hasard. Ce n’est pas une coïncidence. C’est une politique délibérée. La juge Sonia Sotomayor, dans une dissidence cinglante concernant une affaire d’immigration en juin 2025, a écrit : « D’autres plaideurs doivent suivre les règles, mais l’administration a la Cour suprême en numérotation rapide. » Cette phrase—extraordinairement directe pour un membre de la Cour suprême—capture parfaitement la dynamique actuelle. Trump perd devant un tribunal de district ? Il fait appel directement à la Cour suprême via le shadow docket. La Cour bloque l’injonction en quelques heures. Trump perd devant une cour d’appel ? Même processus. Même résultat. Cette « hotline judiciaire » transforme la Cour suprême en bras armé de la présidence, plutôt qu’en contre-pouvoir indépendant. Et les conséquences sont vertigineuses : transfert massif de pouvoir du Congrès vers l’exécutif, démantèlement des agences fédérales, gel des crédits budgétaires votés par le Congrès, révocation des chefs d’agences indépendantes supposément protégées par la loi. Mesure par mesure, décision par décision, la séparation constitutionnelle des pouvoirs—fondement même de la démocratie américaine—s’érode. Et la Cour suprême, censée défendre cette séparation, orchestre activement sa destruction.
L'affaire SNAP : affamer les pauvres pour sauver le gouvernement
Quatre milliards de dollars et des millions de familles
Le programme SNAP—Supplemental Nutrition Assistance Program, anciennement connu sous le nom de « food stamps »—fournit une aide alimentaire à environ 42 millions d’Américains. Des enfants dont les parents travaillent à temps partiel pour des salaires de misère. Des personnes âgées vivant avec des pensions minuscules. Des personnes handicapées incapables de travailler. Des vétérans. Des familles monoparentales. Bref, les plus vulnérables de la société américaine. En novembre 2025, alors que la fermeture gouvernementale paralyse Washington, l’administration Trump a décidé que ces 42 millions de personnes ne recevraient pas leurs prestations complètes. Pourquoi ? Parce que le Congrès n’a pas voté de budget, et que sans budget, le gouvernement ne peut théoriquement pas dépenser d’argent. Mais voici le problème : le SNAP dispose de fonds d’urgence spécifiquement prévus pour ce genre de situation. Et même au-delà des fonds SNAP, le gouvernement fédéral possède des comptes de nutrition infantile avec près de 20 milliards de dollars disponibles. Des juges fédéraux, des organisations caritatives, des gouverneurs d’États ont supplié l’administration Trump d’utiliser ces fonds pour éviter une catastrophe humanitaire. Mais Trump a refusé. Pas par nécessité budgétaire—l’argent existe. Mais par stratégie politique : transformer la fermeture gouvernementale en crise pour forcer les démocrates à céder sur d’autres dossiers.
Le juge McConnell face à l’urgence humanitaire
Face à cette situation, un groupe d’organisations à but non lucratif et de villes—dont Providence, Rhode Island—a déposé une plainte d’urgence devant le tribunal fédéral de district, arguant que l’administration Trump violait la loi en retardant les paiements SNAP. Le juge Michael McConnell, nommé par Trump lui-même, a examiné l’affaire. Il a entendu des témoignages de familles incapables d’acheter de la nourriture. Il a analysé les données montrant que des millions d’enfants risquaient la faim. Il a examiné les comptes budgétaires et confirmé que l’argent était disponible. Et le 1er novembre, il a ordonné au gouvernement soit de verser intégralement les prestations SNAP de novembre avant le 3 novembre, soit de les verser partiellement en utilisant les fonds d’urgence avant le 5 novembre. L’administration Trump a choisi la seconde option… puis a délibérément raté les délais. McConnell, exaspéré par cette obstruction manifeste, a émis une seconde ordonnance le 6 novembre : verser intégralement les prestations SNAP avant le 7 novembre, en combinant les fonds SNAP et les comptes de nutrition infantile. Cette ordonnance était détaillée, argumentée, fondée sur des conclusions factuelles exhaustives. McConnell avait identifié un « préjudice irréparable » immédiat et concret : des familles affamées, des enfants souffrant de malnutrition, un chaos administratif à l’échelle nationale. Mais pour l’administration Trump, cette ordonnance était « sans précédent » et « ridiculisait la séparation des pouvoirs ». Alors ils sont allés à la Cour suprême.
La Cour suprême choisit le gouvernement contre les affamés
Le vendredi 7 novembre au soir—quelques heures avant la date limite fixée par McConnell—le solliciteur général Joshua Sauer a déposé une demande d’urgence auprès de la Cour suprême. Il a demandé un « administrative stay »—une suspension administrative immédiate—avant 21h30. Et la Cour a obéi. La juge Ketanji Brown Jackson, qui supervise les affaires d’urgence provenant du premier circuit judiciaire, a accordé une suspension temporaire et demandé aux plaignants de répondre avant mardi matin. Les plaignants—ces organisations caritatives et villes défendant les familles affamées—ont déposé un mémoire passionné expliquant que chaque jour de retard aggravait le préjudice. Que les négociations au Congrès pour mettre fin à la fermeture gouvernementale étaient en cours, mais qu’en attendant, des millions de familles souffraient. Que le gouvernement avait 20 milliards de dollars disponibles dans le compte de nutrition infantile, largement suffisant pour financer à la fois le SNAP et les repas scolaires jusqu’en mai 2026. Mais le 11 novembre, la Cour suprême a prolongé la suspension jusqu’au jeudi soir, donnant au Congrès quelques jours supplémentaires pour résoudre la fermeture. Cette décision—techniquement temporaire—ignore complètement les conclusions de McConnell sur le préjudice irréparable. Elle privilégie les intérêts bureaucratiques du gouvernement sur la survie des citoyens. Et elle envoie un message clair : dans le conflit entre l’administration Trump et les Américains ordinaires, la Cour choisira toujours Trump.
La redéfinition perverse du « préjudice irréparable »
Quand obliger le gouvernement à suivre la loi devient un préjudice
Au cœur de cette affaire se trouve une inversion conceptuelle qui devrait terrifier tout observateur du système judiciaire américain. Traditionnellement, dans le droit américain, un « préjudice irréparable » désigne un dommage que l’argent ne peut pas compenser après coup—par exemple, la mort, la perte permanente d’un droit constitutionnel, la destruction d’une ressource naturelle unique. C’est ce type de préjudice que les plaignants doivent prouver pour obtenir une injonction préliminaire. Dans l’affaire SNAP, le juge McConnell a identifié précisément ce préjudice : des familles affamées, des enfants souffrant de malnutrition, des conséquences sanitaires irréversibles. Impossible de « réparer » ces dommages après coup avec de l’argent. Un enfant qui souffre de la faim pendant des semaines critiques de son développement subira des effets permanents. Voilà un préjudice irréparable authentique. Mais l’administration Trump, dans son mémoire à la Cour suprême, a avancé un argument stupéfiant : obliger le gouvernement à verser les prestations SNAP constituerait un « préjudice irréparable » au gouvernement lui-même. Pourquoi ? Parce que cela « empêche le gouvernement de mettre en œuvre ses politiques » et « empiète indûment sur une branche coordonnée du gouvernement ». En d’autres termes : forcer l’exécutif à respecter une ordonnance judiciaire cause un préjudice irréparable à… l’exécutif. Cette logique circulaire—où toute contrainte judiciaire sur le gouvernement est redéfinie comme un préjudice justifiant une suspension d’urgence—transforme le concept même de séparation des pouvoirs en farce.
Le précédent dangereux de Department of Commerce v. New York
Cette théorie du « préjudice irréparable gouvernemental » ne sort pas de nulle part. Elle provient d’un précédent de 2020, Department of Commerce v. New York, mieux connu sous le nom d’affaire CASA. Dans cette affaire, l’administration Trump cherchait à ajouter une question sur la citoyenneté au recensement de 2020—une mesure largement perçue comme visant à sous-compter les communautés immigrées et à redistribuer le pouvoir politique vers les zones conservatrices blanches. Des tribunaux inférieurs avaient bloqué cette tentative. L’administration Trump a fait appel à la Cour suprême, arguant qu’une injonction contre le gouvernement impose toujours un préjudice irréparable simplement en empêchant le gouvernement « de mettre en œuvre ses politiques ». La juge Amy Coney Barrett, écrivant pour la majorité conservatrice, a accepté cet argument en quelques phrases lapidaires : « Quand un tribunal fédéral émet une injonction universelle contre le gouvernement, il ’empiète indûment’ sur ‘une branche coordonnée du gouvernement’ et empêche le gouvernement de mettre en œuvre ses politiques contre des non-parties… Cela suffit à justifier une mesure intérimaire. » Cette décision—citée dans pratiquement toutes les demandes d’urgence de Trump depuis—crée un cliquet à sens unique : toute injonction contre le gouvernement justifie automatiquement une suspension d’urgence, sans analyse réelle du préjudice. Les citoyens, eux, doivent prouver un préjudice concret, immédiat, irréversible. Mais le gouvernement ? Il lui suffit de dire « on veut faire X, le tribunal nous en empêche, donc préjudice irréparable ». La Cour accepte. Suspension accordée.
Les experts juridiques dénoncent une « jurisprudence fantôme »
Cette redéfinition du préjudice irréparable a suscité des critiques acerbes de la part d’experts juridiques de tous horizons. Steve Vladeck, dans son analyse du 6 novembre sur Substack intitulée « The Breezy Inequity of Trump v. Orr », a écrit que la Cour suprême ignore désormais systématiquement les « conclusions très spécifiques de préjudice irréparable » formulées par les tribunaux inférieurs. « Le problème », écrit-il, « n’est pas que la majorité parvient à une conclusion différente sur le préjudice. C’est que les conclusions factuelles très spécifiques du tribunal de district ont été complètement ignorées par la majorité. » Cette pratique—où la Cour suprême substitue son jugement aux conclusions factuelles des juges de première instance sans même expliquer pourquoi—viole les principes les plus élémentaires de déférence judiciaire. Normalement, les cours d’appel respectent les conclusions factuelles des tribunaux inférieurs, qui ont entendu les témoins, examiné les preuves, évalué la crédibilité. Mais la Cour suprême conservatrice, dans sa précipitation à aider Trump, balaye tout ça. Elle ne cite même pas les conclusions de McConnell sur le préjudice aux familles SNAP. Elle ne reconnaît même pas qu’elles existent. Elle se contente de répéter la formule magique : « injonction contre le gouvernement = préjudice irréparable au gouvernement ». Et voilà. Affaire réglée. Des millions de familles affamées ? Détail insignifiant.
Justice Ketanji Brown Jackson sonne l'alarme
Une dissidence historique dans l’affaire AFGE
Parmi les voix qui s’élèvent contre cette dérive, celle de la juge Ketanji Brown Jackson résonne avec une urgence particulière. Dans une dissidence extraordinaire concernant l’affaire Trump v. American Federation of Government Employees (AFGE) en juillet 2025, Jackson a utilisé un langage d’une franchise rare pour un membre de la Cour suprême. Cette affaire concernait un ordre exécutif de Trump—le EO 14210, signé le 11 février 2025—ordonnant des licenciements massifs dans l’administration fédérale sous prétexte d' »optimisation de la main-d’œuvre ». Des syndicats, organisations à but non lucratif et gouvernements locaux avaient obtenu une injonction préliminaire bloquant ces licenciements. Mais la Cour suprême, via le shadow docket, a levé l’injonction en juillet 2025, permettant à Trump de procéder aux licenciements pendant que les poursuites judiciaires suivent leur cours. Jackson, dans sa dissidence, a écrit : « Je considère la décision d’aujourd’hui comme une autre utilisation gravement inappropriée de notre dossier d’urgence. » Elle a poursuivi en accusant la majorité de « privilégier l’affirmation nue d’un pouvoir exécutif sans contrainte plutôt que les appels innombrables de familles pour la stabilité que notre gouvernement leur a promise ». Cette formulation— »affirmation nue d’un pouvoir exécutif sans contrainte »—est dévastatrice. Jackson accuse explicitement ses collègues conservateurs de permettre à Trump de gouverner comme un autocrate, sans limites constitutionnelles.
La culture du mépris envers les tribunaux inférieurs
Mais c’est dans une autre dissidence, concernant une affaire de citoyenneté par droit du sol, que Jackson a formulé sa critique la plus sévère. Elle a accusé la majorité conservatrice de créer une « menace existentielle pour l’État de droit » en outrepassant systématiquement les décisions des tribunaux inférieurs. « La complicité de cette Cour dans la création d’une culture de mépris envers les tribunaux inférieurs, leurs décisions, et la loi (telle qu’ils l’interprètent) préciptera sûrement la chute de nos institutions gouvernantes, permettant notre disparition collective », a-t-elle écrit. Ces mots— »menace existentielle », « chute de nos institutions », « disparition collective »—sont d’une gravité extraordinaire. Jackson ne critique pas simplement une erreur judiciaire ponctuelle. Elle diagnostique un effondrement systémique de l’ordre constitutionnel américain. Et elle accuse directement la majorité conservatrice de la Cour suprême d’orchestrer cet effondrement. Cette franchise est sans précédent dans l’histoire récente de la Cour. Même les juges progressistes comme Ruth Bader Ginsburg ou Stephen Breyer, dans leurs dissidences les plus passionnées, conservaient un ton de colleégialité respectueuse. Mais Jackson a abandonné toute prétention. Elle ne joue plus le jeu. Elle sonne l’alarme comme quelqu’un qui voit venir la catastrophe et refuse de se taire par politesse institutionnelle.
Sotomayor et Kagan se joignent au chœur de résistance
Jackson n’est pas seule. Les juges Sonia Sotomayor et Elena Kagan ont également exprimé, dans diverses dissidences depuis janvier 2025, leur profonde inquiétude face à l’utilisation du shadow docket. Sotomayor, dans une dissidence concernant une affaire d’immigration en juin 2025, a écrit : « D’autres plaideurs doivent suivre les règles, mais l’administration a la Cour suprême en numérotation rapide. » Elle a poursuivi en dénonçant la rapidité avec laquelle la Cour intervient pour aider Trump, souvent en quelques heures, alors que des citoyens ordinaires attendent des années pour que leurs affaires soient entendues. Kagan, dans une dissidence concernant des mesures d’immigration radicales, a écrit : « Notre dossier d’urgence ne devrait jamais être utilisé, comme il l’a été cette année, pour permettre ce que nos propres précédents interdisent. Encore moins, il ne devrait pas être utilisé, comme il l’a également été, pour transférer l’autorité gouvernementale du Congrès vers le président, et ainsi remodeler la séparation des pouvoirs de la nation. » Ces trois juges—Jackson, Sotomayor, Kagan—représentent la minorité progressiste de la Cour. Leurs dissidences n’ont aucun effet contraignant. Elles ne changent pas les décisions. Mais elles documentent, pour l’histoire, ce moment où une minorité de la Cour a refusé de cautionner la transformation de la démocratie américaine en régime présidentiel autoritaire. Ces dissidences seront lues dans cinquante ans, dans cent ans, et les historiens se demanderont : pourquoi les autres juges n’ont-ils rien fait ?
Le transfert de pouvoir du Congrès vers l'exécutif
Des décisions qui redessinent la Constitution
Au-delà des affaires individuelles, un schéma terrifiant émerge des vingt-deux décisions du shadow docket concernant l’administration Trump : un transfert massif de pouvoir du Congrès vers le président. La Constitution américaine établit que le Congrès contrôle les finances publiques—le « pouvoir de la bourse » est explicitement confié à la branche législative. Le président ne peut pas dépenser d’argent que le Congrès n’a pas autorisé, ni refuser de dépenser de l’argent que le Congrès a alloué. C’est un principe fondamental, établi dans l’Article I de la Constitution. Mais sous Trump, ce principe s’effondre. En février 2025, Trump a signé un ordre exécutif gelant temporairement des milliards de dollars de crédits budgétaires votés par le Congrès—une mesure que la loi sur le contrôle budgétaire interdit explicitement. Des tribunaux ont bloqué ce gel. Trump a fait appel à la Cour suprême. Et la Cour, via le shadow docket, a levé les injonctions, permettant à Trump de défier ouvertement le Congrès. De même, Trump a révoqué les chefs d’agences indépendantes—la Federal Trade Commission, la Consumer Financial Protection Bureau—qui sont théoriquement protégées contre les révocations arbitraires par des lois adoptées par le Congrès. Ces révocations ont été contestées. Et encore, la Cour suprême a permis à Trump de procéder. Chaque décision, prise isolément, peut sembler technique. Mais collectivement, elles redéfinissent l’architecture constitutionnelle américaine : le président n’est plus contraint par le Congrès. Il peut dépenser comme il veut, refuser de dépenser comme il veut, révoquer qui il veut. Le Congrès devient un organe consultatif, pas une branche coégale.
Le démantèlement des agences fédérales
Parallèlement au transfert de pouvoir budgétaire, Trump utilise le shadow docket pour démanteler les agences fédérales qui lui déplaisent. L’ordre exécutif 14210—celui qui a déclenché l’affaire AFGE—ordonne des « réductions en force » (RIF, dans le jargon bureaucratique) massives dans toute l’administration fédérale. Le Département de l’Éducation ? Vidé de ses employés. L’EPA (Agence de protection de l’environnement) ? Décimée. Le Département d’État ? Réduit de moitié. Ces licenciements ne sont pas justifiés par des contraintes budgétaires—le Congrès a alloué les fonds nécessaires pour payer ces salaires. Ils sont idéologiques : Trump veut détruire les institutions qu’il perçoit comme hostiles à son agenda. Quand des tribunaux bloquent ces licenciements, arguant qu’ils violent les protections des fonctionnaires fédéraux établies par le Civil Service Reform Act, Trump fait appel à la Cour suprême. Et la Cour permet les licenciements de continuer pendant que les affaires sont jugées. Résultat : des milliers d’employés fédéraux sont licenciés, des programmes entiers sont fermés, des décennies d’expertise institutionnelle sont perdues. Et quand—si—les tribunaux finissent par statuer que ces licenciements étaient illégaux, il sera trop tard. Les employés auront trouvé d’autres emplois. Les programmes auront disparu. L’expertise aura été disséminée. Cette destruction irréversible—accomplie pendant que les procédures judiciaires suivent leur cours lent—est précisément ce que les injonctions préliminaires sont censées prévenir. Mais la Cour suprême refuse de jouer ce rôle protecteur quand Trump est le défendeur.
Où le public interest réellement réside
L’un des quatre facteurs que la Cour suprême est censée considérer avant d’accorder une suspension d’urgence est « où réside l’intérêt public ». Dans l’affaire SNAP, l’intérêt public semble évident : nourrir 42 millions d’Américains vulnérables. Dans l’affaire AFGE, l’intérêt public semble clair : maintenir le fonctionnement des services fédéraux dont les citoyens dépendent. Dans les affaires d’immigration, l’intérêt public inclurait : ne pas séparer des familles, ne pas expulser des gens vers des pays où ils seront persécutés. Mais la Cour suprême conservatrice définit systématiquement « l’intérêt public » comme identique aux intérêts de l’administration Trump. Quoi que Trump veuille faire, c’est—par définition—dans l’intérêt public. Cette tautologie élimine tout espace pour un véritable débat sur les conséquences des décisions présidentielles. Steve Vladeck note que dans plusieurs décisions récentes du shadow docket, la Cour n’a même pas discuté explicitement de l’intérêt public. Elle a simplement supposé que permettre au gouvernement « de mettre en œuvre ses politiques » servait automatiquement l’intérêt public. Cette hypothèse—que l’exécutif a toujours raison, que ses politiques servent toujours l’intérêt public, que toute contrainte judiciaire nuit à cet intérêt—transforme la Cour suprême en extension du pouvoir exécutif plutôt qu’en contre-pouvoir indépendant.
Les critiques conservatrices s'intensifient
Quand même les alliés idéologiques s’inquiètent
L’un des développements les plus remarquables de cette crise constitutionnelle est l’émergence de critiques conservatrices de la Cour suprême. Des juristes conservateurs—qui ont passé leur carrière à défendre le pouvoir exécutif, à argumenter pour une interprétation stricte de la Constitution, à critiquer l’activisme judiciaire progressiste—commencent à s’inquiéter publiquement. Pas tous. Beaucoup continuent de soutenir aveuglément Trump et la majorité conservatrice de la Cour. Mais quelques voix respectées—comme celle du juge à la retraite J. Michael Luttig, conservateur pur et dur nommé par George H.W. Bush—ont sonné l’alarme. Luttig, dans plusieurs essais publiés depuis janvier 2025, a averti que la Cour suprême « abandonne ses responsabilités constitutionnelles » en permettant à Trump de concentrer un pouvoir exécutif sans précédent. « Nous nous dirigeons vers un système présidentiel plébiscitaire », a-t-il écrit, « où le président, une fois élu, gouverne sans contraintes effectives pendant quatre ans. » Cette critique venant d’un conservateur juridique éminent—quelqu’un que personne ne peut accuser de partisanerie libérale—est significative. Elle suggère que même au sein du mouvement conservateur, certains réalisent que la Cour Roberts est allée trop loin, qu’elle a trahi les principes constitutionnels qu’elle prétendait défendre.
Le chief justice John Roberts et son silence complice
Au centre de cette controverse se trouve le Chief Justice John Roberts, qui a supervisé la transformation de la Cour en instrument du pouvoir exécutif. Roberts, qui a passé sa carrière à cultiver une image de modération, de respect des précédents, de préoccupation pour la légitimité institutionnelle de la Cour, est désormais le juge qui vote le plus fréquemment avec la majorité—95% du temps lors du dernier mandat. Il a voté pour lever pratiquement toutes les injonctions contre Trump. Il a permis le démantèlement des agences fédérales, le gel des crédits budgétaires, les révocations de chefs d’agences indépendantes. Et pendant tout ce temps, il a gardé un silence public presque total sur les critiques croissantes de la Cour. Après une série de décisions particulièrement controversées en juillet 2025, Roberts a finalement pris la parole lors d’une conférence judiciaire. Il a défendu les décisions de la Cour comme « fondées sur des principes », a rejeté les accusations de partisanerie comme « mal informées », et a insisté sur le fait que « la Cour ne favorise aucune administration, aucun parti politique ». Mais ces affirmations—contredites par les statistiques accablantes du shadow docket—ont convaincu personne en dehors de la base conservatrice hardcore. Comme l’a noté Sherrilyn Ifill, professeur de droit à Howard University et ancienne directrice du NAACP Legal Defense Fund : « Cette Cour refuse non seulement militantement de parler des effets de ses décisions, elle nous fait du gaslighting en prétendant que les effets de leurs décisions ne seront pas ce qu’ils sont. » Roberts, qui voulait être considéré comme un grand chief justice dans la tradition de John Marshall ou Earl Warren, sera probablement jugé par l’histoire comme l’homme qui a présidé à la destruction de la séparation constitutionnelle des pouvoirs.
Les appels à des réformes structurelles
Face à cette dérive, des voix s’élèvent pour réclamer des réformes structurelles de la Cour suprême. Le sénateur démocrate Cory Booker a déposé un projet de loi en septembre 2025 visant à limiter l’utilisation du shadow docket, exigeant des explications écrites substantielles pour toute décision d’urgence et imposant une transparence accrue sur les processus de délibération. D’autres propositions incluent : l’expansion de la Cour (ajouter quatre juges pour diluer la majorité conservatrice 6-3), l’imposition de mandats limités (18 ans au lieu de nominations à vie), la création d’un code d’éthique contraignant pour les juges de la Cour suprême (actuellement, ils sont les seuls juges fédéraux exemptés de règles d’éthique formelles). Mais toutes ces réformes nécessitent une action du Congrès—et le Congrès est paralysé par des divisions partisanes. Les républicains, qui bénéficient de la majorité conservatrice actuelle, bloqueront toute réforme. Et même les démocrates sont divisés : certains modérés craignent que réformer la Cour ne déclenche une escalade où chaque parti, une fois au pouvoir, modifiera la Cour à son avantage. Cette paralysie politique signifie que la Cour suprême continuera probablement sur sa trajectoire actuelle pendant des années, voire des décennies. Et pendant ce temps, l’érosion constitutionnelle se poursuivra, décision par décision, jusqu’à ce que la structure même de la démocratie américaine soit méconnaissable.
Les conséquences à long terme pour la démocratie
Un précédent qui survivra à Trump
Même les critiques les plus sévères de Trump reconnaissent qu’il ne sera pas président éternellement. La Constitution limite les présidents à deux mandats. Trump ne peut pas se représenter en 2028. Mais les précédents établis par la Cour suprême pendant cette période survivront longtemps après son départ. Chaque décision du shadow docket qui favorise l’exécutif contre le judiciaire, chaque expansion du pouvoir présidentiel, chaque érosion des contraintes constitutionnelles… tout cela devient partie de la jurisprudence américaine. Les futurs présidents—démocrates ou républicains—pourront citer ces précédents pour justifier leurs propres abus de pouvoir. Imaginez : un futur président progressiste décide de déclarer une « urgence climatique » et d’utiliser des pouvoirs exécutifs pour fermer des centrales à charbon, interdire les voitures à essence, nationaliser les compagnies pétrolières. Les conservateurs crieront à l’autoritarisme. Mais ce président pourra citer les décisions de la Cour Roberts : « Vous avez dit qu’un président peut ignorer le Congrès en cas d’urgence. Vous avez dit qu’obliger le président à respecter une injonction judiciaire cause un préjudice irréparable au gouvernement. Vous avez établi que l’intérêt public s’identifie aux politiques présidentielles. Je ne fais qu’appliquer vos propres principes. » Cette symétrie dangereuse—où les outils autoritaires forgés par un camp peuvent être utilisés par l’autre—est l’une des raisons pour lesquelles même certains conservateurs s’inquiètent. Ils réalisent qu’ils sont en train de créer des mécanismes de pouvoir exécutif sans contrainte qui pourraient un jour être utilisés par leurs ennemis.
L’érosion de la confiance publique dans les institutions
Au-delà des questions juridiques techniques, cette crise a des conséquences psychologiques dévastatrices sur la confiance du public américain envers ses institutions. Les sondages montrent une chute vertigineuse de l’approbation de la Cour suprême depuis 2022. Avant la décision Dobbs annulant le droit à l’avortement, environ 50% des Américains approuvaient le travail de la Cour. En novembre 2025, ce chiffre est tombé à 38%—le plus bas jamais enregistré. Mais ce qui est encore plus inquiétant, c’est la polarisation croissante : 72% des républicains approuvent la Cour, contre seulement 18% des démocrates. La Cour suprême—censée être au-dessus de la politique, arbitre neutre des conflits constitutionnels—est désormais perçue comme un organe partisan. Cette perception détruit la légitimité même de l’institution. Pourquoi obéir à une décision de la Cour si on pense qu’elle est politiquement motivée ? Pourquoi respecter une institution qu’on perçoit comme corrompue ? Ces questions—autrefois impensables dans la culture politique américaine—sont désormais courantes. Et si cette érosion de confiance continue, elle pourrait mener à une crise de légitimité terminale où les décisions de la Cour sont simplement ignorées par ceux qui les jugent injustes. À ce moment-là, l’État de droit américain s’effondrera complètement.
Le risque d’une spirale autoritaire irréversible
La juge Ketanji Brown Jackson a utilisé l’expression « menace existentielle pour l’État de droit ». Ce n’est pas de l’hyperbole. Les démocraties ne meurent généralement pas par coup d’État militaire—elles meurent par érosion graduelle des normes et institutions qui limitent le pouvoir. Un président ignore une contrainte constitutionnelle. Rien ne se passe. Il en ignore une autre. Toujours rien. Les tribunaux cessent de faire respecter les limites. Le Congrès devient impuissant. Les agences indépendantes sont capturées. Et soudain—sans qu’on puisse identifier un moment précis où tout a basculé—on se réveille dans un système où le président peut faire essentiellement ce qu’il veut. Ce processus est en cours aux États-Unis en novembre 2025. Chaque décision du shadow docket qui favorise Trump, chaque injonction levée, chaque contrainte ignorée… pousse le système un peu plus loin sur cette pente glissante. Et le plus terrifiant, c’est que ce processus pourrait être irréversible. Une fois que les précédents sont établis, une fois que les institutions sont affaiblies, une fois que la culture de déférence envers l’État de droit est détruite… comment les reconstruit-on ? Même si Trump perd en 2028, même si un président plus respectueux de la Constitution lui succède, les dégâts pourraient être permanents. Parce que les institutions ne se renforcent pas toutes seules. Elles exigent une volonté collective de les défendre. Et si cette volonté a disparu—si les citoyens ont appris à accepter l’autoritarisme comme normal—alors la démocratie américaine pourrait ne jamais se rétablir.
Conclusion
Le 11 novembre 2025 restera peut-être dans l’histoire comme le jour où la Cour suprême des États-Unis a définitivement abandonné toute prétention à l’indépendance judiciaire. En prolongeant l’ordonnance permettant à Trump de refuser 4 milliards de dollars d’aide alimentaire à 42 millions d’Américains—tout en balayant les conclusions détaillées d’un juge de district sur le « préjudice irréparable » que cette décision infligerait—la Cour a envoyé un message clair : les intérêts bureaucratiques du gouvernement priment sur la survie des citoyens. Que la théorie juridique abstrait du « préjudice au gouvernement » vaut plus que la faim concrète de millions d’enfants. Que le pouvoir exécutif, une fois élu, peut gouverner sans contraintes effectives jusqu’à la fin de son mandat. Cette décision—la vingt-deuxième fois que la Cour favorise Trump sur le shadow docket—n’est pas une anomalie. C’est le système fonctionnant comme prévu par la majorité conservatrice qui contrôle désormais la plus haute juridiction américaine.
Les experts juridiques—progressistes, conservateurs, modérés—ne cachent plus leur effroi. Des expressions comme « particulièrement troublant », « menace existentielle pour l’État de droit », « préjudice irréparable », « complicité dans la création d’une culture de mépris »… ce ne sont pas des critiques ordinaires. Ce sont des cris d’alarme lancés par des professionnels du droit qui ont consacré leur carrière à étudier les institutions démocratiques et qui voient ces institutions s’effondrer en temps réel. La juge Ketanji Brown Jackson a prévenu que la Cour « précipite sûrement la chute de nos institutions gouvernantes, permettant notre disparition collective ». Ce ne sont pas des métaphores. Ce ne sont pas des exagérations rhétoriques. Ce sont des diagnostics sobres d’une crise constitutionnelle qui menace l’existence même de la démocratie américaine telle qu’elle a été comprise pendant deux cent cinquante ans. Et le plus terrifiant, c’est que cette transformation se produit graduellement, légalement, par des décisions techniques rendues dans l’opacité du shadow docket. Pas de coup d’État dramatique. Pas de suspension ouverte de la Constitution. Juste une accumulation silencieuse de précédents qui, ensemble, redéfinissent le président américain comme un monarque électif plutôt qu’un magistrat constitutionnellement contraint.
Que peut-on faire ? La réponse honnête est : probablement rien, à court terme. Le Congrès est paralysé. Les réformes de la Cour suprême sont bloquées. Les prochaines élections ne changeront pas la composition de la Cour—les juges ont des nominations à vie. Et pendant ce temps, la majorité conservatrice continuera de rendre des décisions via le shadow docket, transférant progressivement tout le pouvoir gouvernemental vers l’exécutif, détruisant les contraintes constitutionnelles une injonction levée à la fois. Mais peut-être que documenter cette descente a une valeur en soi. Peut-être que les dissidences de Jackson, les analyses de Vladeck, les critiques de Luttig, les articles comme celui-ci… peut-être que tout ça créera un enregistrement historique que les générations futures Rawstorpourront consulter. Pour comprendre comment c’est arrivé. Pour identifier les moments où des choix différents auraient pu être faits. Pour se souvenir qu’au moment crucial, certaines personnes ont refusé de se taire. Ce n’est pas grand-chose. Ce n’est certainement pas suffisant pour arrêter la machine. Mais dans l’obscurité croissante de l’autoritarisme américain, même une petite lumière—même la simple vérité, documentée, préservée—a une valeur. Parce que les tyrans dépendent de l’oubli. Ils dépendent du fait que les gens finiront par accepter l’anormal comme normal, l’inacceptable comme inévitable. Et tant qu’il reste des voix pour dire « non, ce n’est pas normal, ce n’est pas acceptable, nous nous en souvenons »—alors tout espoir n’est pas perdu. Pas encore. Mais le temps presse. Et la Cour suprême, censée être le dernier rempart de la Constitution, est devenue son fossoyeur le plus efficace.