Quand l’Amérique abandonne la retenue
Depuis 1992 — l’année où les États-Unis ont cessé de faire exploser des charges nucléaires sous terre — une sorte de pacte silencieux régnait entre les grandes puissances nucléaires. La Russie le respectait, la Chine aussi, les membres permanents du Conseil de Sécurité avaient tous compris une chose élémentaire : la course au nucléaire n’aboutit à rien. Elle escalade. Elle terrorise. Elle paralyse. Mais elle ne crée pas de vainqueurs. Seulement des survivants.
Cette retenue — cette quasi-acceptation d’une forme d’équilibre de la terreur — avait permis à la planète de respirer, tant bien que mal, pendant trois décennies. Les essais souterrains avaient disparu. Les explosions atmosphériques restaient à jamais dans les manuels d’histoire, au côté des champignons nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki. L’horreur était devenue histoire. Et puis Trump arrive, et d’une phrase, d’une déclaration faite sans même préciser ce qu’il entendait vraiment par « essais nucléaires » — puisqu’il existe une distinction capitale entre tester des missiles et tester des armes thermonucléaires — il pulvérise ce qui restait du tabou, ce qui restait du consensus mou qui maintenait la paix.
Une ambiguïté délibérée qui terrorise davantage
Et c’est peut-être ici le génie de la stratégie trumpienne : le flou volontaire. Car Trump n’a jamais clairement affirmé vouloir reprendre les véritables essais nucléaires, ceux qui exigent jusqu’à trente-six mois de préparation, ceux qui nécessitent une explosion souterraine complexe, dangereuse, politiquement et environnementalement catastrophique. Mais il ne dit pas non plus qu’il ne le fera pas. Il laisse planer le doute, l’incertitude, cette peur délicieuse que peut-être, oui, peut-être les États-Unis vont franchir ce Rubicon que personne n’a osé franchir depuis trois décennies.
Cette ambiguïté crée une tension permanente. Elle affole les chancelleries, elle déstabilise les partenaires européens, elle pousse la Chine à accélérer ses propres programmes, elle encourage la Russie à agiter ses propres menaces nucléaires avec une intensité croissante. Et Trump le sait. Il le veut probablement. Parce que la confusion, c’est le pouvoir dans son univers. Quand l’adversaire ne sait pas si tu vas vraiment appuyer sur le bouton, il est paralysé. Il ne peut pas riposter, parce qu’il ne sait pas ce qu’il combattrait exactement.
La domination absolue : une obsession sans limites
    L’arme nucléaire, dernier rempart de la toute-puissance américaine
Trump insiste sur un point central, presque obsessionnel : les États-Unis doivent rester la puissance nucléaire première. Pas juste égale. Pas simplement capable de dissuasion mutuelle. Non. Supérieure. Dominante. Écrasante. Et c’est ici que se noue le vrai drame de ce moment historique : l’énergie nucléaire est devenue, aux yeux du locataire de la Maison-Blanche, le symbole ultime du pouvoir américain dans un monde où cette domination, justement, vacille de toutes parts.
La Chine grimpe. La Russie ne cède pas. Les alliés traditionnels des États-Unis — l’Europe notamment — se demandent sérieusement si l’Amérique vaut encore la peine d’être suivie. Les anciennes certitudes volent en éclats. Et face à cette érosion, Trump fait ce qu’il sait faire : il se tourne vers le levier le plus extrême, le plus brutal, le plus violent. L’arme nucléaire. Non parce qu’elle servirait un dessein stratégique clair, mais parce qu’elle est la dernière incarnation physique de la supériorité américaine qu’il désire tant afficher au monde.
Une course aux armements qui se ravive
Ce qui se dessine, c’est une réactivation progressive de la logique de guerre froide — mais dans un contexte infiniment plus instable. À l’époque de Kennedy et de Khrouchtchev, il existait au moins une certaine rationalité, une compréhension mutuelle des limites. Les deux superpuissances savaient que franchir la ligne équivalait à l’anéantissement. Elles ne l’aimaient pas, elles la testaient sans cesse, mais elles ne la franchissaient pas.
Aujourd’hui, nous n’avons plus cette clarté. Nous avons une fragmentarité dangereuse. Neuf pays possèdent l’arme nucléaire en 2025 : les États-Unis, la Russie, la Chine, le Royaume-Uni, la France, Israël, l’Inde, le Pakistan, la Corée du Nord. Et au moins une demi-douzaine d’autres États — l’Iran, l’Arabie saoudite, la Turquie, la Pologne, la Corée du Sud — développent ou envisagent développer des capacités nucléaires. L’époque où seulement deux joueurs dominaient le jeu nucléaire est définitivement révolue. Et Trump, au lieu de reconnaître cette réalité et de chercher une stabilité dans la complexité, il fait exactement l’inverse : il agite la menace, il ramène les tensions à leur niveau le plus viscéral, il rapatrie le monde à une forme d’hystérie nucléaire qu’on pense avoir dépassée.
Les justifications : une rhétorique de menace
    La Russie et la Chine comme excuses
Trump utilise un argument que beaucoup acceptent à la surface : la Russie et la Chine mènent des essais nucléaires, dit-il. Pas ouvertement, pas publiquement, mais discrètement. Donc les États-Unis doivent faire pareil. C’est logique. Classique. Presque inévitable dans la rhétorique de la sécurité nationale.
Sauf qu’il y a une nuance — et quelle nuance ! — entre ce que Trump affirme et ce que les experts considèrent comme fondé. Oui, la Russie et la Chine pratiquent des essais dits « sous-critiques », c’est-à-dire des tests de très petite puissance qui ne produisent pas d’explosion thermonucléaire véritable. Oui, ces tests font techniquement partie de ce qu’on pourrait appeler des « essais nucléaires ». Mais non, ce ne sont pas les mêmes que ce que Trump semble suggérer — une reprise des véritables essais de détonation, ceux qui produisent une explosion physique réelle.
Cette distinction a une importance démesurée. Un essai sous-critique se pratique en laboratoire, sous terre, sans impact environnemental majeur. Une explosion thermonucléaire réelle, c’est une autre affaire. C’est une rupture de tabou. C’est le signal que la retenue a définitivement disparu. C’est la promesse que d’autres suivront. Et Trump, en laissant cette ambiguïté planer, en ne clarifiant jamais s’il parle d’essais sous-critiques ou d’explosions réelles, il provoque. Il terrorise. Il domine par l’incertitude.
Une surenchère qui ne finit jamais
Le secrétaire américain à la Défense, Pete Hegseth, a confirmé le projet en termes révélateurs : « Le Président a été explicite, nous devons maintenir une dissuasion nucléaire crédible. Reprendre les essais représente une approche très responsable pour y parvenir. » Mais voilà, c’est exactement ici que le raisonnement s’écroule. Car si les États-Unis reprennent les essais « pour maintenir une dissuasion crédible », qu’en sera-t-il quand la Russie ripostera en faisant la même chose ? Quand la Chine accélérera ses propres programmes ? Quand l’Iran, voyant Washington franchir la ligne, en profitera pour avancer ses propres ambitions nucléaires ?
La logique de la dissuasion nucléaire est paradoxale : plus chacun accumule de puissance, moins cette accumulation apaise l’angoisse. Chaque ogive supplémentaire, chaque nouveau test, chaque annonce de capacité améliorée crée une ronde vertigineuse où tout le monde se retrouve plus insécurisé qu’avant. Et Trump, qui se croit un grand négociateur, ne semble pas — ou ne veut pas — voir ce piège élémentaire.
Les conséquences géopolitiques : une destabilisation en cascade
    L’Iran fonce vers le nucléaire
Les premières réactions internationales parlent d’elles-mêmes. L’Iran, qui a toujours nié développer des armes nucléaires malgré les accusations répétées des puissances occidentales et d’Israël, a réagi aux annonces de Trump en affirmant que les États-Unis prenaient des risques « parmi les plus dangereux au monde » en matière de prolifération nucléaire. Et c’est vrai. Parce que si Washington franchit cette ligne, pourquoi l’Iran ne le ferait-il pas ? Pourquoi la Corée du Sud, qui frissonne chaque jour face à la menace nord-coréenne, n’accélérerait-elle pas son propre programme ? Pourquoi la Pologne, terrifiée par la Russie qui campent à ses portes, ne demanderait-elle pas des armes nucléaires propres, plutôt que de dépendre des garanties américaines ?
La cascade est inexorable. Une puissance nucléaire qui baisse ses garde en donne le signal à tous les autres — baissez les vôtres aussi. Et ceux qui traînaient, ceux qui hésitaient, ceux qui pensaient que le traité de non-prolifération était une frontière stable, ils voient la frontière vaciller. Et ils accélèrent.
L’Europe dans une profonde confusion
Pendant ce temps, l’Europe regarde, atterrée. La France et le Royaume-Uni, deux puissances nucléaires qui respectent depuis des décennies le moratoire sur les essais, sont mises dans une position inconfortable : font-elles confiance à Trump ou suivent-elles son exemple ? Les pays européens non-nucléarisés, comme l’Allemagne ou la Pologne, regardent vers Washington et se posent la question existentielle : peut-on encore compter sur l’Amérique pour nous protéger, ou sommes-nous en train de voir les contours du vrai visage des États-Unis — un État qui ne pense qu’à son propre pouvoir, qui va au-delà des traités et des convenances pour conserver sa suprématie ?
Ces alliances atlantiques, rongées par les années d’incertitude trumpienne, risquent de se fissurer davantage encore. Et de ces fissures, émergent des réactions imprévisibles : armement accéléré, recherche d’autonomie militaire, retrait de la maison de ses enfants, des contradictions qui ne feront que déstabiliser l’ordre mondial.
Le message politique : la paix qui cache la guerre
    Trump veut un prix Nobel en distribuant des menaces
Voilà un détail fascinant et révélateur : Trump se pose simultanément en homme de paix qui rêve d’un prix Nobel tout en proférant des menaces nucléaires. Comment réconcilier ces deux choses ? Comment être le champion de la paix tout en disant qu’on va reprendre les essais nucléaires qui n’ont pas eu lieu depuis plus d’une génération ?
La réponse tient en une formule : c’est un message avant tout politique. Trump ne pense pas fondamentalement à la stratégie nucléaire. Il pense au calendrier politique. À quelques jours de l’anniversaire de son élection, il veut montrer à ses électeurs, au monde entier, qu’il est l’homme au pouvoir absolu — celui qui ne cède à personne, qui fait ce qu’il dit, qui impose sa volonté même sur les sujets les plus sensibles de la géopolitique mondiale. La domination. Encore et toujours.
Et si cela signifie que le monde devient un peu plus dangereux ? Que la prolifération nucléaire s’accélère ? Que les traités qui maintenaient une sorte de paix nucléaire tremblent ? Et bien, c’est le prix de la grandeur américaine — du moins selon Trump. C’est le prix que le reste du monde doit payer pour avoir un leader américain fort, sans compromis, qui ne s’incline devant personne.
Une diplomatie de l’intimidation
Ce qui se dessine ici, c’est une nouvelle forme de diplomatie — ou plutôt, l’absence de diplomatie. C’est la diplomatie de la menace nucléaire. On n’essaie plus de convaincre les autres puissances à la table des négociations. Non, on les menace, on les terrifie, on crée une atmosphère d’incertitude permanente où tout le monde est sur les nerfs et où la capacité à supporter la tension nerveuse devient la mesure du pouvoir.
Poutine aime ça. Il pratique cette diplomatie depuis des années. La Chine la pratique aussi, mais avec plus de subtilité. Et maintenant, Trump l’embrasse ouvertement, en disant : voici comment on négocie dans le nouveau monde — avec la menace d’Armageddon en arrière-plan, constamment présente, constamment actée.
L'absence de vrai débat démocratique
    Quand les militaires cautionnent l’indécidable
Pete Hegseth, le secrétaire à la Défense, parle d’une « approche très responsable » pour maintenir une « dissuasion nucléaire crédible ». Le problème, c’est que Hegseth, lui-même, ne sait probablement pas vraiment ce que Trump entend faire. Reprendre les essais sous-critiques ? Faire exploser une bombe ? Ou simplement agiter la menace pour obtenir des concessions dans les négociations commerciales ou diplomatiques ?
Cette ambiguïté au cœur même de l’exécutif américain est un symptôme de malaise profond. Les militaires et les scientifiques nucléaires américains, eux, savent très bien qu’il existe une différence capitale entre ces différents scénarios. Mais ils cautionnent quand même, en utilisant un langage vague qui leur permet de dire plus tard : « Eh bien, c’est ça qu’on a fait » ou « Non, ce n’est pas ça du tout » selon les circonstances.
Ce n’est pas du leadership. C’est de la gestion du chaos en temps réel. C’est l’administration américaine qui navigue à vue sur des eaux nucléaires sans même avoir une carte.
L’impuissance du Congrès
Et le Congrès ? Où est le débat démocratique sur l’une des décisions les plus graves qu’une nation puisse prendre — la décision de reprendre les essais nucléaires ? Où sont les débats féroces à la Chambre et au Sénat ? Où est la presse qui creuse, qui interroge, qui refuse l’ambiguïté ?
Elle n’est pas là. Ou du moins, elle est étrangement silencieuse, étrangement apaisée. Et c’est peut-être parce que personne ne sait vraiment ce qui se passe. Trump lui-même ne semble pas l’avoir décidé. Et dans ce vide de décision réelle, dans cette zone grise où tout reste possible et rien n’est clair, la machine gouvernementale avance, inerte, sans vraiment se poser la question de savoir où elle va.
Conclusion
    Nous avons traversé une ligne. Peut-être ne le savons-nous pas tous encore, mais nous l’avons franchie. L’ère de la retenue nucléaire mutuelle est termée. Celle de la domination effrénée, de la provocation permanente, de la menace comme outil de négociation a commencé. Et Trump, en ordonnant une reprise potentielle des essais nucléaires — sans même être clair sur ce qu’il demande — signale au monde entier que l’Amérique n’est plus la gardienne d’une certaine stabilité nucléaire, mais sa perturbatrice active.
Ce qui vient après, aucun de nous ne peut vraiment le savoir. Mais une chose est certaine : nous sommes revêtus en âge où la sécurité n’existe plus, où chaque nation doit considérer que ses voisins pourraient posséder l’arme nucléaire demain, où les traités sont des feuilles de papier fragiles, et où le seul vrai pouvoir c’est la capacité à menacer le monde entier d’anéantissement. Trump le sait. Il le veut. Et il le regarde arriver avec un sourire de prédateur qui a enfin trouvé sa place au sommet de la chaîne alimentaire mondiale.
Sauf qu’à ce niveau-là, il n’existe pas de prédateurs. Uniquement des victimes potentielles qui ignorent encore quand la mâchoire va se refermer.